Sorti chez Glénat en mai 2018, "La Reine de la côte Noire" est le premier ouvrage de la collection que l'éditeur consacre aux adaptations en bande dessinée des vingt nouvelles et du roman que Robert E. Howard (1906-1936) écrira pour le personnage de Conan le Cimmérien. Ce recueil format 24,0 × 32,0 cm à couverture cartonnée compte quarante-six planches en couleur. Bonus : une carte géographique, une postface de dix pages de Patrice Louinet avec éléments biographiques et explications, et sept pages d'études d'Alary et d'hommages d'autres artistes.
Le principe de la collection est clair, un ouvrage = une aventure complète = une vision = une équipe artistique. C'est à Jean-David Morvan et Pierre Alary qu'a été confiée cette première adaptation. Morvan, le scénariste, est connu pour "Wolverine : Saudade", "Michel Fourniret : l'ogre des Ardennes", ou "Les Croix de bois". Le dessinateur, Alary, a été révélé par "Don Vega" et "Silas Corey". La mise en couleur a été produite par Sedyas.
Conan le Cimmérien raconte son évasion du tribunal d'Argos. Il était en ville depuis une semaine, à la recherche d'un emploi sans en trouver, les guerres se faisant rares. La nuit dernière, dans une taverne, un capitaine de la garde royale a maltraité la compagne d'une jeune mercenaire ami de Conan. Le garçon l'a "naturellement embroché", puis a pris la fuite. Conan, qui avait été vu en leur compagnie, a été arrêté ce matin, et amené devant le tribunal ; un juge lui a demandé où se cachait le mercenaire. Conan a répondu qu'il ne trahissait pas ses amis. Agacé par la colère du magistrat, Conan a dégainé son épée et a décapité le bonhomme. Il a ensuite dû se frayer "un chemin sanglant jusqu'à la sortie du tribunal". Il a réussi à s'échapper en volant le pur-sang du gouverneur. Poursuivi, faisant bondir sa monture de toit en toit, il s'est dirigé vers la falaise, d'où il n'a pu que sauter à l'eau, le cheval étant mortellement blessé...
Quelle excellente idée que celle de confier les nouvelles de Conan à des équipes artistiques françaises (même si - a contrario - Sedyas est espagnol). Pourquoi diable la maison Glénat ou une autre n'y ont-elles pas pensé plus tôt ? Enfin, Conan sort des Marvel ou Dark Horse et de l'approche monolithique et exclusivement anglo-saxonne du personnage que cela présuppose. Ici, il est certain qu'avec un tel programme, l'éditeur promet aux amateurs une diversité très attractive : vingt nouvelles et autant d'interprétations. Morvan et Alary ont la responsabilité d'ouvrir le bal. Le premier a l'habitude des adaptations : œuvres classiques (de Victor Hugo, d'Alexandre Dumas, de Mark Twain et d'Edgar Allan Poe), romans modernes (Boris Vian), romans de science-fiction (René Barjavel) et d'espionnage (Tom Clancy). "La Reine de la côte Noire" ("Queen of the Black Coast", 1934) était probablement le premier choix le plus évident, mais pas forcément le plus simple du fait du seul personnage féminin vraiment majeur de toute la saga du Cimmérien. Quelle en est lecture des auteurs ? Morvan, en dépit de son interprétation de quelques scènes, est aussi fidèle à Howard que le permet l'exercice. Il reprend quelques-unes des tirades les plus savoureuses et marquantes du texte. L'intensité de la passion torride que Conan et Bêlit éprouvent l'un pour l'autre est particulièrement bien rendue, autant dans les mots que dans les illustrations. Les amateurs y retrouveront les grands thèmes de cet univers : le mépris teinté de méfiance envers la civilisation, le refus de toute dévotion ou la futilité de s'interroger sur le sens de la vie. Le style d'Alary repose sur l'utilisation de certains éléments du registre de la caricature ; il exagère les formes des nez et des oreilles ainsi que les anatomies, par exemple, une démarche moins flagrante pour Conan et Bêlit, qui, plus que tout autre protagoniste, se rapprochent d'une sorte de semi-réalisme. Alary retranscrit le caractère érotique de la liaison entre Conan et Bêlit, sans semi-nudité ni nudité totale. Bien que son Conan soit globalement satisfaisant, les expressions du visage de la Shémite - elle semble bien jeune - sont trop douces pour pleinement convaincre. D'un côté Alary compose des planches denses contenant plusieurs niveaux de lecture, de l'autre il rationalise les fonds de case d'une couche de blanc. Le quadrillage est varié : des inserts, et surtout des encadrements sophistiqués, tels des kaléidoscopes aux contrastes bruts. L'aspect spectaculaire de certaines séquences est outrancier (conf. le serpent géant) et au détriment de tout réalisme.
Choix évident, "La Reine de la côte Noire" s'avère pourtant très délicat : si la relation entre Conan et Bêlit est transcrite avec talent, les auteurs ont plus de difficultés à retrouver l'atmosphère inquiétante et la tension qui caractérisent cette nouvelle.
Mon verdict : ★★★☆☆
Pourquoi Glénat n'y a pas pensé plutôt : vraisemblablement une histoire de droits de propriété intellectuelle du personnage. Je cite : Depuis 2006, le travail de Robert E. Howard est dans le domaine public car l'auteur s'est suicidé en 1936 (après quoi, il fallait patienter 70 ans). Toutefois, le comics ne sera pas publié aux Etats-Unis car, la loi sur le prolongement de la durée du droit d'auteur ajoute 25 ans de plus avant d'arriver dans le domaine public. Glénat devra demander l'autorisation à Dark Horse, puis à Marvel, si il veut exporter ses comics.
RépondreSupprimerConan sort de l'approche monolithique et exclusivement anglo-saxonne du personnage : justement, j'aime bien la version de Buscema & Alcala, également les derniers épisodes de Barry Windsor-Smith. J'ai également fini par craquer sur les épisodes dessinés par Richard Corben, mais je ne les ai pas encore lus.
Le style d'Alary repose sur l'utilisation de certains éléments du registre de la caricature : voilà un choix qui ne fait pas sens pour moi, en ce qui concerne une adaptation de Conan.
J'ai beaucoup aimé la partie commençant par Morvan […] est aussi fidèle à Howard que le permet l'exercice : ça m'a permis de mieux comprendre la nature de l'adaptation et les partis pris qui la sous-tendent. Article très intéressant.
Donc si je comprends bien, une bande dessinée d'origine européenne avec Conan et à destination du marché européen n'aurait pas pu voir le jour avant 2006 ; est-ce bien ça ?
SupprimerJ'aime bien aussi la version de Buscema, attention, mais je crois que cette série-ci offrira au personnage une diversité - surtout graphique - telle qu'il n'en a jamais eue auparavant.
Le style d'Alary m'a posé un problème tout au long de l'album, je le confesse. J'ai malgré tout essayé d'y voir des éléments qui me plaisaient, et il y en a eu quelques-uns, avec quelques planches superbes, telles que l'arrivée de la Tigresse dans les ruines de la cité perdue.
Merci du compliment. Prochaine étape : "Le Colosse noir".
En fait, je n'ai pas réussi à trouver d'article très clair sur le sujet. L'idée que j'en ai retenue est que jusqu'en 2006, il fallait payer pour utiliser le personnage sous forme d'une licence achetée aux ayant-droits, et je présume que le montant devait dissuader des adaptateurs français.
SupprimerDepuis 2006, il est possible d'adapter les œuvres tombées dans le domaine public, c'est-à-dire celles écrites par RE Howard, et pas les autres puisque Lyon Sprague de Camp est mort bien plus tard en 2000.
Merci de ces précisions.
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