Publié en juillet 2004 chez l'éditeur bruxellois Kana, dans sa collection "Big Kana", "Je t'attendais" est le seizième numéro de la version française de "Monster", un manga seinen. C'est un ouvrage broché - dimensions 12,8 × 18,0 centimètres ; avec jaquette plastifiée amovible - de deux cent vingt planches en noir et blanc, qui se lit de droite à gauche. Au Japon, "Monster" fut publié en magazine de 1994 à 2001, puis réédité en volumes reliés, de 1995 à 2002. En France, "Monster" est sorti en dix-huit recueils entre 2001 et 2005, réédités en une intégrale en neuf volumes - ils regroupent deux tomes chacun - entre 2010 et 2012.
"Je t'attendais" a été (à confirmer) entièrement réalisé (le scénario, les dessins et l'encrage) par le Tokyoïte Naoki Urasawa (né en 1960), qui est également connu pour "Yawara!" (de 1986 à 1993) ainsi que pour "20th Century Boys" (de 2000 à 2007).
Précédemment, dans "Monster" : Tandis que Kenzo fouille dans les affaires de Milan Kolas, celui-ci le surprend. Tranquillement, sûr de lui, il déclare à Tenma que les policiers étaient en fait venus pour lui et qu'il a l'intention d'éliminer Peter Čapek.
Assis sur son lit, la jambe pansée, Tenma passe sa convalescence à fabriquer des avions en papier pour Shmer et Tohn. Mais ses créations, volant mal, suscitent le scepticisme des deux enfants, qui déclarent que Milan "est très fort pour faire les avions en papier" : les siens volent "par-dessus les toits". À sa décharge, Tenma s'inquiète du projet de Milan d'assassiner Čapek ; lorsqu'il lui avait demandé pourquoi il avait l'intention de tuer Čapek, Kolas avait répondu que Čapek était "le diable". Qu'il avait fui les tensions politiques en Tchécoslovaquie pour se réfugier en Allemagne de l'Ouest. Milan l'avait accueilli les bras ouverts. Installé à Francfort, il enseigna l'allemand aux enfants d'immigrés, principalement turcs et vietnamiens. Rapidement, des changements apparurent dans le comportement de ses élèves. Plusieurs se suicidèrent ; d'autres développèrent des comportements agressifs qu'ils laissèrent éclater dans une bagarre, une "boucherie". Pourtant, ils n'aspiraient qu'à retourner en classe de lecture...
Voici un album rythmé et passionnant, qui apporte quelques bribes de réponses aux grandes questions de la série. Le lecteur comprend pourquoi Urasawa a introduit le personnage de Kolas : pour dévoiler l'histoire de Čapek et donner de la substance à cet antagoniste majeur. Cet homme est un cauchemar pour toute démocratie, car il règne à la fois sur la pègre et l'extrême droite. En toute logique (ce thème est central dans "Monster"), Urasawa relie les projets de Čapek à une enfance malheureuse, pendant laquelle il fut privé de jeu (donc d'imagination et de liberté) par ses parents, qui le contraignirent à se focaliser uniquement sur ses études ; bien que certains éléments manquent encore, le lecteur peut supposer que Čapek fit jaillir la violence des élèves à cause d'une enfance brimée. Les résultats de son procédé impliquent que le mal sommeille en chacun d'entre nous à des degrés divers, y compris chez les enfants, jusqu'à ce qu'un déclencheur soit activé. Certains ne résistent pas à cette activation et se donnent la mort (les enfants, parce que plus fragiles), tandis que d'autres disposent d'un terreau fertile et passent à l'acte (sans remords visible) : ainsi ces trois tueurs en série illuminés, dont Reinhart Dienger, le chauffeur de taxi, qui apparaissent presque autant comme des déséquilibrés - donc des malades mentaux - que des bourreaux. Johann aura utilisé leurs faiblesses à ses propres fins. Autre thème important ici : l'inutilité de formuler des plans lorsque personnes et évènements sont incontrôlables. Cela s'applique aussi à l'eugénisme, surtout lorsqu'il est au service d'une idéologie aspirant à la domination du monde. Le rythme est implacable et le suspense dense. En revanche, Christof Sievernich est le moins convaincant de toute la galerie de seconds rôles. Il apparaît trop tard (quatre numéros avant la fin) et les mystères qui planent autour de lui (c'est-à-dire son degré d'implication et sa relation avec Johann), entretenus trop longtemps, finissent en pétards mouillés. Enfin, notons que pour une bourgeoise alcoolique, Eva Heineman est étonnamment précise au tir au pistolet. Le lecteur s'interrogera sur le rôle qu'elle a encore à jouer.
La partie graphique présente les mêmes caractéristiques que dans les tomes précédents ; elle ne montre aucune évolution, ce qui n'empêchera pas de prêter attention à d'autres facettes qui la définissent. Par exemple, la manière dont Urasawa utilise les plans et les onomatopées pour accentuer la tension. En page 72, la combinaison de très gros plans, d'onomatopées simples figurant les battements de cœur et d'une forte expressivité du regard est un procédé imparable qui déclenche un suspense à la fois insidieux et soudain. Sans s'en rendre compte immédiatement, le lecteur se met à tourner les pages avec compulsion. Il en est de même dans les pages 116-118, avec l'alternance de plans sur l'eau qui déborde et s'évacue, et sur le tourne-disque et son craquement distinctif. Les décors sont encore d'une minutie splendide.
La traduction a été effectuée par Thibaud Desbief, attitré à "Monster" depuis le premier volet ; travail de qualité, sauf que le français de "Moravia" est "Moravie" (aïe).
Un volume réussi, dont le suspense puissant et les surprises bien imaginées contribuent à maintenir l'intérêt du lecteur à un niveau élevé, d'autant que le dénouement, sans encore se préciser, est proche. Christof Sievernich et le trio de tueurs psychopathes ne sont cependant pas les seconds rôles les plus captivants de "Monster".
Mon verdict : ★★★★☆
Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz
Barbüz
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Kenzo Tenma, Eva Heinemann, Dr Rudy Gillen, Milan Kolas, Nina, Baby, Le Bébé, Peter Čapek, Christof Sievernich, Johann, Reinhart Dienger, Naoki Urasawa, Kana
4ème tome d'affilée qui n'obtient que 4 étoiles.
RépondreSupprimerPas les seconds rôles les plus captivants […]
Christof Sievernich apparaît trop tard et les mystères qui planent autour de lui, entretenus trop longtemps, finissent en pétards mouillés. […]
Voilà qui me fait penser à ta précédente critique et ta remarque sur un nouveau personnage secondaire entre en scène : j'ai l'impression que tu trouves la manière de redonner du souffle à l'intrigue trop mécanique, un artifice qui se répète de tome en tome. Je pense que j'aurais été bien incapable de déceler un tel automatisme dans la structure de l'intrigue.
La partie graphique présente les mêmes caractéristiques que dans les tomes précédents ; elle ne montre aucune évolution, ce qui n'empêchera pas de prêter attention à d'autres facettes qui la définissent. - Excellent : une fine analyse qui allie l'absence d'évolution dans les dessins, et en même temps des qualités plus perceptibles dans un tome que dans l'autre.
Maintenir l'intérêt du lecteur à un niveau élevé : j'en déduis que tu es toujours autant curieux de connaître la fin de l'histoire, que de découvrir l'explication des mystères, et d'assister au déroulement du dénouement, à la manière dont l'auteur l'a construit.
QUE quatre étoiles ? - Mais c'est bien, quatre étoiles, cher ami, je t'assure que c'est bien, mais tu ne sembles pas vouloir m'écouter !
SupprimerNouveau personnage - Effectivement, je trouve qu'il est très risqué de faire intervenir des seconds rôles à quelques tomes de la fin, sous peine de les bâcler. Et vraiment, celui de Sievernich est un échec, selon moi.
L'intérêt du lecteur - Je ne te cacherai pas que j'attends la fin avec impatience. J'ai décidé de faire un effort à raison d'un tome par mois. Je m'aperçois que certains tiroirs de l'intrigue sont moins justifiés que d'autres (toujours ce Sievernich). Et je me demande dans quelle mesure Urasawa ne fait pas un peu traîner les choses.
Ce qui m'amène à une question sur les tactiques commerciales des maisons d'éditions au Japon : cherchent-elles, comme leurs homologues européennes ou nord-américaines, à tirer sur la corde afin d'exploiter une série au maximum ? Je suppose que oui, bien que ce ne soit pas une question rhétorique, parce que je ne connais pas encore très bien le milieu du manga. À moins que tout soit planifié et gravé dans le marbre dès le départ, ce qui représenterait une différence culturelle ; mais j'en doute quand même. Tu as sans doute une idée sur la question.
La relation éditeur-mangaka est très différente d'en France, se rapprochant de celle des responsables éditoriaux des comics DC ou Marvel, dans sa dynamique mais pas dans sa cause. L'autorité du responsable éditorial ne découle pas du fait que la maison d'édition soit détentrice de la propriété intellectuelle que sont les personnages (Marvel possède Spider-Man, ou DC possède Batman), mais du modèle de publication, c'est-à-dire la prépublication en magazine avec une système de vote des lecteurs, les séries les moins populaires se voyant interrompues.
SupprimerComme un responsable éditorial US, le responsable éditorial Japon s'assure du respect des délais, avec même des histoires de mangakas retenus dans une chambre d'hôtel pour le couper de toute distraction et s'assurer qu'il produise le nombre de planches voulu dans le temps imparti (authentique).
L'enjeu étant le tirage du magazine de prépublication, le responsable éditorial a le pouvoir de conseiller le mangaka sur son scénario (grandes orientations, rebondissements, découpage, rythme) et sur sa narration visuelle, ce conseil pouvant s'imposer au créateur, allant de l'interférence à l'ingérence en fonction de la manière dont on l'envisage.
Dans le cas particulier de Naoki Urasawa, on peut supposer qu'il soit en position de négocier avec son responsable éditorial attitré et de refuser tout ou partie de ce qu'on souhaite lui imposer.
Un article court de vulgarisation :
https://actualitte.com/article/43730/edition/la-relation-editeur-auteur-au-japon-expliquee-par-les-mangakas
Un article plus long qui rentre dans le détail :
https://bounthavy.com/specificites-editoriales-du-manga-au-japon/
Extrait :
L’éditeur joue aussi un rôle considérable dans la production d’une série. Il conseille le mangaka pour que son récit entre dans le calibrage d’un épisode hebdomadaire. Il fait parfois même office de nègre. Il relit les dialogues et les simplifie pour qu’ils soient accessibles à tous types de lecteurs.
Pour se faire une idée plus précise du métier d’éditeur, on peut se reporter aux pages de Family Compo qui décrivent le travail du mangaka Sora Wakanae sous la direction de Mme Mori. Elle use de kanzume, mélange de menace et de cajolerie, pour que les planches arrivent à temps chez l’imprimeur.
Pour cela elle en vient à le confiner dans son bureau jusqu’à l’achèvement des pages. Une fois la partie graphique terminée, l’éditeur n’a plus qu’à coller les textes dans les bulles et les onomatopées à l’emplacement adéquat.
Chaque éditeur s’occupe de 7 à 8 mangaka différents. Il s’arrange pour avoir un mangaka travaillant sur une série hebdomadaire, et deux ou trois autres travaillant sur des séries plus courtes avec des contraintes de temps moins grandes. Il garde aussi en réserve quelques mangaka « en dormance », sans série en cours de préparation.
Le système éditorial japonais se distingue ainsi de ce qui se passe en France par son exploitation intensive des talents des dessinateurs en vue d’un profit toujours plus grand.
C'est très intéressant, merci.
SupprimerJ'ai pris connaissance du paragraphe du deuxième article sur les mangashi, les assistants, et ai lu que certains étaient spécialisés dans les décors. Forcément, j'ai tout de suite pensé aux décors de "Monster".