"L'Angle mort", publié en novembre 2003 par l'éditeur Kana dans sa collection "Big Kana", est le onzième numéro de la version française de "Monster", un manga de type seinen. C'est un ouvrage broché (dimensions 12,8 × 18,0 centimètres, avec jaquette plastifiée amovible) de deux cent quatre planches en noir et blanc. Il se lit de droite à gauche. Au Japon, "Monster" fut publié en magazine de 1994 à 2001, puis réédité en volumes reliés de 1995 à 2002. En France, "Monster" est sorti en dix-huit recueils entre 2001 et 2005, réédités en une intégrale en neuf volumes - ils regroupent deux tomes chacun - entre 2010 et 2012.
"L'Angle mort" a été a priori entièrement réalisé (le scénario, les dessins et l'encrage) par le Tokyoïte Naoki Urasawa (il est né en 1960), qui est également connu pour "Yawara!" (de 1986 à 1993) ainsi que pour "20th Century Boys" (de 2000 à 2007).
Précédemment, dans "Monster", l'inspecteur Jan Suk renonce à appréhender Wolfgang Grimmer. Celui-ci lui donne l'adresse de son hôtel, et lui confie la clé du coffre de banque qui renferme les documents conservés par Reinhart Biaman / Pedroff.
Prague, rue Mulinsky. Un aimable Pragois d'un certain âge répond aux questions de Tenma à propos de l'enseigne de la taverne "Tři Žáby" ("Trois Grenouilles"). Elle ne date pas d'hier ! L'établissement aurait été ouvert il y a deux cents ans ; il a fermé il y a longtemps, mais la plaque est toujours là. C'est "un signe distinctif de cette rue" - même si ses couleurs se sont ternies avec le temps. Elle aura résisté aux intempéries et aux guerres, même à cet incendie du premier étage il y a une dizaine d'années. Cette information pique la curiosité de l'ex-médecin. Le guide continue : une femme très belle et mystérieuse et son enfant y avaient emménagé. Elle ne sortait jamais et utilisait "de toute évidence" un faux nom. Un jour, une voiture noire s'est arrêtée devant la maison, et la mère et son enfant furent embarqués. La rumeur a couru qu'elle était membre d'un groupe d'activistes opposés au régime. À l'époque, "ce genre d'histoires était monnaie courante" : "des gens disparaissaient" soudainement...
L'enquête - la poursuite - continue, cette fois entièrement sur le sol tchèque. À nouveau, Urasawa met son intrigue principale en toile de fond et en choisit une autre - connectée à la première, bien sûr - qui lui permet de diversifier le scénario, de lui éviter toute monotonie, et surtout de l'enrichir. Ici, le Japonais imagine un scandale qui ébranle la police du pays : a-t-elle été infiltrée par des rescapés de la police secrète du régime communiste ? Dans cette vaste, mortelle toile d'araignée, un jeune inspecteur candide, Jan Suk, et des flics corrompus, remarquables intrigants - mais qui trouveront leur maître en la matière. Urasawa tire son thriller vers l'espionnage et le résultat est véritablement passionnant. Ce contexte en eaux troubles s'y prête bien, la République tchèque n'ayant fait scission avec la Slovaquie qu'en 1993 et ce récit se déroulant en 1996 ; éloquente, la scène de la négociation de la cassette sous-entend une évolution rapide des mentalités de certains hauts-fonctionnaires ("Je vous demande de considérer cette affaire avant tout comme une opération financière sérieuse."). "L'Angle mort" est d'ailleurs une histoire de manipulations multiples, et pas seulement au sein des institutions. Sur le plan personnel, l'inspecteur Suk se fait rouler dans la farine, tout comme d'autres, y compris le lecteur. Celui-ci pourra reprocher à Urasawa - à propos du jeu de dupes Johann Nina - une facilité qui frise l'invraisemblance, mais il fallait y penser, et l'effet est garanti. Quant à Grimmer, il est à nouveau en première ligne, en témoigne une séquence de fusillade qui met à vif les nerfs du lecteur. En parallèle, la gestion de certains personnages secondaires commence à soulever des interrogations : cela fait deux tomes que l'inspecteur Runge et les docteurs Gillen et Leichwein ne sont plus apparus. Cela étant, et bien que multipliant les sous-intrigues et les personnages, Urasawa maintient toujours la cohérence de son ensemble. Enfin, comme les autres, le recueil se caractérise par une maîtrise époustouflante et implacable du suspense, des dialogues de qualité, et quelques moments plus émouvants (par exemple : celui du restaurant "Bernard").
Le réalisme acéré des décors ne cessera de surprendre, les rues, les églises, les bâtiments, les places (dont la place de la République), les terrasses, les hôpitaux, mais aussi les meubles, etc. À côté de cela, Urasawa pèche par un manque de variété des physionomies ; le lecteur a l'impression, à plus d'une reprise, qu'il a déjà vu tel ou tel visage dans l'un des précédents numéros - sans qu'il s'agisse du même figurant (ici, le journaliste ressemble à Jacob Maurer). En outre, l'artiste n'a pas le même sens du détail pour ses personnages (les dents : simple couche blanche, dont le contour épouse la forme de la bouche). Mais un coup de crayon pour les yeux et des touches pour les ombrages et le relief lui suffisent pour transcender l'expressivité des protagonistes - le résultat peut être saisissant (la crise de nerfs de Suk, chapitre 4).
Thibaut Desbief nous gratifie là d'une traduction parfaitement compréhensible. Il a privilégié une graphie à la française pour le prénom de Suk ("Yan" plutôt que "Jan").
Avec "L'Angle mort", Urasawa parvient à maintenir "Monster" à un niveau supérieur de qualité, bien qu'il ne s'agisse pas non plus d'un des sommets de la série. L'auteur nous plonge dans les méandres politiques d'un pays dont le régime est toujours en transition, tandis que Johann se joue de ses adversaires et reste maître du jeu.
Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz
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Aaaah ! L'écart entre la lecture de 2 tomes de la série fond littéralement.
RépondreSupprimerCe contexte en eaux troubles s'y prête bien : en termes de terreau d'intrigue, c'est aussi malin (éviter de ressasser ad nauseam les conséquences de la seconde guerre mondiale) que risqué car il faut avoir de bonnes notions de ce régime à cette époque, pour éviter les contresens et les clichés.
Cela fait deux tomes que l'inspecteur Runge et les docteurs Gillen et Leichwein ne sont plus apparus : c'est un risque également, loin des yeux, loin du cœur, l'intensité du lien développé par le lecteur va en s'atténuant. La réapparition dudit personnage secondaire à plusieurs tomes de distance risque d'apparaître comme un deuxs ex machina bien artificiel. Mais il me vient également à l'esprit un contre exemple, celui de Matahachi Hon'iden dans le manga Vagabond.
Une maîtrise époustouflante et implacable du suspense : c'est même la raison pour laquelle j'avais suspendu ma lecture, car je trouvait que les tomes ne paraissait pas assez vite et que le suspense m'était insupportable. Du coup, je n'en ai jamais repris la lecture...
Les dents : simple couche blanche - Un code de représentation en bande dessinée qui ne fait pas toujours sens pour moi : ça dépend du niveau de détail des autres éléments visuels. Si le niveau est assez bas, il est cohérent de ne pas délimiter chaque dent ; au contraire s'il est très élevé, je m'attends à ce que chaque dent soit délimitée.
Effectivement, l'écart entre les deux derniers tomes a fondu. Tu auras peut-être remarqué que mon début d'année et assez "chargé" en mangas - si l'on inclut la série "Albator" d'Alquié. C'est sans doute pour ça aussi que j'ai accepté ta proposition d'article sur "Lone Wolf & Cub" avec empressement. Va savoir pourquoi, mais c'est surtout le manga qui m'intéresse en ce moment.
SupprimerQuant à Runge, Leichwein, et Gillen, je sens que nous allons les retrouver rapidement. Je vais essayer de lire un "Monster" en mars aussi.