"Dark Detective" est un recueil qui compile la majeure partie de la production du scénariste Steve Englehart sur le personnage de Batman et son univers. Sorti dans la collection "DC Essentiels" d'Urban Comics en octobre 2014, cet épais album cartonné compte approximativement trois cent vingt planches, bonus non compris (la préface, de succinctes biographies des auteurs). Il comprend les "Detective Comics" #439 (mars 1974), #469-476 (de mai 1977 à avril 1978), le "Batman Chronicles" #19 (décembre 1999) et les #1-6 de la mini-série "Dark Detective" (juillet à septembre 2005).
Englehart signe tous les scénarios. Sal Amendola dessine le "Detective Comics" #439, avec Dick Giordano (1932-2010) à l'encrage ; Walt Simonson et Al Milgrom se chargent des #469-470 ; Marshall Rogers (1950-2007) et Terry Austin réalisent les #471-476 plus la mini-série ; l'Espagnol Javier Pulido compose les illustrations du "Batman Chronicles". La mise en couleur est répartie entre Jerry Serpe (1919-2008), Glynis Oliver, Dave Stewart, ou Chris Chuckry.
Un jour ensoleillé de novembre, à Gotham City. Batman, posté sur le toit d'un gratte-ciel, surveille les rues de "sa" ville. Soudain, un homme sort en courant d'une banque, un pistolet automatique en main et une mallette dans l'autre. Un cri d'alarme retentit ; il s'agit d'un braquage ! Mais un couple et un jeune garçon se trouvent sur le chemin du malfrat, qui, gêné, abat la mère de sang-froid afin d'avoir le champ libre et de s'engouffrer dans la voiture qui l'attend. Sous le choc, le mari, en rage, l'insulte ; le bandit, interloqué, presque penaud, bredouille de vagues excuses. Un complice descend le père du petit depuis l'automobile, et ordonne à son comparse de se hâter et de sauter dans la berline. L'autre ouvre encore le feu et blesse un vigile. Batman n'a rien perdu de cette scène dramatique qui lui rappelle la tragédie qu'il a vécue. Il intervient avant que le malfaiteur monte dans le véhicule, le neutralise, et se lance à la poursuite des acolytes, qui s'enfuient...
"Dark Detective" est d'abord une histoire d'amour. Silver St. Cloud devient la femme qui compte dans la vie de Bruce Wayne, telle une clarté lunaire dans l'existence de ce dernier ; elle est courageuse, indépendante, réussit sa carrière, et semble habituée à évoluer dans les sphères de pouvoir. Mais les fâcheux s'invitent au bal, comme si les liaisons de Bruce ne devaient être qu'une accumulation de contrariétés tragiques : le docteur Strange, le Joker (dans une caractérisation intelligente et créative, en témoignent ses projets délirants et sa maison piégée pleine d'imagination), l'Épouvantail, ou Double-Face. Ce postulat d'amour interdit est aussi le sujet du "Batman Chronicles" : il est exclu pour Batman de prétendre à une vie privée s'il veut lutter efficacement contre le crime. Cependant, Wayne paraît moins névrosé, moins froid, et montre un discours plus mature que d'habitude sur la mission de Batman, désormais persona non grata dans une métropole moins damnée qu'à l'ordinaire, mais dont Englehart souligne les connexions douteuses entre pouvoir et crime. Ces histoires, cohérentes et équilibrées, en dépit de quelques faiblesses narratives, proposent une lecture novatrice d'un Bruce Wayne - Batman impliqué dans la vie de sa cité, et qui ne rejette plus ses sentiments les plus profonds. Dans la forme, Englehart multiplie les sous-intrigues, empêche la linéarité de s'installer grâce à des retournements de situations bien sentis, et enfin étale les récits principaux (la relation Bruce Wayne - Silver et la rivalité Batman - Rupert Thorne) sur plusieurs numéros, une nouveauté chez DC Comics. L'écriture résiste mieux au temps que la partie visuelle. Les dessins des trois premiers épisodes, bâclés, sont sans intérêt artistique. Puis arrive Rogers : style classique expressif, diversité des plans et des perspectives. Trait net, propre, avec un encrage soigné à base d'aplats, petites touches de noir, et hachures légères. Un découpage évolutif, tour à tour traditionnel ou dynamique avec l'utilisation de bords perdus et d'inserts. Un niveau de détail satisfaisant. Hélas, presque trente ans après et sans Austin, le crayon est moins précis, moins régulier. Rogers exploite la nature érotique de St. Cloud dans sa mini bien plus que dans les "Detective Comics".
La traduction a été répartie entre Jean-Marc Lainé, Alex Nikolavitch, et Philippe Touboul. Leur texte - sauf erreur de ma part - est irréprochable : ni coquille ni faute. Mais certaines onomatopées n'ont pas été adaptées, même si cela n'est qu'un détail.
Si la réputation de "Batman définitif" que l'on associe souvent à ces pages ne signifie pas grand-chose, cette version offre cependant un vrai travail d'humanisation du personnage de Bruce Wayne, ainsi qu'une lecture captivante de sa vie sentimentale.
Mon verdict : ★★★★☆
Les liens dans l'article sont toujours sympathiques : j'ai en particulier suivi celui pour Sal Amendola, artiste auquel je ne m'étais jamais intéressé. Je ne savais pas qu'il avait fait partie des Crusty Bunkers, le studio d'encrage de Neal Adams.
RépondreSupprimerJe pense que j'avais lu les épisodes 471 à 476 il y a une douzaine d'années, sans être vraiment impressionné. Ton article me les faits voir d'une manière bien différente.
Dark Detective est d'abord une histoire d'amour. - Cela me permet de comprendre ce qui a conduit à Urban a composer ainsi son recueil, au-delà des épisodes de Marshall Rogers.
Wayne paraît moins névrosé, moins froid, et montre un discours plus mature sur la mission de Batman. - Je n'avais pas du tout pensé à envisager ces épisodes avec un tel point de vue. Je n'y avais vu que les rémanences d'histoires plus infantiles (la maison piégée), incapable de contextualiser, en particulier la rivalité avec Rupert Thorne. Merci pour cet éclairage.
Bien que je n'aie pas été renversé - je m'attendais à autre chose d'un Batman présenté comme "définitif" par de nombreux lecteurs (je me demande quel type de lecteur), j'ai néanmoins beaucoup apprécié ces épisodes, malgré quelques faiblesses narratives, encore une fois. J'ai aussi apprécié cette amitié authentique, presque d'égal à égal, qu'Englehart dépeint entre Batman et Robin, à des lieues de la relation habituelle teintée d'incompréhension et de défiance que l'on nous sert régulièrement.
SupprimerJ'ai vu que Silver St. Cloud avait été assassinée par un super-vilain, Baphomet/Onomatopée, dans "Batman: Widening Gyre", une mini-série de 2009-2010.