mercredi 13 octobre 2021

Dessous (tome 1) : "La Montagne des morts" (Sandawe ; avril 2016)

"Dessous" est un triptyque dans les deux premiers numéros ont été publiés chez Sandawe, un éditeur belge de bande dessinée fondé en novembre 2009, basé à Lasne, qui s'est déclaré en liquidation en avril 2019 ; son modèle économique reposait sur le concept du financement participatif. La liquidation de cette maison a sérieusement compromis la sortie du troisième volet en album séparé, mais une publication directe dans une intégrale chez un autre éditeur n'est pas exclue. Ce premier volume, "La Montagne des morts", est sorti en avril 2016. C'est un ouvrage relié à la couverture cartonnée et au format (comics) 190 × 268 millimètres qui inclut quatre-vingt-quatre planches en couleurs. 
Cet album a été entièrement réalisé par le Nogentais Frédéric Bonnelais, alias Bones : le scénario, les dessins, l'encrage, et la mise en couleurs. Né en 1970, Bonnelais est un bédéiste récent. 

Village de Vauquois, secteur est de l'Argonne, dans le département de la Meuse, 5 mai 1916 ; baïonnette au canon, des poilus du 31e régiment d'infanterie attendent au fond de la tranchée. Mentalement, presque collectivement, ils se préparent à faire leurs adieux à la vie, à l'amour, à toutes les femmes. Pour eux, c'est la fin de cette guerre infâme. Debout, revolver au poing, le lieutenant Emmanuel Doublet, leur officier, donne le signal de l'assaut. Leur paquetage sur le dos, ses fantassins s'élancent à sa suite et courent vers le camp ennemi. Mais alors qu'ils parviennent à l'orée du périmètre allemand, Doublet leur ordonne de s'arrêter. C'est bien ce qu'ils pensaient : aucun bruit, pas même "le son du moulin à café boche". Les installations semblent avoir été désertées. Les portes sont grandes ouvertes ; il n'y a là pas âme qui vive. Doublet demande que les "séchoirs" soient coupés. Il désigne deux "volontaires" pour une mission de reconnaissance, Prieuré et Besançon. Il veut les revoir dans la demi-heure. Attention ! Ces "feldgrau" sont "malins comme le diable"... 

La parution du troisième et dernier numéro en album séparé est hypothétique. Depuis la liquidation de Sandawe, Bones se bat pour le sortir ; en juin 2020, il affirmait sur BDGest que Komics Initiative lancerait une campagne en 2021, pour permettre à une intégrale contenant le troisième volet de voir le jour. Pas de nouvelles depuis. L'univers de "Dessous" a pour particularité de mélanger plusieurs registres : Bonnelais propose une saga fantastique, voire horrifique, qui se déroule en pleine Première Guerre mondiale. Dans l'absolu, cela n'est pas entièrement nouveau : il y a eu, dans une certaine mesure, Tardi et "Adèle Blanc-Sec" et certaines tentatives au cinéma, dont "La Tranchée" ("Deathwatch", 2002). Bonnelais va plus loin en présentant un pot-pourri aux influences diverses et variées dont - entre autres et surtout - le monde de "Hellboy" (sur le plan graphique ; nous y reviendrons), Howard Phillips Lovecraft (1890-1937), mais aussi la science-fiction, de Jules Verne (1828-1905) à la franchise "Alien". Il y a un réel équilibre, dans "La Montagne des morts", car la nature horrifique de l'histoire ne l'emporte pas sur le contexte de la Grande Guerre. Le cadre ? La bataille de Vauquois. D'emblée, il est évident que l'auteur a procédé à des recherches minutieuses. En effet, tout y est : les lieux, les numéros de régiments, le jargon, mais aussi la résignation des poilus ou la distance entre le front et l'état-major. "Dessous" s'annonce comme un titre sombre : la boucherie du conflit est évoquée, mais Bones explore surtout nos peurs primitives dans une intrigue qui mêle expérimentations scientifiques, monstres répugnants et créatures funestes et abyssales de temps immémoriaux pour qui les hommes ne sont que des pantins. Le scénariste équilibre son atmosphère avec une pointe d'humour (noir) et des révélations plus intimes sur ses deux héros, un duo que tout oppose : le jeune scientifique qui a échappé à la mobilisation, et l'officier chevronné, lucide, endurci. Malgré un relent de maniérisme dans les caractérisations, cela fonctionne ; le lecteur se coule volontiers dans une intrigue structurée, riche en action et qui recèle son lot de bouleversements. 
L'influence de Mike Mignola - et de "Hellboy" - sur le style graphique de Bonnelais est une évidence. Cela étant, il est possible d'en déceler d'autres, dont - sans doute - le manga. L'artiste déploie un trait à la ligne acérée constituée d'une multitude de petits angles, sans pour autant engendrer un rendu saccadé. Bonnelais applique des aplats noirs très abondants, en prenant soin de ne pas noyer ses compositions dans l'obscurité ; la densité de détails reste très satisfaisante, dans les scènes d'intérieur comme d'extérieur. Une part importante est accordée à l'expressivité des visages (les regards, les rictus). La mise en couleur est axée sur une gamme de tons ternes et terreux : un choix qui accentue l'atmosphère sombre et sinistre. Le découpage demeure lisible. Le quadrillage est varié ; des bandes classiques, cases à l'horizontale et à la verticale, et utilisation d'inserts. À défaut de présenter une approche entièrement novatrice, l'ensemble donne un résultat personnel et qui a du caractère. 

Pour un coup d'essai, "La Montagne des morts" est une réussite, malgré quelques légères faiblesses et de petits airs de déjà-vu. Quoi qu'il en soit, le lecteur aura envie de découvrir la suite de ce premier volet en espérant que le troisième sorte un jour. 

Mon verdict : ★★★★☆ 

Barbüz 

4 commentaires:

  1. La liquidation de cette maison a sérieusement compromis la sortie du troisième volet : cette remarque et celle sur le modèle économique mettent bien en lumière e paradoxe de a fragilité économique de la bande dessinée. D'un côté, la rémunération des auteurs et le succès sont très incertains : de l'autre, il est possible de publier n'importe quelle œuvre (ou presque).

    Je me souviens d'une bande dessinée britannique (prépubliée dans le magazine anthologique 2000 AD) dans laquelle le scénariste envisageait l'effet de la guerre sur l'inconscient collectif, la terreur et l'énormité de la boucherie s'incarnant sous la forme de monstres lovecraftien (Ampney Crucis, de Ian Edginton & Simon Davis).

    Avec le temps, je suis moins choqué par les artistes qui affichent explicitement leurs influences : finalement, ils font comme les scénaristes ou les écrivains qui écrivent à la manière de.

    Peut-être pas de tome 3 : du coup écrire un commentaire par tome prend du sens au regard de ce paramètre.

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    1. J'espère vraiment que la conclusion de cette série sortira. J'ai lu que Bonnelais doit réaliser un autre album entre-temps, "Blood Moon", qui devrait sortir dans la collection DoggyBags du Label 619. C'est seulement après, si j'ai bien compris, qu'il pourra terminer "Dessous".

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    2. Komics Initiative a annoncé la sortie du triptique en intégrale pour 2022. Vu que KI fonctionne grâce à ulule et ses financements participatifs, il faudra atteindre les 100% pour voir sortir l'intégrale.

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    3. Merci d'avoir partagé cette information, cher Visiteur ; je suivrai donc cela de près.

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