L'intrigue est signée Xavier Dorison, scénariste français prolifique, connu pour "Le Troisième Testament", "Long John Silver", "Le Maître d'armes", "Undertaker", ou "W.E.S.T.", ainsi que pour ses participations à "Thorgal", ou "XIII Mystery". Les dessins, l'encrage et la mise en couleur sont réalisés par l'Argentin Enrique Breccia (le fils d'Alberto Breccia), qui a illustré un roman graphique sur la vie de Lovecraft (Soleil, 2004) et travaillé, entre autres, pour le label Vertigo de DC Comics, avec vingt-et-un numéros de "Swamp Thing" à son actif (entre 2004 et 2006).
À la fin du tome précédent, Poincaré refuse de financer le projet "Sentinelles". Néanmoins, après leur coup d'éclat à Ypres, il ordonne leur envoi en mission dans la péninsule de Gallipoli.
Turquie, une plage des Dardanelles, dans la nuit du 2 mai 1915. La lune est pleine ; la mer est calme. Le colonel Ziman, de l'armée ottomane, attend au bord de l'eau avec ses troupes : après un moment, le nez d'un U-Boot de la Kaiserliche Marine jaillit des flots. Un canot à moteur en est descendu ; un équipage s'installe et se dirige vers le rivage. À bord, le professeur Offenstadt. Les marins mettent pied à terre, et débarquent un caisson. Les Turcs s'approchent, mais Offenstadt les arrête ! Qu'ils ne se dérangent pas, car ses hommes ont l'habitude de cet effort. Ziman lui suggère de les ménager : il fait chaud, en Turquie. Il souhaite la bienvenue au professeur, et ajoute que c'est un plaisir de le recevoir. Celui-ci est confus ; il remercie Ziman d'avoir accepté leur participation aux opérations. Il offre quelques cadeaux au colonel, des Apfelkuchen de Berlin, du riesling de sa réserve, de petites sucreries à la pâte d'amande...
Après la Marne, puis Ypres, Dorison emmène les Sentinelles en Turquie, dans le détroit des Dardanelles ; ce front, et cette bataille, qui fut une victoire ottomane, sont moins connus du grand public français. Cette fois-ci, Taillefer, Pégase et Djibouti ne se battent pas aux côtés des poilus français, mais des Australiens. Fataliste comme jamais, Gabriel Féraud se laisse dériver ; il reste insensible aux signes d'admiration qui lui sont témoignés, mais surtout il ne conteste même plus les ordres qui lui sont donnés. Partageant maintenant la vedette avec les deux autres Sentinelles, il est un peu en retrait par rapport aux premiers tomes. De Clermont, alias Pégase, alias le Merle, est fidèle à lui-même bien que diminué. Quant à Djibouti, il va faire ce qu'il sait faire le mieux : le ménage. Les lecteurs seront heureux de retrouver un groupe attachant, au sein duquel l'ambiance est au beau fixe, malgré quelques chamailleries ou des coups de gueule qui cachent de sincères inquiétudes. Dorison montre que peu importe le front : les objectifs, stratégies, et résultats ne changent guère, et aboutissent invariablement à la même boucherie. Les officiers d'État-major clament des ordres dénués de sens et les fantassins ont la peur au ventre ; rien ne change, seulement les uniformes. À cela, il faut ajouter les ravages causés par la dengue, la diphtérie, et la dysenterie. L'auteur revient sur la coopération entre Turcs et Allemands à travers le projet de super-soldat ottoman (le sujet prend moins d'importance que dans les albums précédents) ; l'intervention du professeur Offenstadt permet d'en savoir plus sur le docteur Kropp. Mais l'héroïne de ces pages, c'est Maritza. C'est d'abord l'une des rares femmes de la série ; madame Féraud ne figurait pas dans le troisième tome, et Germaine, l'espionne, maîtresse de Djibouti, n'y fait qu'une très courte apparition. Certes, Maritza n'est pas entièrement vraisemblable - surtout lorsqu'elle répare (ou soigne) Taillefer, mais peu importe, puisqu'elle est avant tout le symbole du peuple arménien, dont le génocide planifié vient d'être lancé, et dont Dorison évoque ce qui est connu sous le nom de "première phase" (d'avril à l'automne 1915), déclenchée par Talaat Pacha et Enver Pacha. Le lecteur retrouve avec plaisir le style de Breccia, ce trait qui approfondit les aspects grotesques des visages des protagonistes, doublé d'une expressivité impressionnante, avec un niveau du détail remarquable, ces compositions rehaussées d'insertions de photographies d'époque, des plans variés, le découpage clair, la mise en couleur en adéquation avec l'œuvre.
"Les Sentinelles" est une grande série de bande dessinée, pleine d'originalité et de bonnes idées, servie par un duo inspiré. Malheureusement, le succès commercial ne fut pas au rendez-vous et cela compromit toute possibilité de suite. Quel dommage.
Mon verdict : ★★★★☆
Merci pour le lien vers l'article sur la bataille des Dardanelles car je n'en connaissais rien, moins connu du grand public français comme tu le précises.
RépondreSupprimerLes ravages causés par la dengue, la diphtérie, et la dysenterie - On est loin de l'image touristique. C'est toujours vertigineux pour moi de penser à tous êtres humains morts très jeunes sans laisser de trace, pour obéir à des ordres dénués de sens comme tu l'écris, ou victimes d'une maladie arbitraire.
Pas de suite - Oui, c'est parfois injuste de constater que les auteurs gagnent en assurance au fil des tomes produisant une œuvre originale et passionnante, mais qu'ils doivent quand même s'arrêter. Ça m'avait fait le même effet quand Serge Lehman et Gess avaient arrêté L'Œil de la nuit au troisième tome.
Dorison avait écrit - ou au moins prévu - une suite, car la quatrième de couverture en mentionne le titre : "Paris, octobre 1915". Peut-être avait-il l'intention de revenir sur l'explosion de l'usine Billant, rue de Tolbiac ?
SupprimerCf. https://www.france24.com/fr/20151020-grande-guerre-fabrique-grenades-explosions-armement-rue-tolbiac-paris-centenaire