"Le Banquier du Reich" est un diptyque de bande dessinée, dont ce recueil - qui n'a aucun titre, et ne porte que le numéro - est le premier volume. Il est sorti en février 2020 chez Glénat. C'est un album relié à la couverture cartonnée, format 240 × 320 millimètres. Il compte cinquante-six planches en couleurs.
Le scénario est signé Pierre Boisserie et Philippe Guillaume. Auteur prolifique, Boisserie a écrit plus de soixante-dix albums. Il est connu principalement pour "La Banque", "Dantès", "La Croix de Cazenac", "Saint-Barthélemy" et "Philby". Guillaume est ou a été journaliste aux "Échos". Collaborateurs fidèles, Boisserie et lui avaient scénarisé ensemble "La Banque" et "Dantès". Cyrille Ternon (confer "Silien Melville", "La Conjuration des vengeurs", "Private Liberty" ou "Placerville") produit le dessin et l'encrage. Céline Labriet, enfin, a composé la mise en couleur.
Tel-Aviv, aéroport de Lod, 1951. Un Lockheed Constellation amorce une descente. Un membre d'équipage de cabine informe les passagers qu'il s'agit de la première escale ; ils devront débarquer, mais ne pourront pas quitter l'aéroport. À son bord se trouvent Hjalmar Schacht et son épouse Manci. Manci s'inquiète et communique ce sentiment à son mari ; Schacht demande à une hôtesse pourquoi une escale à Tel-Aviv. Elle répond qu'il s'agit d'une escale prévue pour le ravitaillement de l'appareil. Schacht essaye de rassurer sa femme. Tout va bien, aucune raison de s'inquiéter, personne ne sait qu'ils sont sur ce vol. Une fois descendue de l'avion, Manci s'alarme. "Ils" leur ont pris leurs passeports. Schacht explique que la procédure est normale puis il lui propose de prendre un petit déjeuner. Il lui indique une place et va commander deux déjeuners complets avec du café au lait. Manci estime que ce n'est pas prudent de les "exposer ainsi". Mais Schacht est confiant : que veut-elle qu'il leur arrive ? C'est alors qu'un serveur l'interpelle : "Herr Schacht ?"...
Qui connaît le Dr Hjalmar Schacht (1877-1970) aujourd'hui ? Le personnage n'a pas la notoriété de certains dignitaires tristement célèbres du Troisième Reich. Schacht, pourtant, est une figure incontournable de la finance allemande de l'entre-deux-guerres. Ici, Boisserie et Guillaume livrent une biographie d'une partie de la vie de cet homme, considéré comme un génie dans son domaine ; elle couvre la période 1923-1946 principalement. Forcément, l'exercice est romancé, pour atténuer la linéarité et ajouter un enjeu supplémentaire, grâce à deux protagonistes fictifs : Rolf Lübke et Jacob Lieber. Voici donc le portrait du banquier et de l'économiste d'Adolf Hitler. Un banquier ? Malgré les concepts d'étalon-or, d'inflation, de cours, de crédit et de dette, nul besoin d'être expert en sciences économiques. La somme est lisible et de toute façon, l'objectif premier n'est pas pédagogique, même si elle montre en quoi l'économie joua un rôle majeur dans l'ascension du nazisme, donnant ainsi un angle de compréhension complémentaire au lecteur. Si le ton est souvent informatif, il n'est pas docte grâce à la mécanique de dialogue, et permet de suivre sans s'ennuyer. La caractérisation de Schacht apporte du piment : pète-sec, cassant, ne ménageant personne, arrogant, sûr de la supériorité de son intelligence, mais créatif dans son domaine, Schacht est un patriote qui veut rendre à l'Allemagne le rang de puissance économique de premier plan qui lui revient. Cet homme qui croyait fermement au pouvoir de la finance pèchera par naïveté lorsqu'il s'apercevra que le Troisième Reich fonctionne sur une tout autre logique. Sa vie de famille est évoquée, notamment sa première épouse, l'encombrante Louise, mais aussi ses deux enfants, Jens et Inge, fournissant à ce personnage une substance bienvenue dans ce type d'œuvre.
Ternon opte pour un style réaliste au dessin fin, élégant et soigné que vient soutenir un encrage présent, mais léger. La densité de détails, le sens de la reconstitution, et la minutie sont très satisfaisants : dans les vêtements (son col de chemise), les objets (les cigares, clin d'œil à une série de Boisserie), les décors, les immeubles (le ministère des Finances ; la Reichsbank), les véhicules... L'artiste, cependant, n'hésite pas à oblitérer certains arrière-plans afin de souligner une réaction émotionnelle chez un personnage. Mine fermée et sourcils froncés en permanence, son Schacht paraît plus austère qu'en photo, mais il convainc. Quelques postures ou compositions sont figées (l'aéroport), peu naturelles. Labriet choisit une mise en couleur souvent terne, qu'elle alterne avec des couleurs plus douces pour les scènes à Gühlen.
D'après une majorité de sources, l'acquittement de Schacht à Nuremberg, en 1946, fut une surprise de taille ; il semble que Boisserie et Guillaume veuillent revenir sur certains points-clés, et inviter le lecteur à rejoindre le jury d'un nouveau jugement.
Mon verdict : ★★★★☆
Barbüz
Qui connaît le Dr Hjalmar Schacht aujourd'hui ? J'avoue tout (même pas besoin de me torturer) : pas moi. Cette BD avait attiré ma curiosité du fait de son titre, mais je n'étais pas allé plus loin. C'est un grand plaisir de pouvoir en apprendre plus par ta plume.
RépondreSupprimerLe sens de la reconstitution, et la minutie sont très satisfaisants : c'est un grand plaisir pour moi de pouvoir me projeter dans une époque ou un lieu grâce aux dessins, encore plus quand il s'agit d'une bande dessinée historique.
L'artiste, cependant, n'hésite pas à oblitérer certains arrière-plans afin de souligner une réaction émotionnelle chez un personnage : parfois ce dispositif visuel fonctionne sur moi, parfois, je le trouve trop artificiel, sans valeur ajoutée. Ces dernières années, plusieurs artistes de BD franco-belge ont commencé à utiliser une sorte de fond flouté, rappelant les couleurs du décor, plutôt qu'un fond vide, et je trouve que ça fonctionne tout aussi bien, sans casser l'intensité de l'immersion dans l'environnement.
J'admire la qualité synthétique de ton article qui passe en revue les caractéristiques les plus significatives de l’œuvre, de l'intelligence avec laquelle les principales connaissances économiques sont intégrées, à l'intention des couleurs plus douces. Il m'aurait fallu quatre fois plus de phrases pour dire tout ça (et encore j'en aurais oublié :) ).
Merci pour ces compliments !
SupprimerL'aspect condensé de mes articles est voulu : je me suis fixé une quantité de mots et je ne la dépasse jamais. En fait, quand j'écris un article, je me dis que je dois en voir la totalité à l'écran (en tout cas au mien) sans descendre avec la souris. Parfois ça me frustre, car je voudrais aller plus loin (mais jusqu'où ?), développer encore plus ; c'est pourquoi j'admire tes articles, qui me semblent moins prisonniers d'un cadre que les miens.
Ici, par exemple, côté scénario, j'aurais voulu évoquer la tension progressive, les liaisons dangereuses entre pouvoir politique et monde de la finance, et côté dessin j'aurais voulu parler encore du découpage, du quadrillage, peut-être de l'exactitude de la représentation graphique de certains personnages historiques, donner plus d'exemples, etc.
Tout ça me rappelle que dans mon interview à "Bruce Lit : Le Blog", j'avais évoqué la possibilité d'écrire avec toi un double article sur le même ouvrage. Je n'ai encore aucune idée de la forme que cela pourrait prendre. Serais-tu partant pour un exercice de ce type ?
Oui, je suis partant : c'est toujours un exercice enrichissant.
SupprimerMagnifique ! On en reparle dès que ma réflexion a abouti.
SupprimerIl me semblait bien que la longueur de tes articles est constante, mais je n'avais réussi à deviner les règles correspondantes. Je me suis également fixé une règle, mais à l'opposé : 2 pages minimum pour un article, en police Arial taille 11, en m'autorisant de dépasser quand il y a matière. Mon intention était de m'obliger à développer les caractéristiques et les spécificités de chaque tome. puis j'ai étoffé un peu le chapeau pour dire le contenu.
SupprimerÀ l'usage, je me suis rendu que j'avais besoin de faire preuve de plus de discipline pour coller à ce qui se trouve sur les pages, ce qui m'a conduit à m'astreindre à la description du début de chaque histoire, surtout que les résumés de 4ème de couverture sont de qualité très aléatoire.