mardi 22 mars 2022

Ric Hochet (tome 17) : "Épitaphe pour Ric Hochet" (Le Lombard ; octobre 1973)

"Épitaphe pour Ric Hochet" est le dix-septième "Ric Hochet", titre lancé par le Tournaisien André-Paul Duchâteau (1925-2020) et le Français Gilbert Gascard (1931-2010) dit Tibet. Il est d'abord prépublié dans "Le Journal de Tintin" entre le 5 décembre 1972 (nº49) et le 13 février 1973 (nº7) puis sort chez Dargaud en octobre 1973. Il sera réédité chez Le Lombard. Cet ouvrage, format 22,5 × 30,0 cm à couverture cartonnée, inclut quarante-quatre planches. Cette série-fleuve (soixante-dix-huit volets) s'étend sur près de cinquante ans. Le dernier est sorti en 2010. 
Duchâteau écrit le scénario ; Tibet produit la partie graphique (dessins, encrage, mise en couleurs). Tibet ne réalisait pas les décors et les confiait à des assistants ; ici, à Christian Denayer, pour la dernière fois. Denayer ne produit d'ailleurs les décors que des trente premières planches. Le solde (donc quatorze planches) sera parachevé par André Beniest dit Benn, mais avec des retouches de Tibet ; cette collaboration restera sans suite. 

Sud-est de la France, dans le Vivarais, par une nuit pluvieuse. Ric Hochet vient de quitter le village de Thoriac en évitant les voies principales. Il pousse sa Porsche autant que possible sur les routes sinueuses, car il est poursuivi. "Ils sont là" et il n'ose penser à ce qu'il se passera s'ils le rejoignent. L'AMC Javelin rouge lancée à ses trousses gagne du terrain. Ses occupants sont bien décidés à rattraper Hochet "avant qu'il ne réussisse à atteindre une ville". Cramponné à son volant, Ric imagine le titre de l'article qu'il n'aura peut-être pas la chance d'écrire. Ses poursuivants se rapprochent. Ric braque soudainement à fond et prend une piste sur la gauche ; sa Porsche dérape un bref instant, mais il parvient à en garder le contrôle en redressant. Les autres freinent. Ça y est, ils le tiennent ! Ric accélère, mais après un virage, la silhouette massive d'un tracteur stationné au beau milieu de la route émerge dans le faisceau de ses phares... 

"Épitaphe pour Ric Hochet" est certainement l'un des meilleurs volets de la série jusque-là. Duchâteau écrit une pièce tendue, inquiétante, et sinistre, qui joue sur les mystères de l'identité réelle et de la perte de mémoire et le concept du reflet déformé. C'est brillamment conçu et savamment structuré en actes distincts. La course-poursuite et l'accident (présumé) accrochent immédiatement le lecteur ; voilà une introduction d'une redoutable efficacité ! Dans la quinzaine de planches qui suit, le rodéo automobile cède sa place à une ambiance oppressante, un quasi-huis clos dans une clinique impersonnelle et lugubre, qui débouche sur une chasse à l'homme et un rebondissement. C'est ce moment de son scénario que choisit Duchâteau pour casser la linéarité de façon aussi inattendue qu'opportune, et intercaler une analepse sur les origines de l'affaire ; à cet instant, le lecteur, complètement happé par le suspense, réalise qu'il a docilement subi la cadence infernale du scénario, sans même connaître pleinement son contexte. Du grand art ! Dans ce nouvel acte, rythme et action ne baissent pas d'un cran. Les deux lignes temporelles, évidemment, finissent par se rejoindre, sans que la cadence ne diminue. L'auteur a réussi à réunir les ingrédients d'un excellent "Ric Hochet" : une enquête captivante doublée d'une énigme, bien que cette dernière soit un peu téléphonée, un Ric malmené comme rarement, un coin de France profonde, bien loin de Paris (l'Ardèche), et un travail notable sur l'atmosphère, résolument sombre, dont la grande majorité des scènes se déroulent de nuit, avec de la pluie pendant une bonne partie de l'album. Alors, bien entendu, cette intrigue n'est pas forcément exempte de légères invraisemblances, par exemple : la farouche Sylvia Merrieu poussant Martin dans l'escalier sans s'inquiéter de ses blessures ou encore l'étrange manque d'adresse de Ménardier au pistolet vers la fin, alors qu'il avait réussi à faire exploser le camion au début. Cela dit, ces minuscules faiblesses ne remettent pas en question le déroulement de l'action et ne parviendront pas à entamer le plaisir que procure la lecture de cet excellent album. 
Bien que suffisamment aboutie, il est probable que la partie graphique ait été perturbée par le départ de Denayer, a priori pour rejoindre les rangs du journal "Spirou". Il est curieux que Denayer n'ait pas pris la peine de produire les quatorze planches restantes ; il fallut donc trouver - et sans doute rapidement - un nouveau décoriste. C'est Benn - un ancien du studio Peyo - qui fut retenu. Mais le jeune homme n'avait pas encore vingt-cinq ans, et il est plausible que son expérience ait été juste ; quoi qu'il en soit, Tibet dut s'impliquer dans les finitions des décors, et - cause à effet ou pas - la collaboration avec Benn ne fut pas renouvelée. Cela n'ôte rien à la qualité des planches, qui présentent les caractéristiques habituelles : des enchaînements limpides malgré les flèches directionnelles, des voitures soignées, la bichromie et les sueurs froides pour figurer la tension chez le protagoniste. Enfin, notons que Tibet donne le visage de l'acteur Philippe Noiret (1930-2006) au docteur Gozlan. 

"Épitaphe pour Ric Hochet" est l'un des meilleurs numéros de la série, à placer au même niveau qu'un "Ric Hochet contre le Bourreau", par exemple. L'astuce du visage bandé est classique, mais efficace, tout comme la maîtrise du suspense des auteurs. 

Mon verdict : ★★★★★

Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

2 commentaires:

  1. Déjà le tome 17 : je suis admiratif d'une telle constance depuis près de 5 ans.

    C'est amusant comment a posteriori, on ne peut pas s'empêcher de supputer et d'interpréter un fait qui semble anormal, comme les 14 pages confiées à un autre décoriste. Il peut aussi s'agir d'un problème personnel ou familial qui a empêché Christian Denayer de respecter les délais, un souci médical avec son poignet, une proposition financière immédiate et beaucoup plus intéressante... maintenant que je suis parti, je pourrais aligner une vingtaine d'explications, toutes aussi farfelues et fondées sur rien.

    Une introduction d'une redoutable efficacité [...] le lecteur réalise qu'il a docilement subi la cadence infernale du scénario : je me suis fait à plusieurs fois cette remarque que la course-poursuite (bien faite, bien mise en scène) produit cet effet à coup sûr. Par essence, elle insuffle une dynamique entraînante.

    Des enchaînements limpides : d'un côté, c'est un attendu implicite, de l'autre la lecture de bandes dessinées de la même époque montre que ça n'avait rien d'une évidence.

    Un article particulièrement intéressant, avec (par rapport au défi d'écrire sur une série) un renouvellement et un approfondissement très enrichissants.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je pense que Denayer souhaitait rejoindre les rangs de "Spirou". En tout cas, les périodes coïncident. Je n'ai pas trouvé d'autres informations plus pertinentes au sujet de son départ.

      Les enchaînements. Ça peut sembler évident, en effet, mais j'ai quand même noté que les flèches directionnelles persistaient. Je crois que - presque - plus personne n'en utilise aujourd'hui (je me trompe sans doute). C'est une astuce qui n'est pas intrusive, et en soi elle ne perturbe pas la lecture, mais je me demande pourquoi le dessinateur n'a pas pu concevoir un quadrillage ne nécessitant pas le recours à ces flèches.

      Supprimer