jeudi 19 janvier 2023

Monster (tome 10) : "Pique-Nique" (Kana ; septembre 2003)

"Pique-Nique", publié en septembre 2003 par l'éditeur Kana, dans sa collection "Big Kana", est le dixième numéro de la version française de "Monster", un manga de type seinen. C'est un ouvrage broché (dimensions 12,8 × 18,0 centimètres, avec jaquette plastifiée amovible) de deux cent deux planches en noir et blanc, qui se lit de droite à gauche. Au Japon, "Monster" fut publié en magazine de 1994 à 2001, puis réédité en volumes reliés de 1995 à 2002. En France, "Monster" est sorti en dix-huit recueils entre 2001 et 2005, réédités en une intégrale en neuf volumes - ils regroupent deux tomes chacun - entre 2010 et 2012. 
"Pique-Nique" a été a priori entièrement réalisé (le scénario, les dessins, et l'encrage) par le Tokyoïte Naoki Urasawa (il est né en 1960), qui est également connu pour "Yawara!" (de 1986 à 1993) ainsi que pour "20th Century Boys" (de 2000 à 2007). 

Précédemment, dans "Monster", Karl retrouve le Dr Tenma à Dresde sur ordre de son père afin de lui confier des informations. En vrac, "Les Trois Grenouilles", le pont de Čedok, et surtout le fait que la mère des jumeaux, vivante, habite à Prague. 
Dresde, au Centre d'accueil pour enfants en difficulté Humbolt. Dans la cour de l'établissement, cinq jeunes garçons jouent au football avec la chaussure d'un sixième, qui est leur souffre-douleur. Ses prières et ses larmes n'ont aucun effet sur les autres. À la fenêtre d'un étage supérieur, un homme consulte des dossiers. De là il peut parfaitement observer la scène qui se déroule en bas. Le directeur entre dans le bureau et demande à l'inconnu s'il a trouvé les documents qu'il cherchait ; il ajoute, comme pour se justifier, qu'après la réunification allemande l'organisation de l'établissement "a complètement changé" et que ce sont "les seuls documents qu'il reste". L'autre déclare qu'il est désolé de déranger. En souriant, il répond qu'il reste "quelque chose" et que "c'est déjà bien". Il précise qu'au moment de la chute du mur de Berlin, "la plupart des documents compromettants ont disparu". Puis il conclut : il y avait en ex-Allemagne de l'Est des orphelinats dans lesquels les enfants étaient maltraités... 

"Pique-Nique" est un excellent tome qui rassure les lecteurs. Oui, c'est vrai, le seuil fatidique de la moitié de la série a été franchi, mais la qualité demeure élevée. En fait, avec "Pique-Nique", Urasawa réitère le tour de force qu'il avait accompli avec "Richard" : mettre en vedette un personnage secondaire (ici, Wolfgang Grimmer) et faire oublier - ou presque - Tenma. Curieux bonhomme que ce Grimmer avec son sourire permanent aux lèvres, tout en étant une véritable sangsue lorsqu'il soupçonne quelqu'un d'être impliqué dans les maltraitances d'enfants sur lesquelles il enquête. Le type semble avoir été touché par une espèce de grâce, comme si rien de ce qui lui était infligé ne pouvait réellement l'atteindre. C'est un beau reflet de Tenma ; d'ailleurs, lorsque les deux hommes se croisent, c'est Grimmer qui apporte une forme de lumière au médecin, alors que d'habitude c'est ce dernier qui essaie de faire germer le bien autour de lui. Parmi les thèmes abordés dans ce recueil-ci, on trouve la présomption d'innocence ; la première perception qu'a le lecteur de Reinhart Biaman (influencée par le faciès peu amène du bonhomme, c'est vrai) et la révélation qui modifiera cette perception sont éloquentes. Oui, Urasawa évoque l'inhumanité des institutions d'État sous les régimes totalitaires, la corruption omniprésente ; mais il est envisageable que sa réflexion aille plus loin, et qu'elle concerne les systèmes éducatifs en vigueur dans n'importe quel pays développé, qui privilégient souvent une forme d'esprit de compétition - peut-être au Japon davantage qu'ailleurs -, et que l'auteur formule l'espoir que l'amour (re)prenne un jour une place plus centrale dans l'éducation des enfants ; sans amour, l'humanité engendre des montres. Côté narration, la construction de l'album est impeccable. Urasawa s'y montre implacable avec le lecteur dans sa gestion de la tension et du suspense, à l'aide de scènes-clés : l'enlèvement en taxi, avec les flics ripoux qui parlent en tchèque, sans traduction (cela ajoute au stress), et la scène de torture, qui fait frémir sans être gore. Les autres caractéristiques de la série sont là : cadence soutenue et qualité des dialogues. 
Après dix tomes, la partie graphique de "Monster" continue à étonner par le contraste entre l'hyperréalisme des décors et le design des personnages ; effectivement, il y a toujours un ou plusieurs éléments (les yeux, le nez, la bouche) chez ces derniers qui frôlent la caricature, et qui sont très typés mangas. Au fond, on parlera plutôt de semi-réalisme. Alors que les paysages, surtout urbains, sont incroyablement travaillés, les visages présentent un aspect lisse sans aucune rugosité ; les finitions sont nettes, mais superficielles, les ombrages succincts, et le niveau de détail est léger, généralement. Il n'en reste que l'artiste impressionne par la palette des expressions qu'il utilise et que ses protagonistes sont instantanément identifiables. Relevons encore la variété des angles de prises de vues et la belle limpidité du découpage. 
Thibaut Desbief a effectué la traduction. Son texte est parfaitement compréhensible, mais notons une faute de nombre. De plus, "en charge" n'est pas du bon français.

Dans "Pique-Nique", un nouvel allié aussi attachant qu'inattendu rejoint le combat, bien que Tenma continue à avancer seul. Sans difficulté apparente, Urasawa réussit à maintenir un niveau supérieur de qualité dans ce tome captivant, surprenant, et spectaculaire, qui est véritablement l'un des sommets de cette série - jusqu'ici. 

Mon verdict : ★★★★★

Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz 

Manga, Seinen, Monster, Docteur Tenma, Wolfgang Grimmer, Nina, Johann, Naoki Urasawa, Kana

2 commentaires:

  1. 10 mois d'écart entre deux tomes : ça n'a pas été trop dur de reprendre le fil de l'intrigue ?

    Mettre en vedette un personnage secondaire : d'un côté, ça atteste de l'épaisseur des personnages secondaires, de la capacité de l'auteur à les faire exister ; d'un autre côté, ça peut devenir contre-productif quand les personnages secondaires occupent tout l'espace et que le personnage principal fait tapisserie.

    Sans amour, l'humanité engendre des montres : je suppose que ce thème est le fil rouge de toute la série, le thème principal qui lui donne son titre.

    Les flics ripoux qui parlent en tchèque, sans traduction (cela ajoute au stress) : j'aime bien ta remarque entre parenthèse qui m'évoque mes propres séjours à l'étranger où la barrière de la langue multiplie l'inquiétude générée par toute situation incompréhensible.

    Je note que le décalage entre le mode de représentation des personnages et celui des décors continue de ne pas faire sens lors de ta lecture, même si le travail et l'investissement de l'artiste se perçoivent dans la palette d'expressions et la facilité de les reconnaître.

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    1. Non, ça n'a pas été dur de reprendre le fil de l'intrigue. Ce qui a été vraiment frustrant, d'un autre côté, c'est de ne pas être en mesure de caser plus de "Monster" en 2022, parce que je n'en ai lu qu'un seul tome ; à ce rythme-là, je ne finirai pas la série avant 2030 ! Il m'aurait fallu plus de temps, ou un planning plus concentré sur certains titres. Je ne peux pas renoncer non plus à la lecture de mes séries-fleuves. Mais c'est dans ces moments-là que je me dis que j'aurais dû mieux gérer ça, et éviter d'en commencer trop en même temps. Là, entre "Tif et Tondu", "Barbe-Rouge", "Ric Hochet", et donc "Monster", le nombre d'albums qu'il me reste à lire prend soudainement plus de poids lorsque le temps vient à manquer, si tu vois ce que je veux dire. Avec le recul, je me dis que j'aurais mieux fait de lire "Monster" dans sa version intégrale en neuf volumes. J'espère que j'écrirai plus d'articles en 2023 qu'en 2022 (seulement cinq par mois) !

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