Publié, en juin 2002, chez Kana, dans sa collection "Big Kana", "L'Amie d'Ayşe" est le quatrième numéro de la version française du manga "seinen" "Monster". C'est un ouvrage format 12,8 × 18,0 cm à couverture flexible de quelque deux cents planches en noir et blanc, qui se lit de droite à gauche. Au Japon, "Monster" fut prépublié en magazine, de 1994 à 2001, avant d'être édité en volumes reliés de 1995 à 2002. En France, "Monster" est sorti en dix-huit volets entre 2001 et 2005, réédités, entre 2010 et 2012, en une intégrale en neuf recueils, de deux tomes chacun.
"L'Amie d'Ayşe" a été entièrement réalisé (le scénario, les illustrations, l'encrage) par le Tokyoïte Naoki Urasawa ; Urasawa est également connu pour "Yawara !" ainsi que "20th Century Boys".
À l'issue du tome précédent, le commissaire Heinrich Runge, que femme et fille viennent de quitter, apprend de son supérieur hiérarchique que ses dossiers lui sont retirés. Il est "placardisé".
République fédérale d'Allemagne. Le jardinier d'Eva Heinemann peine à la tâche sous le soleil. La porte s'ouvre. Il voit alors sa maîtresse sur le perron échanger un baiser avec son amant du moment ; celui-ci la remercie "pour tout". Elle demande quand elle le reverra ; il passera lorsqu'il reviendra dans la région pour son travail. Elle ajoute, apparemment énamourée, qu'elle n'a pas envie de le rendre à sa femme ; puis il quitte les lieux en promettant qu'il appellera. Une fois le type parti, Eva arbore un rictus : avec le mouchoir imprégné de parfum qu'elle a glissé dans son sac de voyage, elle n'est pas près de revoir celui qu'elle qualifie de "minable". Elle remarque que son jardinier l'observait à la dérobée ; il la regardait encore, hein ? Ça doit l'intriguer qu'elle ramène toujours des hommes différents chez elle... Il nie, gêné, et tente d'échapper aux questions. Mais elle continue à le provoquer : il doit se dire qu'il a ses chances lui aussi, hein ?...
Attention : baisse de régime. Dans ce numéro, l'intrigue principale n'avance guère. "Monster" passe par Francfort, où Urasawa imagine un attentat terroriste d'ampleur planifié par des militants d'extrême droite contre la communauté turque, avec le soutien d'une partie du crime organisé local. Possible que le scénariste se soit inspiré entre autres de l'incendie criminel de Solingen et des agressions envers les immigrés vietnamiens lors des émeutes de Rostock. C'est comme si l'auteur pointait du doigt une frange de la population allemande qui s'oppose au multiculturalisme et pour qui le salut est dans le retour du nazisme. Ayşe, prostituée d'origine turque, va jusqu'à déclarer à Nina qu'elle est "la première personne bien" qu'elle rencontre depuis qu'elle vit en Allemagne. La linéarité est plus pesante, bien qu'Urasawa utilise deux fils narratifs, l'un consacré à Nina et l'autre à Tenma, même s'il y en a un ou deux autres plus courts, surtout avec Dieter. Le niveau de tension est très inférieur à celui des trois volets précédents. Il s'agit là d'une course contre la montre plus que d'un chassé-croisé, sans ces éléments de terreur ou d'angoisse qui sont la marque de fabrique de "Monster". Johann ne joue aucun rôle direct et n'apparaît qu'en souvenir. Les personnages secondaires, autre force de la série, sont peu intéressants, le jardinier ne compense pas pour le grotesque et maniéré Baby et l'antipathique Heckel est toujours présent. Peut-être l'auteur veut-il avec Dieter présenter un reflet non corrompu de Johann et de l'enfance, mais le lecteur sera sceptique à l'idée du gamin confronté à la fois à des attentats terroristes, des frictions avec le milieu, et des meurtres. Enfin, le dernier chapitre a un goût de déjà-vu ; ne faut-il pas établir un parallèle entre monsieur Rosso et Nina d'un côté et Hugo Bernhart et Tenma de l'autre ?
La partie graphique est à nouveau remarquable, bien que Baby soit aussi raté au niveau de sa caractérisation qu'à celui de la silhouette. L'expressivité des personnages est toujours satisfaisante ; avec Eva, dans le premier chapitre, Urasawa montre l'étendue de sa maîtrise, malgré une légère outrance. Le niveau de détail impressionne souvent : le lecteur identifiera aisément les aliments des plats, par exemple. Enfin, les onomatopées fréquentes ajoutent du dynamisme aux cases sans paroles.
La traduction a été confiée à Thibaud Desbief ; il traduit les dix-huit numéros ; à moins d'être japonisants confirmés, les lecteurs ne pourront comparer le résultat à la version originale. Le texte est soigné, mais attention ! C'est "Sieg" et non pas "Zieg".
"L'Amie d'Ayşe" est une semi-déception, les révélations ont tendance à se répéter et n'en sont donc plus vraiment. Urasawa semble avoir voulu consacrer ce recueil aux tragiques faits divers de l'Allemagne des années quatre-vingt-dix plus qu'à son récit.
Mon verdict : ★★★☆☆
Barbüz
J'ai relu deux fois l'introduction évoquant la première scène en me demandant si j'avais bien lu le nom de la BD commentée, ou si c'était une adaptation de L'amant de Lady Chatterley, de D.H. Lawrence. :) Vraisemblablement, je n'ai dû lire que les 3 premiers tomes de cette série, et attendre la parution de la suite, sans jamais en reprendre la lecture.
RépondreSupprimer3 étoiles : ça reflète bien tout le paradoxe qu'il y a à commenter un tome après l'autre. D'un côté, cela restitue bien l'acte de lecture en français, puisqu'on n'a pas forcément accès à la parution hebdomadaire, et qu'on découvre l'histoire sous ce format. D'un autre côté, c'est juger un chapitre d'un long récit sans idée de la suite. Mais c'est également le choix que j'ai fait car il correspond à mon expérience de consommateur : acheter un tome par un tome.
Les personnages secondaires sont peu intéressants : ça me renvoie à une de tes remarques précédentes, au sujet du plaisir de retrouver certains personnages, ou, ici, d'en faire connaissance. Je n'avais pas encore mesuré la force d'accroche que représente cette facette des histoires, et j'en prends petit à petit conscience.
Eva Heinemann, l'un des grands personnages de la série...
Supprimer"Le paradoxe qu'il y a à commenter un tome après l'autre". C'est aussi pour ça que j'ai renoncé à chroniquer les séries franco-belges sous un format d'intégrale ; j'ai d'ailleurs l'intention de réécrire un article pour chaque tome compris dans une intégrale déjà critiquée dans le passé. Ça veut dire que je relirai "Jonathan Cartland", "Balade au bout du monde", et "Gil Jourdan", et que je réécrirai mes articles album par album et non pas volume d'intégrale par volume d'intégrale. Bien sûr, c'est différent avec les comics.
Jusqu'alors, je n'ai jamais réussi à me motiver pour réécrire un article sur une BD pour laquelle j'en ai déjà fait un. Il m'est déjà arrivé dans compléter un quand l'occasion se présente (pour Watchmen) par exemple. Mais mon envie d'en découvrir toujours plus fait que je relis rarement un récit que j'ai déjà lu depuis moins de 20 ans, et même ces derniers sont très rares.
SupprimerC'est différent avec les comics. - J'écoute régulièrement les podcast de Steve & Sam sur Comixity Ils commentent quelques numéros de comics sortis durant la semaine. Il en ressort que leur expérience de lecture peut être très différente d'une lecture en recueil.
C'est également différent avec les mangas shonen : je lis les recueils. Je n'ai jamais tenté de lire un chapitre hebdomadaire, par un chapitre hebdomadaire.