Publié en février 2003 dans la collection "Big Kana" de l'éditeur Kana, "Richard" est le septième numéro de la version française du manga seinen "Monster". C'est un album format 12,8 × 18,0 cm à couverture flexible de quelque deux cent quinze planches en noir et blanc, qui se lit de droite à gauche. Au Japon, "Monster" fut publié en magazine, de 1994 à 2001, avant d'être édité en volumes reliés de 1995 à 2002. En France, "Monster" est sorti en dix-huit volets entre 2001 et 2005, réédités, entre 2010 et 2012, en une intégrale en neuf recueils, de deux tomes chacun.
"Richard" a été - a priori - entièrement réalisé (scénario, illustrations, et encrage) par le Tokyoïte Naoki Urasawa. Urasawa est également connu pour "Yawara !" ainsi que "20th Century Boys".
À l'issue du tome précédent, le privé Richard Brown continue son enquête contre la requête de Schuwald et rencontre la mère maquerelle qui utilise l'identité de Margotte Langer ; elle parle.
Le détective privé Richard Brown est attablé dans un café. Il échange quelques banalités avec son ex-épouse, installée devant lui. Il l'interroge au sujet de son travail, et à propos de Rosemarie, leur fille. Brown arbore un sourire un peu forcé, comme s'il voulait donner de lui une image détendue et positive. Malgré une beauté certaine, le visage de son ancienne femme est triste et sans empathie, comme si elle avait compris le manège de son ex-mari. Elle lui tend une enveloppe contenant une photo de leur enfant, puis montre qu'elle désire mettre fin à leur discussion. Richard formule le souhait de voir Rosemarie, demain, par exemple, au même endroit ? Il ajoute qu'il a arrêté la boisson et qu'il recommence à mener "une vie normale" ; c'est peut-être la première fois qu'il se sent "aussi bien". Il guette sa réaction ; elle se contente de répondre que c'est Rosemarie qui décidera si elle veut le voir ou pas. Sur ce, elle le salue et quitte le café...
"Richard" est assurément l'un des sommets de la série jusque-là, car Urasawa exploite ici une facette de son talent dans laquelle il excelle : la gestion des personnages secondaires. L'homme qui donne son prénom au titre de ce septième numéro est complexe : un ancien policier alcoolique hanté par une bavure, qui s'est reconverti en détective privé. Il a dû divorcer ; sa fille refuse de le revoir. Ce n'est pas la première fois qu'Urasawa utilise un ex-flic qui a franchi la ligne ; il y a eu Mäsner, meurtrier devenu toxicomane (voir "L'Amie d'Ayşe"), et son partenaire Michael Müller, meurtrier lui aussi, qui a monté un florissant business d'œuvres d'art (conf. "Après la fête"), tous deux assassinés. A priori, Brown ne présente donc rien de vraiment novateur, à dire vrai, mais l'auteur a un réel talent pour donner vie à un personnage de papier. Il montre un homme qui fut indéniablement un enquêteur brillant, aujourd'hui soumis à la tentation de la soif d'alcool lors de situations émotionnelles difficiles. Brown a été créé dans "La Forêt des secrets", mais le lecteur ne lui accorde son affection sincère et inconditionnelle qu'après les premières pages de ce tome-ci, car Urasawa dépeint un père courage, qui tente tout trouver la rédemption. Brown réussit à faire - facilement et presque complètement - oublier Tenma. C'est d'ailleurs révélateur sur la carrure de Tenma. Peu à peu, des zones d'ombre viennent cependant ternir le tableau jusqu'au dénouement, qui conserve une part de mystère. Notons aussi cet échange intéressant entre Johann et Richard ; le premier prône la supériorité du droit, le second celle de la justice, voire du vigilantisme lorsque le droit est faible. Il y a dans cette discussion quelque chose de l'ordre du débat à sens unique entre le technocrate - froid, méprisant, et rigide - contre l'homme de la rue - déraisonnable, impulsif, et partial. La maîtrise de l'écriture - sens du rythme, du renversement de situation, articulation, équilibre, absence d'incohérence notable - fait le reste.
L'une des particularités de la partie graphique des "Monster" est de placer des personnages et une scénographie très typés manga dans des environnements au réalisme stupéfiant (les façades des bâtiments, même les plus banals ; les voitures ; les intérieurs détaillés) ; le lecteur retrouve ainsi les grands yeux, les visages fins, idéalisés (presque d'enfants) pour les jeunes protagonistes, ou caricaturaux pour les plus âgés, les expressions exagérées, la diversité limitée - il faut quand même le souligner - des physionomies, ainsi que les onomatopées et les idéogrammes (en langue japonaise) souvent présents. Le découpage est parfaitement clair, pour peu que le lecteur occasionnel n'oublie pas le sens. Le quadrillage oscille entre trois et quatre bandes de deux vignettes, chacune pouvant être sectionnée horizontalement en deux.
La traduction est confiée à Thibaud Desbief ; c'est lui qui a traduit les dix-huit volets. À moins d'être japonisant accompli, il sera impossible de comparer son travail au matériau d'origine. Le texte de Desbief est soigné ; aucun reproche n'est à formuler.
Avec "Richard", "Monster" renoue avec les sommets. Voilà un album très abouti dans la caractérisation et le traitement des personnages. Et peut-être est-ce un hasard, peut-être pas : c'est aussi le tome où Johann est le plus présent, et Tenma le moins.
Mon verdict : ★★★★★
Barbüz
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Un tome à 5 étoiles et une conclusion dithyrambique.
RépondreSupprimerJe relève plusieurs points dans ton commentaire, à commencer par la figure récurrente du policier déchu. Je ne suis pas sûr que j'aurais réussi à relever une telle caractéristique, et du coup je la rapproche du thème que tu développes ensuite : Droit / Justice. Est-ce que la faute de ces policiers peut être mise en résonnance avec ce thème ?
J'ai beaucoup aimé le contraste que tu fais ressortir entre environnements réalistes et personnages idéalisés ou simplifiés. De ce qu'il me semble, c'est un dispositif visuel qui permet d'avoir des personnages semblant plus vivants par contraste avec des décors plus pesants et figés.
Les onomatopées et les idéogrammes (en langue japonaise) souvent présents : ce parti pris faisait l'objet de débat dans le magazine Animeland, il y a une vingtaine d'années. Faut-il traduire les onomatopées ? Je me souviens de mangas où elles n'étaient pas traduites pour conserver leur caractère visuel et ne pas modifier le dessin, avec en dessous de la case ou en bas de page une indication du son correspondant. D'autres fois elles étaient traduites. As-tu un avis sur le sujet ?
"Est-ce que la faute de ces policiers peut être mise en résonnance avec ce thème ?" Oui, en effet, c'est bien le cas. Cela n'en reste pas qu'au débat, mais je n'en dis pas plus.
Supprimer"un dispositif visuel qui permet d'avoir des personnages semblant plus vivants par contraste avec des décors plus pesants et figés." C'est très vrai. Cela étant, j'ai parfois l'impression que les personnages sont des décalcomanies apposées sur un décor hyper réel. C'est parfois déroutant, en tout cas lorsque j'y pense.
"Faut-il traduire les onomatopées ?" Idéalement, oui, mais je voudrais que l'on garde leur aspect visuel - leur design - lors de la traduction ; mais je pense que c'est trop compliqué pour les éditeurs. Dans les comics, tu as des "koff" qui n'ont pas de sens en français, puisque ça vient de "cough", ou les "yawn" pour "bailler", "sob" pour "sanglot", "bark" pour "aboyer", etc. Ce qui est étonnant, c'est que certaines - je pense à "koff" ou à "snif" - ont fini par être reprises dans la franco-belge. Je me demande si les auteurs ou les éditeurs, à l'époque, avaient fait le lien.
Merci pour ce développement sur les onomatopées. J'ai toujours été admiratif de cette concision de la langue anglaise qui permet de transformer un bruit en verbe et inversement, aboutissant à des onomatopées concises et évidentes, chose qui ne me semble pas possible avec le français. Du coup, ça ne me surprend pas trop que des créateurs français s'en soient inspirés jusqu'à en reprendre certaines.
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