jeudi 8 juin 2023

"Warren Ellis présente Hellblazer" (Urban Comics ; octobre 2015)

Publié en octobre 2015 dans la collection "Vertigo Signatures" d'Urban Comics, cette bande dessinée est un one shot consacré au run de Warren Ellis sur "Hellblazer" - soit un total de onze numéros ; cet ouvrage contient les versions françaises des "Hellblazer" #134-143 (février à décembre 1999) et de "Shoot", une histoire complète qui devait sortir dans le #141 (septembre 1999), qui fut annulé à cause de la tuerie de Columbine, mais qui parut finalement dans "Vertigo Resurrected", en octobre 2010. Ce volume de dimensions 19,0 × 28,5 centimètres, relié avec couverture cartonnée, compte (sans inclure les couvertures) deux cent quarante-quatre planches environ, toutes en couleurs. L'album s'ouvre sur une préface d'une page de Philippe Touboul, le traducteur. 
Ces numéros sont écrits par Warren Ellis, qui quitte "Hellblazer" fin 1999 à cause de la censure de "Shoot". John Higgins a produit les dessins des six premiers numéros (un arc), puis suivent Frank Teran, Tim Bradstreet, Javier Pulido, James Romberger, Marcelo Frusin, Phil Jimenez. Tous ces dessinateurs encrent leurs planches eux-mêmes, à l'exception de Jimenez, dont c'est Andy Lanning qui embellit le travail. James Sinclair a composé toutes les mises en couleurs, sauf celle du #141, confiée à Grant Goleash

Un matin à Londres : le soleil se montre à la fenêtre de la chambre de l'appartement de Constantine, qui se réveille doucement. Le sol est jonché de vêtements, de livres, d'objets divers : boîte de haricots, cuiller, cannettes dont certaines renversées, tasses à café, cendrier rempli, paquets vides... Constantine se retourne et attrape un paquet de cigarettes : il n'en reste qu'une et elle est déchirée. Il l'allume néanmoins entre deux jurons et appuie sur la déchirure pour pouvoir la fumer. Encore nu, il se lève, râle contre sa "vieille fouineuse" de voisine et va chercher le journal que le livreur vient de déposer après avoir frappé à la porte : le Daily Mirror. Ce n'est pas celui auquel il est abonné, mais il en entame quand même la lecture. Un article au sujet d'une certaine Isabel l'émeut profondément et le force à s'asseoir. Plus tard, il est seul sur un banc dans un parc public. Il attend Watford... 

Un arc en six parties, puis cinq histoires complètes, chacune en un seul numéro : voilà une somme homogène d'atmosphère et de ton dont certains aspects marqueront durablement le lecteur. En premier lieu, la violence crue, dans les actes et les paroles, qui s'avère inhérente au run d'Ellis : passages à tabac, meurtres épouvantables, tortures, vengeances d'une insoupçonnable cruauté. Mamelons sectionnés, mâchoires sciées, mutilations diverses et variées : âmes sensibles s'abstenir. Ajoutons à cela la sordidité de certaines facettes de la société occidentale, les laissés-pour-compte des mégalopoles, les toxicos, dont certains vivent avec leur nourrisson, la jeunesse désenchantée qui s'échappe dans des drogues bon marché et n'a plus goût à la vie (l'épisode se déroule aux États-Unis) ; tous se perdent dans une Londres secrètement hantée par les fantômes depuis déjà des siècles. Dans la préface, Touboul cite les propos de l'auteur : "La véritable horreur ne provient que des gens". L'enfer, c'est les autres. L'approche est intéressante : ainsi, en dépit des fantômes, l'aspect surnaturel de la série est en filigrane, contrairement au run de Garth Ennis, qui lui multiplie les interactions entre Constantine et les créatures et entités fantastiques. Ni Satan ni roi des Vampires ; rien qu'un mal abyssal ancré en certains d'entre nous, à l'instar du docteur Yagamata, le médecin militaire japonais du #142. Concernant les rôles secondaires déjà connus du lecteur, aucun n'est réutilisé, à part Chas Chandler ; Ellis ne crée que quelques personnages plus ou moins récurrents dont Clarice Sackville, Map ou Watford. Il ne travaille pas la personnalité de Constantine, ne développe pas sa vie privée et ne le pousse pas à ses limites psychologiques comme le fit Ennis ; néanmoins, le complément du #142 évoque l'importance des femmes dans l'existence du mage. Côté forme, c'est une narration à la première personne, linéaire, avec quelques analepses ; les copieux soliloques des cartouches alternent avec les planches sans texte. Enfin, l'humour noir est présent, évidemment, mais la raillerie balourde de l'auteur à l'égard des complotistes tombe terriblement à plat (conf. #143). 
Bien que Higgins soit l'unique dessinateur du premier arc, cela change ensuite à chaque numéro ; l'impact sur l'homogénéité graphique de l'ouvrage est trop flagrant - à moins d'avoir déjà découvert ces épisodes en fascicules séparés. Mais dans le cas de cette compilation, le lecteur pourra déplorer l'instabilité (certainement voulue) au poste de dessinateur, ainsi que la pléthore de styles différents, et ce malgré tout le talent réuni. Exemple : au style semi-réaliste et très expressif et à la mise en page étudiée de Higgins succède le trait fouillé, sophistiqué et non moins expressif de Teran (ah, cet œil dans la première case du #140 !), puis l'hyperréalisme un peu raide de Bradstreet, le coup de crayon élégant, typé années cinquante et Âge d'argent de Pulido, ou encore les planches modernes aux finitions aléatoires de Jimenez. 
La traduction a été réalisée par Philippe Touboul : globalement, elle est impeccable. Rien à redire dans l'absolu. En outre, son texte a été soigné : ni faute ni coquille.

Estimant sa liberté artistique lésée, Ellis mit lui-même fin à son run sur "Hellblazer". Il n'en reste que ces onze épisodes captivants et marquants pour la plupart, et qui contribuent à l'enrichissement du mythe de Constantine, bien que certains lecteurs puissent être gênés par le manque d'homogénéité graphique de cette somme. 

Mon verdict : ★★★★☆

Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz 

Constantine, Chas Chandler, Clarice Sackville, Watford, Map, Joshua Wright, Colin Gates, David Niles, Dr Yagamata, Warren Ellis, Urban Comics, Vertigo

6 commentaires:

  1. Seulement 4 étoiles à du Warren Ellis !!! Un crime de lèse-majesté : espèce de punk, va.

    La véritable horreur ne provient que des gens : Jamie Delano m'avait habitué à cette perspective, que je préfère pou Constantine, à l'intervention de démons plus ou moins simplistes, voire simplets. Delano mettait également en œuvre une horreur systémique broyant tout autant l'individu ou le conduisant à des comportements abjects.

    Les copieux soliloques des cartouches alternent avec les planches sans texte : pour avoir lu beaucoup de comics de Warren Ellis, c'est une de ses marques de fabrique, c'est-à-dire concevoir des séquences sans texte pour que l'artiste puisse pleinement s'exprimer. Tout se passe bien, sauf si le dessinateur n'est pas à la hauteur, comme dans cet exemple qui m'avait marqué Avengers Endless wartime où je n'avais pas trouvé Mike McKone capable de briller dans les séquences d'action.

    https://www.babelio.com/livres/Ellis-Avengers-Endless-Wartime/542682/critiques/705275

    Quant aux épisodes d'Hellblazer par Warren Ellis :

    Haunted - Warren Ellis se montre à la hauteur de sa réputation pour écrire John Constantine à sa manière, tout en étant fidèle aux caractéristiques du personnage, et en faisant s'exprimer une horreur insoutenable, même quand elle n'est pas visuelle. John Higgins se montre à la hauteur du scénario ce qui n'est une mince affaire quand il est écrit par un scénariste de cette trempe.

    Setting sun - Warren Ellis n'aura pas écrit beaucoup pour Hellblazer, mais ce recueil est une véritable pépite. Est-ce que le personnage l'a inspiré, ou est-ce le format court des histoires qui l'a incité à livrer des scénarios pensés au millimètre près ? Peu importe, le résultat est que chaque histoire (sauf peut être One last love song qui est un peu facile) est un joyau de noirceur et de concision. Pour la première, il utilise une émotion négative pour le criminel qui permet à Constantine de faire éclater de ses talents de manipulateur et de connaisseur de l'âme humaine. Dans la deuxième, Ellis manipule le lecteur avec la même rouerie que celle qu'utilise Constantine, du grand art. La troisième met en évidence ce qui différencie Constantine de tous les autres magiciens : il n'a pas peur de se salir les mains. Et la cinquième renforce le credo du magicien exprimé dans The Crib, en laissant libre cours à l'imagination de Constantine dans un récit qui devient l'apologie du conte d'horreur. Warren Ellis est un scénariste de talent qui a parfois du mal à concentrer sa force créatrice ; ces formats d'histoires courtes évitent la dilution et l'effilochement de ses idées. Et Ellis écrit le personnage de Constantine comme s'il l'avait créé lui-même.


    https://www.babelio.com/livres/Ellis-Hellblazer--Haunted/1229736/critiques/2241794

    https://www.amazon.fr/gp/customer-reviews/R24OGH9LLPT9D3/ref=cm_cr_dp_d_rvw_ttl?ie=UTF8&ASIN=1401202454

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    1. J'adore ! C'est tellement bon d'être un iconoclaste ! 😇
      Et encore, figure-toi que j'ai longuement hésité à ne mettre que trois étoiles !...
      [Je blague.]
      J'allais mettre cinq étoiles après le premier arc. Mais la diversité graphique trop marquée et le numéro 143 - que j'ai vraiment trouvé idiot, voire petit - m'ont dissuadé de le faire.

      Je n'ai jamais rien lu d'autre d'Ellis.

      Je suppose que tu as vu qu'il était englué dans des accusations de manipulation, etc.

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    2. Mais !! Comment c'est possible ??? De mon côté, j'ai activement cherché tous les comics de Warren Ellis sur lesquels j'ai pu mettre la main, y compris ses productions pour Avatar.

      J'ai lu les accusations portées contre lui, relayées par les sites spécialisés, et je n'ai pu que constater la concomitance de l'arrêt de sa production dans le monde des comics. Pour l'instant, je n'ai vu aucune information sur un potentiel jugement.

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    3. En fait, j'ai dû lire aussi ses "Authority", mais je ne ai gardé aucun souvenir ; je ne sais même plus de quoi ça parle. 😆
      En revanche me rappelle les épisodes de Millar, qui m'avaient emballé. 😇

      Concernant l'affaire Ellis, si affaire il y a vraiment, j'ai le sentiment qu'il n'y aura jamais de jugement. Je ne sais pas dans quelle mesure tout cela est réellement fondé.

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    4. The Authority : j'ai été tellement soufflé par la version Ellis que j'ai préféré m'abstenir de tenter la version Millar.

      L'affaire Ellis : je doute connaître la vérité un jour. En tout état de cause, suite à la mention des accusations sur les réseaux sociaux, seul DC Comics a publié un comics quasiment dans le même temps et depuis plus rien. Mais déjà précédemment, Ellis n'écrivait plus beaucoup pour Marvel ou DC. Tout cela n'est que conjecture.

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    5. Je réalise que je n'ai pas lu les numéros de "The Authority" d'Ellis ; ceux de Millar, oui, mais pas ceux d'Ellis. Je n'ai lu qu'un ou deux épisodes en cours de route. J'ajoute donc son "run" à ma liste.

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