"Le Mystère Borg" est le troisième tome de "Lefranc" (anciennement : "Les Aventures de Lefranc"), la série d'aventures créée par Jacques Martin (1921-2010) qui met en scène le reporter du même nom. Il fut prépublié dans l'édition belge de "Tintin", du nº16 du 21 avril 1964 au nº12 du 23 mars 1965, et française du nº815 du 4 juin 1964 au nº863 du 6 mai 1965. Un album de soixante-deux planches sortit chez Casterman en janvier 1965.
"Le Mystère Borg" a été produit par Martin : scénario, dessin, encrage, et mise en couleur. L'auteur est célèbre pour d'autres titres, "Alix", évidemment, "Jhen" aussi. En 1991, ce monstre sacré de la bande dessinée franco-belge fut diagnostiqué d'une dégénérescence maculaire qui le rendit presque aveugle, et l'éloigna des tables de dessin dès l'année suivante. Il se fit alors assister à l'écriture et il délégua son travail à d'autres artistes.
Suisse. Le jour tombe ; voilà déjà deux heures que Guy Lefranc, au volant d'une Alfa Romeo Giulietta Sprint Veloce, file bon train sur la route enneigée. Il est accompagné de Jeanjean. Ils se rendent à la station de sports d'hiver de Gardsten. Lefranc doit y participer au Critérium des journalistes européens. Tandis que le reporter s'inquiète des conditions climatiques et des chutes de neige, le garçon feuillette le dépliant publicitaire de la station ; il imagine déjà Lefranc triompher aux épreuves ! L'ami de son oncle rétorque que certains participants sont d'un excellent niveau puis lui demande de lâcher sa brochure afin de se concentrer sur la carte routière. Ils viennent de passer le village de Lichtferd. Il leur reste vingt bons kilomètres avant d'arriver à Gardsten. Cela rassure Lefranc ; avec des montées dangereuses, le dernier segment de route est réputé difficile. C'est alors qu'une Fiat 2300 bleue, roulant à tombeau ouvert, les double après avoir klaxonné rageusement, dérape plus loin devant eux, puis repart sans stopper. La neige se met à chuter...
"Le Mystère Borg" est un album remarquable et l'un des sommets - si pas le meilleur - de la série depuis son lancement. Il commence avec une course-poursuite, suivie d'une situation hitchcockienne : seul témoin - avec Jeanjean - d'un accident, Lefranc en devient le suspect principal, à sa grande surprise. Là où le journaliste s'attend à obtenir un soutien de la part de la police suisse, il ne rencontre qu'attitude méfiante et circonspection. Puis l'intrigue s'accélère avec une tentative de meurtre et de fil en aiguille et au hasard des pistes de ski et des incidents, Lefranc découvre qu'une tragédie d'ampleur se prépare dans la vallée. Cela est amené de façon tout à fait plausible, avec une narration articulée et maîtrisée. Il y a néanmoins une invraisemblance majeure dans ce récit : le silence incompréhensible de Jeanjean à l'issue de sa découverte capitale et de sa rencontre fortuite, dont il ne parle à Lefranc qu'après le retour à l'hôtel et sa douche. Nul doute que ce garçon a eu terriblement peur, mais Lefranc lui a déjà fait vivre deux aventures particulièrement marquantes, et la justification par le choc psychologique n'est donc guère convaincante. Le scénario s'enchaîne sans que la linéarité soit pesante. Celle-ci est à peine perceptible, tant l'histoire est rythmée et généreuse en rebondissements. Le découpage en trois actes distincts permet d'éviter d'éventuelles longueurs. Le lecteur appréciera de retrouver l'inspecteur Renard ; le policier français, efficace et au caractère très affirmé, n'a rien d'un faire-valoir, au contraire. La relation qu'il entretient avec Lefranc est très équilibrée. Avec la menace d'une catastrophe massive d'origine terroriste, l'intrigue rappellera invariablement les deux volets précédents ; ici, cependant, non seulement Martin développe-t-il la personnalité du criminel, mais aussi met-il l'emphase sur la rivalité entre Lefranc et Borg dans un face-à-face court, mais profond et passionnant, où chacun fait le tour de ses propres valeurs et des motivations qui l'animent. "Le Mystère Borg" est le dernier tome de "Lefranc" qu'illustrera Martin ; il demandera à deux proches collaborateurs du studio Hergé de l'assister pour les décors, Roger Leloup et Bob de Moor (1925-1992). Quoi qu'il en soit, la partie graphique est particulièrement aboutie ; d'ailleurs, le milieu des années soixante marque les débuts de la maturité artistique du maître. Les amateurs retrouveront ce sens du détail et la minutie des décors (ces vues de Venise !), des véhicules, les vêtements (de ski), des figurants, et des arrière-plans soignés. La mise en couleur parachève cette réussite.
"Le Mystère Borg" est l'un des grands moments de cette série, dans lequel Lefranc partage la vedette avec Borg et l'inspecteur Renard. C'est également le dernier tome illustré par Martin, qui passera ensuite la main à Bob De Moor le temps d'un volume.
Mon verdict : ★★★★☆
Barbüz
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Je ne m'étais pas rendu compte que Jacques Martin n'avait dessiné que trois albums de Guy Lefranc, autant qu'André Taymans finalement. :)
RépondreSupprimerJe sais que j'ai lu cet album il y a plusieurs années de cela et je n'en ai gardé aucun souvenir, certainement parce que je n'avais pas d'investissement affectif pour l'auteur. J'ai découvert Alix trop tard.
[...] sans que la linéarité soit pesante. - Je repensais à une précédente remarque de ta part sur le sujet, qui me trotte régulièrement dans la tête quand je lis une BD ou un comics : l'histoire est-elle racontée de manière linéaire ? Est-ce que ça obère mon plaisir de lecture ? Du coup, je ressens de temps à autre le fait qu'un scénariste s'applique à raconter son histoire en évitant la linéarité chronologique, uniquement pour introduire des ruptures, mais sans aucune raison narrative valable. D'autre fois, je me dis que la linéarité ne me dérange pas, que je peux encore lire des récits linéaires sans éprouver un sentiment de platitude.
Le fait que Martin n'ait dessiné que trois albums de "Lefranc" est un peu un regret.
SupprimerJ'essaie toujours de glisser un commentaire sur cette fameuse linéarité, au risque de me répéter d'un article à l'autre. Mais je pense que la question est nécessaire si l'on veut analyser la façon dont la narration est construite.
Je pense que la linéarité est plus présente dans la bande dessinée européenne que dans les comics, peut-être à cause de l'importance de la continuité et des origines. Mais je me trompe peut-être.
La linéarité est plus présente dans la bande dessinée européenne que dans les comics. - C'est une impression que j'ai également, sans jamais avoir essayé de quantifier quoi que ce soit. L'une des caractéristiques qui ne me lassent pas dans les comics, c'est la gratification immédiate que leur lecture procure. Je présume que c'est effectivement généré par les techniques d'écriture, et que celles-ci sont expliquées aux scénaristes et qu'ils les appliquent en l'état, avec une intention d'efficacité.
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