lundi 18 juillet 2022

Durango (tome 11) : "Colorado" (Soleil ; novembre 1992)

"Durango" est une série de western spaghetti lancée en 1981 par le Belge Yves Swolfs, célèbre également pour "Dampierre", "Légende""Le Prince de la nuit", etc. "Durango" sera d'abord publié par Les Archers puis par Dargaud, Alpen Publishers, Les Humanoïdes associés, et enfin par Soleil (du groupe Delcourt) depuis 2003. La maison continue la publication et a réédité la somme. Si Swolfs a produit les treize premiers numéros en solo ou parfois avec un coloriste, il se fait remplacer au dessin à partir du quatorzième volume (en 2006) : "Un pas vers l'enfer"
"Colorado" est le onzième album ; paru chez Alpen en novembre 1992 sans prépublication, ce recueil cartonné grand format (30,0 × 23,0 cm) inclut quarante-six planches. Swolfs scénarise et réalise dessin et encrage ; sa femme Sophie Lafon/Swolfs (créditée en dernière planche) a composé la mise en couleurs. 

Précédemment, dans "Durango" : Durango, l'Indio, et Sheena parviennent à la frontière américano-mexicaine sains et saufs. L'Indio, avant qu'ils se séparent, assure Durango de son amitié. 
Les Rocheuses, par une journée claire. Un homme habillé à la mode citadine court éperdument. Derrière lui, deux cavaliers menés par un shérif ; tous trois sont armés de carabines. L'homme à l'étoile ordonne à ses sbires qu'ils le lui laissent. Il vise, tire deux projectiles dans le dos du fuyard, et fait mouche à deux reprises, le torse et l'épaule gauche. Eastman (le nom de la victime) n'est pas mort pour autant : dans un ultime effort, il tente de ramper tant bien que mal. Goguenard, le shérif le plaint ; il regrette tout cela, mais Eastman ne lui a pas laissé le choix. Et de son arme il l'achève d'une balle dans le dos, au sol. Il continue sa jérémiade : "Quelle tristesse !" Pourquoi y a-t-il tant de "fouineurs et d'empêcheurs de tourner en rond" ? Il somme les spadassins d'enterrer le macchabée bien profond... 

Il y a déjà eu une certaine forme de dimension sociale, dans certains épisodes de "Durango", mais elle est toujours restée sous-jacente ; dans "Colorado", en revanche, elle est flagrante. Pour cause : la première expérience du lecteur avec Nortonville, grosse bourgade minière (fictive - faut-il le préciser) nichée au pied des Montagnes Rocheuses, dans le Colorado (d'où le titre), c'est que les forces de l'ordre y abattent les enquêteurs et les voleurs de poulets (encore un enfant) à la carabine "sans que ça n'émeuve personne", comme le souligne Durango. Avec ces deux scènes-chocs pour planter le décor, le lecteur sait à quoi s'en tenir. Au fil des pages, il découvre une forme de dictature avec un monopole sur la propriété, un service d'ordre "en costume brun" (un uniforme sans en être un), où "l'État" (ou "l'administration" Norton) fixe les loyers et les prix des denrées, qu'il soumet à une inflation galopante. L'intrigue dévoile alors une autre facette, le combat du mineur contre l'industriel, de l'ouvrier contre un employeur cynique, de la victime contre son exploiteur. Pour autant, la caractérisation de Norton est plus intelligente que celle du méchant patron de base. L'homme est affaibli par des problèmes d'ordre domestique, et son empire menace d'échapper à tout contrôle. Les autres protagonistes ne sont pas en reste : un shérif aussi ambitieux, autoritaire, et retors qu'élégant, une fille rebelle, un fils dans les ennuis d'argent jusqu'au cou, un photographe qui incarne, à première vue, la liberté de la presse. Les mineurs révoltés restent masqués, pour ne pas être reconnus ; peut-être aussi pour signifier que leur cause est plus importante que leur personne. Au milieu, Durango ; le pistolero n'est pas venu pour défendre la veuve et l'orphelin (il ne lève pas le petit doigt lorsque l'adolescent qui a volé le poulet est abattu), mais pour honorer un contrat - et être payé. La nature de l'intrigue de ce premier volet - car il s'agit d'un diptyque - pourra avoir un air de déjà-vu, mais l'écriture de Swolfs est suffisamment rôdée pour éviter les pièges narratifs, l'excès de linéarité, et l'ennui ; il y a une bonne dose d'action, et l'auteur réserve au lecteur quelques surprises bien trouvées. En planche cinq, une référence à la Horde sauvage, sans qu'il soit précisé s'il s'agit de celle de Butch Cassidy ou de celle du gang Doolin-Dalton
Le lecteur retrouve avec plaisir tout l'art de Swolfs : le trait réaliste, la mise en page dynamique et cinématographique, la densité du détail (bien que certains arrière-plans soient réduits au strict minimum, c'est-à-dire une couche de couleur unie), et le sens de la composition. L'action se déroule du côté des Rocheuses ; les paysages sont donc importants. Si Swolfs produit de belles scènes en montagne, il n'oublie pas la facette urbaine pour autant (les rues, les bâtiments, les intérieurs). Le lecteur émettra certainement des réserves à l'égard de la mise en couleurs. D'abord, elle a l'air un peu défraîchie, composée avec des teintes un peu trop claires, trop pastel ; ensuite, il est probable qu'elle ait gommé (ou plutôt recouvert) une partie des finitions de l'encrage de Swolfs ; c'est assez perceptible dans les plans éloignés. 

Bienvenue à Nortonville, une bourgade minière que monsieur Norton, en "monarque absolu", a mise en coupe réglée. "Colorado" est le premier volet d'un diptyque à la consonance sociale nettement plus marquée que dans d'autres tomes de cette série. 

Mon verdict : ★★★★☆

Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

Bande dessinée franco-belge, Western, Durango, Yves Swolfs, Sophie Lafon, Sophie Swolfs, Alpen, Soleil

2 commentaires:

  1. Il y a déjà eu une certaine forme de dimension sociale : quand cette dimension apparaît, je me demande si c'est l'auteur qui a développé cette sensibilité, si son éducation et son milieu font qu'il a toujours eu cette façon de voir les choses en tête, ou s'il s'agit pour lui de disposer d'un ennemi moins manichéen pour la dynamique de son histoire.

    L'homme est affaibli par des problèmes d'ordre domestique, et son empire menace d'échapper à tout contrôle : une manière émouvante de montrer que le tyran souffre lui aussi et doit lutter pour conserver ses acquis.

    Durango ne lève pas le petit doigt lorsque l'adolescent qui a volé le poulet est abattu : il m'est déjà arrivé de tomber sur une scène comme celle-là où le héros ne se conforme pas au comportement altruiste implicite de son rôle de bon contre les méchants. C'est choquant : presque une faute du scénariste vis-à-vis des règles implicites.

    Bien que certains arrière-plans soient réduits au strict minimum, c'est-à-dire une couche de couleur unie : je ne comprends pas ce genre de choix quand l'artiste dessine dans un registre quasi photoréaliste. Certes ça focalise l'attention du lecteur sur le personnage, mais ça jure par comparaison avec le reste des cases.

    Il est probable qu'elle ait gommé (ou plutôt recouvert) une partie des finitions de l'encrage de Swolfs : il me semble que tu avais déjà observé ce souci dans un tome précédent. Un problème technique de reprographie, ou les imites de la technologie de l'époque ?

    En allant consulter l'article de wikipedia consacré à la série, je viens de découvrir que Yves Swolfs a confié les dessins à d'autres artistes à partir du tome 14. Est-ce que tu as prévu de lire toute la série, ou de t'arrêter au tome 13 ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. La dimension sociale. Dans le cas de Swolfs, je ne peux pas te répondre. Je n'ai pas assez d'éléments biographiques concernant l'auteur. Je ne sais même pas de quel milieu il est issu.

      La scène du poulet volé. Ça m'a choqué aussi de voir Durango sans réaction. Cela étant, la situation était en sa défaveur. Mais quand même...

      Je n'aime pas non plus les arrière-plans bâclés. Il faut que ce soit rare dans l'album pour que je ne ressente aucune gêne.

      Concernant la mise en couleurs, je ne peux pas te répondre. Je sais que Durango a passé la main au tome 14 ; alors, est-ce lui qui commençait à fatiguer ? À produire un encrage moins fini ? Je l'ignore.

      Et non, je ne m'arrêterai pas au tome 13, contrairement à mon plan initial.

      Supprimer