mercredi 21 décembre 2022

Tif et Tondu (tome 16) : "L'Ombre sans corps" (Dupuis ; janvier 1970)

"Tif et Tondu" est une série de bande dessinée qui fut créée par Fernand Dineur (1904-1956), un Bruxellois, en 1938. Ce titre a un historique de publication assez compliqué, la numérotation des volumes ayant changé avec le temps. Si au début Dineur cumule les postes de scénariste et de dessinateur, cela évolue à l'arrivée de Will - Willy Maltaite (1927-2000) -, qui se charge des illustrations dès 1949. Puis Dineur quitte le titre en 1951. Il est remplacé par Henri Gillain alias Luc Bermar (1913-1999), Albert Desprechins (1927-1992), puis Maurice Rosy, avant l'arrivée de Maurice Tillieux (1921-1978) pour douze volumes. 
"L'Ombre sans corps" est prépublié dans "Spirou" du nº1602 du 26 décembre 1968 au nº1622 (15 mai 1969). Et en janvier 1970 Dupuis le réédite en un album de quarante-quatre planches : le seizième de la seconde série classique depuis la réédition de 1985. Tillieux écrit le scénario. Will produit la partie graphique : le dessin, l'encrage, la mise en couleurs - sauf erreur. 

Tif et Tondu arrivent à Londres par un avion-cargo de la compagnie Transcar. Pendant que Tondu charge les bagages dans leur voiture, Tif écoute le conseil de l'hôtesse, qui lui souhaite "bonne route en Grande-Bretagne" au nom de son entreprise et lui rappelle "qu'on y roule à gauche". Tif réplique non sans fierté par un jeu de mots sur les qualités de la gent féminine, mais la tentative tombe à plat et finit par agacer Tondu, qui s'impatiente et lui demande s'il monte à bord de la Matra 530 orange ou continue à "promouvoir l'esprit français". Une fois qu'il a démarré, Tondu réclame le silence à son compère, car il a besoin de "toute son attention pour retrouver la maison de ce vieux Ficshusset". La même journée, un peu plus tard, quartier est de la capitale britannique. Un bobby est en faction devant l'atelier d'un taxidermiste, Igor Smith ; une Austin Mini Cooper vert kaki est stationnée devant l'immeuble. La porte de la boutique s'ouvre en grinçant, puis claque. L'agent de police est alors témoin d'un spectacle fou, renversant : la portière de la voiture s'ouvre, se referme et démarre toute seule - sans conducteur... 

Après le départ de Rosy, Will propose à Tillieux de reprendre le scénario de "Tif et Tondu". D'après l'article Wikipédia qui lui est consacré, Tillieux apprécie le travail de Will et accepte donc sans se faire prier. Le moins que l'on puisse dire, c'est que le Hutois (il travaillera sur la série jusqu'en son décès - soit neuf ans) prend rapidement ses marques, sans complexe. Tillieux approfondit les caractérisations des deux personnages, en imposant des personnalités plus marquées, plus différenciées que Rosy. Tif est le plus frivole des deux, le plaisantin, le séducteur (exemple : en première planche il fait le joli cœur auprès de l'employée britannique de l'agence de location de voitures) ; plus sérieux, Tondu est celui qui prend les initiatives, le fonceur, celui qui réfléchit, le moteur des enquêtes. Tif apparaît donc plus falot que son copain, peut-être même un peu trop. Pour un peu, il serait presque relégué au rang de faire-valoir. Néanmoins cette dynamique fonctionne, en tout cas dans cette histoire-là. La suite dira si le choix de Tillieux se confirme, ou pas. Le scénariste également crée un nouveau personnage, l'inspecteur Ficshusset (pour "fixe-chaussette", bien sûr), qui sera réutilisé après lui (l'orthographe de son nom évoluera avec le temps). Ficshusset est en quelque sorte le pendant britannique de l'inspecteur Allumette, qui lui a complètement disparu après "Choc au Louvre", mais avec la touche britannique en plus. Côté narration, chez Tillieux, le gag occupe une place moins centrale, moins motrice qu'avec Rosy. Ici, l'intrigue est clairement mise en avant ; il y a du mystère, du danger, une véritable affaire à résoudre, des indices à découvrir, du suspense... Les dialogues restent fonctionnels, mais sont moins convenus, moins infantiles, et gagnent significativement en qualité. Tillieux utilise ces ingrédients qui avaient déjà donné son caractère à "Gil Jourdan" : courses-poursuites, mouvement et rythme. Pour terminer, la scène de la capture est, à l'évidence, un hommage à la séquence de "La Marque jaune" (1956) dans laquelle la police britannique tente d'arrêter Guinea Pig (Olrik) ; elles ont d'ailleurs lieu au même endroit, à Limehouse Dock
Nouveau scénariste ou pas, Will ne change en rien sa manière de dessiner : il reste fidèle aux commandements de l'école de Marcinelle. Du côté de la mise en page, on est toujours sur un agencement en quatre bandes dont chacune peut contenir jusqu'à quatre vignettes. Dans les faits, une seule bande en comprend quatre ; les autres c'est entre une et trois. Will soigne les véhicules (il serait instructif de savoir par qui ils furent choisis : par lui ou Tillieux) et les scènes de courses-poursuites. Il y a un contraste étonnant entre ces séquences débridées - pleines d'onomatopées, de vitesse, et de fracas - et la narration décompressée et mystérieuse lorsque l'ombre sans corps est seule ou presque. Le travail de l'artiste demeure d'une lisibilité cristalline : les enchaînements se succèdent à la perfection. La densité de détail est vraiment satisfaisante ; on dirait que Will a eu le temps de soigner ses planches (l'accord - qui n'a pas duré - qu'il avait avec Tillieux ne prévoyait qu'un album par an). 

Cet album est marqué par l'arrivée de Tillieux au poste de scénariste, après le départ de Rosy. Le créateur de "Gil Jourdan" s'approprie le titre avec une facilité et une évidence qui sont pour le moins déconcertantes ; Tillieux, avec cette histoire réussie, relance la série et offre à "Tif et Tondu" un indéniable bond qualitatif. 

Mon verdict : ★★★★☆

Barbüz
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Franco-belge, École de Marcinelle, Tif, Tondu, Ficshusset, Will, Tillieux, Dupuis

2 commentaires:

  1. Il ne m'aura pas fallu attendre longtemps pour découvrir l'arrivée de Maurice Tillieux.

    3 étoiles pour l'album précédent pour passer à 4 étoiles pour celui-ci.
    Un indéniable bond qualitatif : ton analyse fait bien ressortir que Maurice Tillieux avait réfléchi aux caractéristiques de la série et aux évolutions qu'il souhaitait lui apporter. Je suis allé reconsulter tes articles sur l'intégrale de Gil Jourdan et j'ai vu que Tilleux écrivait les deux séries en parallèle. J'ai beaucoup aimé la forme comparative de ton analyse sur les caractéristiques de l'écriture de Tillieux par rapport à celle de son prédécesseur. L'article wikipedia fait également observer que Tillieux exploite les talents de décoriste de Will en plaçant l'action dans des endroits beaux à dessiner et il évite que l'action se déroule trop longtemps au même endroit.

    Les enchaînements se succèdent à la perfection : cette remarque me refait penser aux planches de Jean Giraud sur Blueberry qui avait encore besoin d'utiliser des flèches pour indiquer l'ordre de lecture des cases. En relisant tes articles, il y en avait encore dans le tome 12 Le spectre aux balles d'or (1972).

    Par curiosité, je me demande pour quelle raison tu n'as pas inclus un lien vers un de tes articles sur Gil Jourdan.

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    1. Bon, je ne sais pas si la banlieue londonienne est "belle à dessiner" ; je ne crois pas, en tout cas, cela n'apparaît pas dans cet album. Mais je garde le commentaire à l'esprit, car il est possible que je le remarque au prochain tome.

      Merci de m'avoir indiqué que j'avais oublié d'ajouter un lien vers le premier album de l'intégrale de "Gil Jourdan" ; c'était prévu, et puis ça a dû sortir de mon esprit. C'est réparé !
      En revanche, je ne sais pas combien de temps ce lien sera valide, car - je te l'ai peut-être déjà dit - je vais réécrire mes articles sur "Gil Jourdan" d'un point de vue album et pas intégrale ; ils le méritent bien, et Tillieux aussi.

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