Publié en février 2015, dans la collection "Vertigo Signatures" d'Urban Comics, ce volume est le premier d'un triptyque consacré au run de Garth Ennis sur "Hellblazer", soit une cinquantaine de numéros, écrits sur deux périodes distinctes : 1992-1994 et 1999. Cet album-ci contient les versions françaises des "Hellblazer" #41-50 (de mai 1991 à février 1992) et #52-56 (d'avril 1992 à août 1992) ; n'ayant pas été écrit par Ennis, le #51 - de mars 1992 - n'a pas été repris dans cette compilation. Cet ouvrage - de dimensions 19,0 × 28,5 centimètres, avec une couverture cartonnée - compte plus ou moins trois cent cinquante planches, toutes en couleurs, sans inclure les couvertures. En bonus, une préface d'Ennis, une postface de l'éditeur, de courtes biographies, et deux couvertures.
C'est donc Ennis qui écrit les scénarios de ces quinze numéros ; Ennis est un auteur important dans le domaine des comics de la fin du XXe siècle et du début du XXIe ; citons entre autres "The Punisher", "The Boys", "Preacher". Les dessinateurs qui l'accompagnent ici sont, tour à tour, son compatriote Will Simpson, Steve Dillon, Mike Hoffman, David Lloyd ; outre Simpson, Dillon, et Lloyd, Mark Pennington, Malcolm Jones III (1959-1996), Tom Sutton (1937-2002), Mark McKenna, Kim DeMulder ainsi que Stan Woch se ventilent la tâche d'encrage. Pour finir, la mise en couleurs a été composée par Tom Ziuko - Lloyd se chargeant de celle de son épisode.
C'est le printemps. Londres et les Londoniens se remettent à vivre, tout le monde sauf John Constantine. Il se trouve dans un café, attablé devant un thé qui a refroidi. Il se meurt ; il ressasse cette certitude sous tous les angles. Il n'aurait jamais pensé que "ça se passerait comme ça". Pas pour lui, "pas pour John Constantine", il devrait mourir comme il a vécu, une mort "exceptionnelle". Mais il n'y a rien à faire, il "crève", depuis un moment en fait, bien qu'il ne le sache que depuis une semaine : ce sang dans la bouche au réveil, cette horreur qu'il vomit dans le lavabo. Est-ce une vengeance de Nergal ? Son frère jumeau ? Mais non : c'est un cancer des poumons "à un stade déjà avancé", lui avait annoncé son médecin, gêné, ajoutant que Constantine était "en phase terminale"...
Quinze numéros en six arcs de longueurs différentes. Le premier est marquant. Constantine se meurt d'un cancer du poumon et passe par le choc, le déni, la colère, la peur. Ennis ne lésine pas sur les scènes-chocs. Avec le personnage de Matt, il montre aussi que tous les hommes ne sont pas égaux devant la maladie. L'arc suivant peut être perçu comme une déclaration d'amour aux pubs authentiques et une attaque contre les magouilles immobilières. Puis viennent une réflexion sur la mémoire d'une culture, une tentative de recrutement et une exploration des conséquences de l'avidité humaine, que ce soit celle des castes dirigeantes (la famille royale britannique est étrillée comme jamais) ou du commun des mortels. En plus de ses propres traumatismes (nul besoin de connaître la continuité pour tout comprendre), Constantine a un autre fardeau, sa disposition à réparer les bévues scabreuses des autres en matière de démonisme. Parmi les leitmotivs, la facette impitoyable et incroyablement astucieuse de Constantine, ce roublard supérieur qui flirte en permanence avec le point de non-retour. Quiconque le sous-estime ou le provoque le paye, le gaillard ne respectant pas grand-monde et n'hésitant pas à s'attaquer à plus puissant, d'ici ou d'en bas. Il supporte ses traumatismes, mais, conscient de son statut, refuse de subir tout ordre établi - quitte à se faire des ennemis pour l'éternité. Cruauté, cynisme et humour noir n'oblitèrent pas les moments de grâce autour de quelques thèmes : le vin (au sens large), l'amour et la danse ou la fête. Côté narratif, Ennis met en place des cassures surprenantes : l'atmosphère peut basculer de façon inattendue en une poignée de cases vers un moment aussi horrifique que violent (exemple : la scène de la grotte dans le #42). La caractérisation de Constantine est une merveille ; Ennis ne néglige ni les antagonistes ni les rôles secondaires. Il pioche allégrement dans le bestiaire, mais utilise surtout les principaux mythes : démons, fantômes, vampires, ou encore succubes). Enfin, notons la qualité du texte, particulièrement travaillé : un point important vu la place qui est accordée aux soliloques de Constantine.
Simpson dessine douze des quinze numéros. Son style est réaliste et plutôt sophistiqué. Postures et expressions sont naturelles, avec une pointe d'exagération çà et là. Les contours sont nets, appuyés, et les ombrages généreux (nombreux aplats et hachures en tous genres). Le résultat est peu ordinaire : bien qu'ayant été encrées, les planches conservent un aspect crayonné, qu'accentuent l'irrégularité sporadique du coup de crayon de l'artiste et la fréquence irrégulière des finitions des décors. Cela confère aux planches de Simpson un rendu encore brut malgré la sophistication évoquée plus haut. Concernant la mise en couleurs, l'emploi de teintes plutôt ternes et peu organiques, ainsi que des techniques de bichromie (proche du noir et blanc, parfois) ou de trichromie participent grandement à l'atmosphère de ces numéros.
La traduction a été réalisée par Philippe Touboul : globalement, elle est impeccable. Rien à redire dans l'absolu. En outre, son texte a été soigné : ni faute ni coquille.
Le "Hellblazer" d'Ennis est cynique, cruel, authentiquement horrifique, gorgé d'humour noir, et comporte de nombreux moments de grâce. Captivant, prenant, soutenu par une partie graphique véritablement évocatrice, l'Irlando-Américain signe là un premier chapelet d'épisodes particulièrement convaincants. Une vraie réussite.
Mon verdict : ★★★★★
Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz
Hellblazer, Constantine, Kit Ryan, Satan, Belzébuth, Azazel, Roi des Vampires, Calibraxis, Triskele, Garth Ennis, Will Simpson, Urban Comics, Vertigo
Même en tant qu'énorme fan de Gath Ennis, ça me fait toujours un choc de découvrir 5 étoiles pour ces épisodes. Ma vision de John Constantine s'est construite avec la version de Jamie Delano. Cette version suivante est modelée sur la personnalité du scénariste qui l'a suivi, et il ne saurait en être autrement tellement Constatine s'apparente à l'avatar de chaque auteur pour exprimer sa vision de l'Angleterre. Mais même avec ce recul, je n'avais pas retrouvé la profondeur d'écriture d'Ennis dans cette œuvre, alors qu'il était encore un jeune auteur, sa carrière ayant débuté en 1989.
RépondreSupprimerLa place qui est accordée aux soliloques de Constantine : un tic d'écriture d'Ennis qu'il n'a jamais vraiment corrigé. Je revois encore le long dialogue ponctué de soliloques qui clôt The Boys.
Will Simpson : pareil, j'avais largement préféré son prédécesseur John Ridgway, mais c'est une question de goût.
D'un autre côté, je me souviens que Tornado était de ton avis.
https://www.brucetringale.com/british-empire-dives-in-helln-blood/
https://www.brucetringale.com/almost-preacher/
Ah, pour une fois c'est moi qui suis plus généreux que toi ; c'est rare ! Je me suis pris une sévère petite claque, avec ce tome. Et le suivant a l'air du même acabit.
SupprimerTa remarque concernant Delano est pleine de sens ; je n'ai pas lu ses numéros, et je me dis que c'est peut-être la raison (celle que tu sous-entends, c'est à dire que c'est encore meilleur) qui a poussé Urban Comics à publier d'abord Ennis, et seulement Delano ensuite. Ça m'avait intrigué que l'éditeur français ne commence pas par le commencement, si je puis dire. Ce n'est qu'une supposition.
Je me suis mal exprimé. Je ne saurais dire si la version de Delano est meilleure, car je suis conscient que j'ai découvert ses propos (très personnels) à un moment où ils m'ont donné la sensation qu'ils exprimaient des choses présentes de manière inconscientes dans mon esprit, avec une culture plus conséquente, et une éloquence en phase avec mes habitudes de lecture.
SupprimerAvec les années qui passent, je comprends que les pavés de texte de Jamie Delano, son écriture un peu émotionnelle (de type Purple prose) puissent rebuter des lecteurs.
Purple prose : Dans la critique littéraire, la prose violette est un texte en prose trop orné qui peut perturber un flux narratif en attirant une attention indésirable sur son propre style d'écriture extravagant, diminuant ainsi l'appréciation de la prose dans son ensemble. (traduction automatique google à partir de l'article wikipedia anglais).
https://en.wikipedia.org/wiki/Purple_prose
Je présume que ce qui a motivé Urban à choisir les épisodes de Garth Ennis, c'est qu'ils peuvent se comprendre sans avoir lu ce qui précède, et que Garth Ennis jouit d'une notoriété en France.
Merci de ces précisions.
SupprimerMerci aussi de me faire connaître la "purple prose", je n'en avais jamais entendu parler. En lisant la définition, j'ai tout de suite pensé au "Roman de la momie", de Théophile Gautier. Va savoir pourquoi. Mais c'est sans doute une mauvaise association d'idées.