"Léna dans le brasier" est le troisième (a priori le dernier ?) numéro de la série "Léna". Cet album grand format (29,8 × 15,7 centimètres) à la couverture cartonnée comprend cinquante-quatre planches. Il est sorti chez Dargaud en janvier 2020, soit onze ans après le deuxième tome d'un titre de seulement trois.
"Léna" est une création de Pierre Christin et André Juillard, des figures importantes du neuvième art en France. Le scénario de "Léna dans le brasier" est écrit par Christin ; connu pour "Valérian, agent spatio-temporel", il aura travaillé avec Jacques Tardi, François Boucq, Enki Bilal. La partie graphique est réalisée par Juillard, le dessinateur des "Sept Vies de l'Épervier" et l'artiste principal des "Blake et Mortimer" de l'ère post-Jacobs.
Canada, de nos jours : quarante-sixième jour de la Grande Conférence. Léna traverse une forêt à cheval. Elle sent que l'été indien touche à sa fin, elle doit en profiter. Elle lance sa monture au galop pour lui faire sauter un muret. C'est sans risque : elle sait que ça passe. Elle prévoit que le prince Mansour l'attendra de l'autre côté, comme par hasard. Intérieurement, elle prépare déjà une réplique : neutre et polie. Sa jument franchit l'obstacle sans difficulté ; elle la félicite. À quelques mètres de là se trouve le prince Mansour, qui feint à peine la surprise. Léna utilise la réplique imaginée. Lorsque l'Arabe lui propose de rentrer en sa compagnie, elle accepte avec plaisir. Tout autour, à moitié camouflés, des soldats des forces spéciales sont vigilants. Léna et le prince prennent le chemin du retour, leurs chevaux au pas ; ils traversent une forêt aux belles couleurs automnales, puis arrivent en vue de l'hôtel Sacacomie, un immense établissement de bois. Ils se dirigent vers l'écurie ; Tom, un palefrenier, demande à Léna si leur balade a été bonne, et elle répond par l'affirmative. Le prince lui propose la piscine, mais Léna décline. Mansour sait pourquoi : la réunion plénière...
Une nouvelle aventure, un autre cadre et des enjeux plus vastes, mais toujours le même sujet au centre du scénario de Christin et de cette histoire de Léna : celui des attentats terroristes. "Léna dans le brasier" est un huis quasi clos où des négociateurs diplomatiques de quelques pays parmi lesquels les États-Unis, la France, l'Iran, le Royaume-Uni, la Russie et la Turquie ont reçu pour missions de discuter du redécoupage de la frontière turco-syrienne et d'aboutir à un compromis satisfaisant pour les parties prenantes. Ces tractations durent cent jours, mais le récit débute au quarante-sixième ; par cet artifice, Christin n'a pas à développer d'introduction complexe, et peut mettre en place la lenteur de rythme qui lui est chère, sans qu'elle en soit pesante. Il dévoile les incroyables dessous de ces coulisses, ces hauts-fonctionnaires méprisants, capricieux, cabotins, parfois agressifs, mais terriblement seuls ; le protocole encombrant ; les irrédentismes et les positions idéologiques empêchant toute avancée dans les discussions ; et enfin, le risque d'échec qui plane en permanence sur la conférence. Les lecteurs retrouvent Léna avec plaisir : son tact, sa classe, son détachement, son intelligence. Dès la première planche, il est apparent qu'elle s'est consciencieusement documentée sur les participants. Le traintrain des réunions et la conduite mesquine de certains diplomates s'avèrent aussi amusants qu'étonnants. Léna, sous la forme d'encadrés narratifs, dévoile ce qu'elle sait de chacun dans des soliloques. Ainsi, l'intrigue demeure piquante grâce à ces éléments et quelques événements disséminés à des moments-clés, et Christin n'a ni à en accélérer la cadence ni à accentuer le dosage d'action. Le dénouement pour le moins inattendu démontre une remarquable maîtrise du rythme et de la tension ; ce type de conclusion aussi brusque et spectaculaire que bref est l'une des marques de fabrique de "Léna". Juillard compose une partie graphique de qualité. La minutie de l'artiste se traduit dans la richesse et les couleurs des décors naturels (la forêt) et des intérieurs (l'hôtel ; l'épicerie), les vêtements des personnages (malgré des détails qui disparaissent d'une case à l'autre), les quelques véhicules (dont la Plymouth 1950 décapotable et sa plaque d'immatriculation "Je me souviens"). Néanmoins, son trait réaliste se fait moins précis dans les plans plus éloignés et certains visages en pâtissent. L'encrage est allégé ; Juillard applique des aplats ciblés de couleur atténuée, résultant en un rendu convaincant. La mise en couleur, exempte de contraste outrancier, est satisfaisante.
Malgré une ou deux invraisemblances, "Léna dans le brasier" est un album très intéressant qui fait découvrir aux lecteurs les coulisses de la géopolitique et des grandes négociations diplomatiques et qui permet aux auteurs de clore leur série en beauté.
J'ai appris un mot : irrédentisme.
RépondreSupprimerLa lenteur de rythme : c'est une caractéristique de narration qui ne m'a jamais dérangé. Est-ce parce que j'avais l'habitude de lire des romans classiques ou introspectifs où l'intérêt ne réside pas dans l'enchaînement et le rythme des péripéties ? Par contre, il faut que le récit soit quand même consistant.
Trait moins précis, encrage allégé : faut-il voir là une évolution dans sa manière de dessiner, ou juste l'effet de l'âge ?
La lenteur de rythme ne me dérange pas non plus, au contraire. Et puis, ça va bien avec le dénouement.
RépondreSupprimerLe trait moins précis ; je l'ignore. Mais bon. Juillard a soixante-douze ans. Personnellement j'y vois un effet de l'âge. Je me trompe peut-être.