lundi 15 mai 2023

Lefranc (tome 5) : "Les Portes de l'enfer" (Casterman ; janvier 1978)

Cet ouvrage intitulé "Les Portes de l'enfer" est le cinquième tome de "Lefranc" (anciennement : "Les Aventures de Lefranc"), une série d'aventures lancée par le Français Jacques Martin (1921-2010), qui met en scène le journaliste Guy Lefranc. Cette histoire a été prépubliée dans l'édition belge de "Tintin" (nº25-40 : du 21 juin au 4 octobre 1977) et dans la française (nº105-118 : du 13 septembre au 13 décembre 1977). Ce récit sera réédité par Casterman en janvier 1978 sous la forme d'un album relié (de dimensions 22,6 × 30,4 centimètres ; avec couverture cartonnée) de quarante-six planches, toutes en couleurs. 
Le scénario des "Portes de l'enfer" a été écrit par Martin. Contractuellement lié aux Studios HergéBob de Moor (1925-1992) est contraint de refuser la proposition de Martin de continuer à dessiner "Lefranc". Casterman déniche Gilles Chaillet (1946-2011), qui sera accepté par le maître et produira la partie graphique (dessins, encrage, et mise en couleurs) de neuf albums de la série. Outre "Lefranc", Martin est célèbre pour ses autres titres aussi, "Alix" et "Jhen". En 1991, ce monstre sacré de la bande dessinée franco-belge fut diagnostiqué d'une dégénérescence maculaire qui le rendit presque aveugle et qui l'éloigna des tables de dessin dès l'année suivante. Il se fera alors assister à l'écriture, et déléguera son travail à d'autres artistes. 

Un aérodrome dans les Alpes françaises, à l'aube : une Alfa Romeo Alfetta pénètre sur le terrain humide et se gare à côté du hangar. C'est Lefranc, qui emmène Jeanjean assister à un lever de soleil en avion. Paul Robin, le mécanicien, a déjà préparé l'appareil ; d'ici un quart d'heure, ils seront "en plein soleil", bien que Jeanjean soit incrédule. Le mécano confirme que tout est prêt ; Lefranc doit signer les documents de bord. Le reporter présente ses excuses à Paul pour l'avoir fait lever tôt, mais l'autre a "l'habitude". Le moteur de l'avion démarrer au quart de tour. Paul, entendant le téléphone sonner, ne s'attarde pas. Lefranc lance l'aéronef, qui décolle, puis gagne progressivement en altitude et se faufile à travers les vallées rocheuses... 

Cinq années se sont écoulées entre "Le Repaire du loup" et "Les Portes de l'enfer""Alix" tourne encore à presque un numéro par an. En outre, il aura fallu chercher un remplaçant à de Moor. Malgré ces difficultés, "Les Portes de l'enfer" est un bon album. Cet ouvrage présente deux similarités avec "Le Repaire du loup", la montagne et une atmosphère inquiétante et particulière, qui oscille en permanence entre réalisme et surnaturel. Martin va même plus loin. Il effleure le genre post-apocalyptique, transformant Lefranc et Jeanjean en survivants de l'humanité le temps d'une aventure. Ces ingrédients se mêlent à une forme de huis clos puisque Lefranc et Jeanjean sont obligés, par la force des évènements, de rester avec Laura et Lisa Lane, une grand-mère et sa petite-fille qui les ont recueillis dans leur cabane en montagne : les voilà donc isolés du monde, hébergés dans un endroit au confort relatif, sans électricité, entourés de moutons, et cernés pas des brumes incroyablement corrosives. Ils sont retenus contre leur gré. Lefranc a un comportement inhabituel : interprétation et acceptation rapides de ce qu'il croit voir et comprendre et (relative) soumission à l'autorité de Laura Lane (bien qu'elle soit après tout la maîtresse des lieux), ou son abattement (passager, il est vrai) - lui qui est si combatif à l'accoutumée. Pendant la première moitié de récit, Lefranc reste dans l'expectative (et le lecteur avec lui), avant qu'une première salve d'explications aux mystères des Lane soit livrée (il est très probable que Martin se soit inspiré de la malédiction des templiers), puis une seconde, qui achève de connecter les deux intrigues à travers les siècles. L'ensemble paraîtra peut-être bancal, voire invraisemblable aux plus sceptiques. De plus, Lefranc subit dans un premier temps, puis devient témoin, et ne prend l'initiative qu'à la fin (la manière d'utiliser le personnage principal rappellera certains "Alix") ; mais l'album est néanmoins prenant, car le lecteur fait le grand écart entre atmosphère de guerre totale et légende médiévale. Difficile de savoir ce qui motiva Martin à imaginer ce scénario, volonté d'explorer le Moyen Âge ou double exercice de style ? 
Ainsi, pour succéder à de Moor, Martin accepte Chaillet, encore inconnu, ou presque, puisqu'il travaille au studio Dargaud comme dessinateur et coloriste. L'article que Wikipédia consacre à la série raconte une anecdote : Martin avait déclaré à Chaillet qu'il ne savait "pas très bien" dessiner, mais qu'il voyait le monde de Martin comme si c'était celui-ci qui dessinait. Évidemment, il y a des cases où Chaillet ne trompe pas l'amateur fidèle et scrutateur - c'était la même chose avec le travail de de Moor, de toute façon -, mais globalement, le résultat est plutôt impressionnant, et cet album répond aux attentes des fidèles ! Chaillet est parfaitement rompu aux codes de l'école de Bruxelles : réalisme, lisibilité des cases, découpage limpide, finesse du trait, ou densité du détail. Enfin, entre haute montagne, grottes souterraines, scènes médiévales, séquences dignes du "Secret de l'Espadon", véhicules divers et variés, etc. : pour son arrivée sur le titre, Chaillet est gâté par la diversité du travail ! 

"Les Portes de l'enfer" propose un mélange de thriller et de fantastique avec des relents d'aventure post-apocalyptique. Peut-être est-ce dans ce tome que se trouvent les origines de "Xan" - "Jhen", à confirmer. L'arrivée de Chaillet inaugure une période de stabilité pour "Lefranc" : il travaillera sur neuf volets entre 1976 et 1998. 

Mon verdict : ★★★★☆ 

Barbüz 
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz 

Lefranc, Jean Le Gall, Jeanjean, Laura Lane, Lisa Lane, Luc d'Oste, Jehan Demalez, Charles de Crans, Jacques Martin, Gilles Chaillet, Casterman

4 commentaires:

  1. Mais non, pas cinq années entre Le Repaire du loup et Les Portes de l'enfer, juste la moitié… en ce qui concerne le temps écoulé entre cet article et celui sur le tome précédent.

    Je suis donc allé relire l'article précédent et les commentaires… et je redécouvre que tu avais pris la décision de ne pas continuer, de t'arrêter après le départ de Jacques Martin en tant que dessinateur, avec une exception pour Bob de Moor. Ben alors ?

    Le genre post apocalyptique : faut-il y voir l'influence d'Edgar P. Jacobs ?

    Difficile de savoir ce qui motiva Martin à imaginer ce scénario : une interrogation très déstabilisante, parce qu'elle renvoie à une intrigue, plutôt qu'à un thème. Il est plus facile de constater ce qui peut motiver ou inciter un auteur à écrire sur un thème, que sur une intrigue ou un genre.

    Martin avait déclaré à Chaillet qu'il ne savait pas très bien dessiner : je me souviens que j'avais lu cette anecdote dans cet article wikipedia. Je peux comprendre cette remarque dans cette situation où l'élève doit se couler dans le style du maître et l'émuler.

    Chaillet est gâté par la diversité du travail : en même temps, il a dû également être intimidé par cette même diversité, l'obligeant à se mesurer à autant d'éléments visuels.

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    1. Ah, je savais que tu relèverais ce changement d'avis ! Je crois qu'il est dû à des expériences de lectures de longues séries où le scénariste partait et changeait de dessinateur ou l'inverse ("Blueberry", "Bouncer"). Je trouve que le premier cas déçoit plus que le second. Mais si j'ai donné leur chance aux deux titres cités plus haut, pourquoi ne pas le faire avec "Lefranc" ? De plus, je l'avoue : j'étais en manque de Jacques Martin.

      Le genre post-apocalyptique - Excellente question. Pour moi, oui, parce que l'influence de Jacobs se fait de toute façon sentir.

      Les motivations à imaginer ce scénario - J'ai été surpris de voir que Martin poussait vraiment la logique surnaturelle, bien plus que dans tout autre œuvre de lui que j'ai lue (sauf peut-être "Le Dieu sauvage"). Je me suis demandé - et me demande encore - ce qui l'a poussé à le faire.

      Chaillet - Et quand il a quitté le titre pour "voler de ses propres ailes", Martin était fumasse, paraît-il.

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    2. J'étais en manque de Jacques Martin : vas-tu t'aventurer dans d'autres de ses séries ?

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    3. Oui. J'ai prévu de m'attaquer à "Jhen", à "Arno", mais d'abord de reprendre "Alix" jusqu'au tome 24. Quel scoop, mais quel scoop !

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