vendredi 29 septembre 2023

Ciel de guerre (tome 3) : "Alerte en Syrie" (Paquet ; novembre 2015)

Intitulé "Alerte en Syrie", ce recueil est le troisième et avant-dernier tome de "Ciel de guerre", une série en quatre volumes parus dans la collection "Cockpit" de l'éditeur genevois Paquet, entre mai 2014 et août 2016 ; sorti le 25 novembre 2015, cet ouvrage relié (de dimensions 24,0 × 32,3 centimètres ; à couverture cartonnée) comprend un total de quarante-six planches en couleurs. Notons que la maison Paquet a réédité la tétralogie en une intégrale en un seul volet, paru en mai 2019. 
Philippe Pinard, journaliste passionné d'aviation spécialisé dans la presse moto, est l'auteur du scénario. La partie graphique (les dessins, l'encrage, la mise en couleurs) est réalisée par Olivier Dauger. Pinard et Dauger avaient déjà travaillé ensemble sur une autre série d'aviation, "Ciel en ruine" (titre en cinq tomes publiés entre 2007 et 2012, chez le même éditeur). 

Précédemment, dans "Ciel de guerre" : Tournemire/Chatel croit naïvement que l'Armée de l'air pourra continuer à opérer et raille Marceau, qui, de son côté, a décidé de rejoindre l'Angleterre. Les deux hommes se quittent néanmoins en amis. 
Le 15 mai 1941, Rayak, Liban, sur la base du GC I/7 : les Morane-Saulnier MS.406 de l'Armée de l'air de Vichy sont alignés au sol. Deux mécaniciens rafistolent le moteur d'un des chasseurs sous le soleil, lorsqu'un sous-officier arrive et les informe que "le numéro 4 ne tourne pas rond". Il demande une vidange et un "bon nettoyage" des filtres et des réservoirs d'essence ; l'un des mécanos lui répond que le problème est que le moulin est "complètement rincé, il a plus de 150 heures dans les dents". Il aurait surtout besoin d'une révision complète et de pièces neuves, mais ils les attendent depuis trois mois. L'autre déplore le sable, "une vraie plaie" qui "bousille un moteur à peine sorti de caisse". Leur chef réplique qu'ils ne sont pas près de "voir la couleur" des pièces de rechange ; qu'ils se débrouillent pour faire "tenir en l'air les avions les moins cuits" - sous peine de "tracer une croix sur la dernière escadrille de chasse du Levant". Mais l'un des deux aperçoit des appareils à l'horizon... 

Pinard continue son exploration de ce double pan de l'histoire de France et de l'Armée de l'air qui est aussi honteux qu'il reste méconnu ; la campagne de Syrie de juin-juillet 1941 est sur le point d'être lancée. Le lecteur retrouve Tournemire, qui l'avait déçu - voire choqué - en ne partant pas pour l'Angleterre à l'issue de "Cocardes en flammes". N'est-il donc qu'un légaliste pour qui la lutte contre le Troisième Reich s'est arrêtée avec l'armistice du 22 juin 1940 ? Il affirme rester "fidèle à la légalité et à l'armée française", mais "pas à Vichy", alors pourquoi voler sous les couleurs de ce régime ? Pour défendre ce que les Allemands font semblant de laisser à la France ? Comme le souligne Marceau, la situation des légalistes - entre les Alliés et l'Axe - devient "rapidement intenable". Tournemire attend les Australiens et les Britanniques de pied ferme, mais c'est finalement le Curtiss P-40 de Marceau qu'il abat ! La guerre fratricide n'est plus taboue, certains pilotes se réjouissant même à l'idée de "filer une bonne trempe à ces faux jetons de gaullistes". Étienne a de nouveaux ennuis d'avion et doit se poser dans le désert ; cela amène une scène de mirage imaginative, où il est invité à assumer ses responsabilités et faire le deuil de ce qu'il fut. La campagne est une victoire alliée, mais Pinard appuie là où cela fait mal. Par la décision de Tournemire, il évoque les vichystes qui refusèrent de poursuivre la lutte du bon côté. La descente aux enfers d'Étienne empire, une affectation sans aucune gloire à l'École de l'air et un orgueil bafoué que seul l'alcool soulage. Puis vient le choc de Paris. Partout de la propagande et du feldgrau. Les auteurs rappellent que le port de l'étoile jaune était obligatoire depuis juin 1942. Le soir, occupants et collabos se retrouvent dans des lieux de fête huppés. En 1942, il y a aussi l'exposition Arno Breker (1900-1991), au sujet de laquelle Jean Cocteau (1889-1963) est égratigné. L'écœurement monte (enfin) au nez d'Étienne - d'autant que Caroline déclare que l'armistice l'aide à s'émanciper et qu'Ernst Jünger (1895-1998) le déstabilise lors d'une discussion. Paris est parée d'oripeaux nazis, les Alliés, eux, préparent l'opération Torch
C'est avec un réel plaisir que le lecteur retrouve le dessin de Dauger, cet apôtre de la ligne claire et héritier de l'école de Bruxelles. Dès la première case, tout est dit. Le paysage montagneux et le ciel bleu de Syrie, ces mécaniciens penchés avec sérieux sur le moteur de l'avion, ce sous-officier qui marche d'un pas sûr et les appareils sont mis en scène d'un coup de crayon élégant, fin et régulier, avec une précision de dessinateur industriel et un sens de la composition et une perspective admirables. Les personnages réels sont généralement ressemblants (Cocteau, Jünger, ou Jannekeyn ; Dentz un peu moins). Dauger accorde également un soin maniaque aux décors et aux accessoires, y compris les produits d'époque. Exemples : la bière toulousaine Montplaisir - dont une bouteille est offerte à Marceau - ou le cendrier aux couleurs de la marque Byrrh. L'avion de Hans-Joachim Marseille figure en page 36. Louons encore le découpage et la narration graphique, tous deux parfaitement limpides. 

Pinard et Dauger, avec "Alerte en Syrie", nous ont concocté un album très riche : entre combats aériens fratricides, joutes feutrées et questions existentielles. L'album présente Étienne en soldat qui refuse de trancher entre noir et blanc et s'oblige - par principe moral - à naviguer dans les zones les plus grises, quitte à en souffrir. 

Mon verdict : ★★★★★

Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

Ciel de guerre, Étienne de Tournemire / Chatel, Jean-François Jannekeyn, Henri Dentz, Armée de l'air de Vichy, Marceau / Marsouin, Français libres, Jean Cocteau, Ernst Jünger, Philippe Pinard, Oliver Dauger, Paquet

3 commentaires:

  1. Tu es bien parti pour tenir ton pari et finir cette série dans l'année.

    La précision de dessinateur industriel et un sens de la composition et une perspective admirables sont de retour, ou plutôt continuent avec une constance dans la qualité, caractéristique que j'apprécie. lorsque la qualité visuelle baisse de tome en tome, ça engendre une grande déception en moi, comme si le dessinateur se désintéressait ou se désengageait progressivement de son projet.

    J'ai lu ton article une première fois, puis j'ai cliqué sur le lien relatif à la campagne de Syrie pour une petite dose de culture, avant de le relire une deuxième fois. J'apprécie toujours autant d'avoir ainsi à disposition dans l'article des références immédiatement accessibles.

    Pourquoi voler sous les couleurs de ce régime ? […] La guerre fratricide n'est plus taboue. - Si ma pile n'était pas déjà aussi haute (et multiple), je sauterais le pas pour lire cette série, car je n'ai as souvenir d'en avoir lu une mettant ainsi en scène cette phase fratricide de la guerre.

    Au sujet de laquelle Jean Cocteau (1889-1963) est égratigné : voilà qui m'évoque la BD sur Jean Cocteau & Jean Marais, avec la difficulté d'exister pour les artistes dans la France occupée, et d'exercer leur métier, seule source de revenus.

    Un article captivant.

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    1. Merci pour le compliment !

      Le finir cette année : j'y compte bien, surtout qu'il ne me reste qu'un tome !

      Les liens : j'apprécie que tu apprécies, car cela me demande du boulot !

      Le dessin industriel - Tu vois, je me répète. J'aurais dû relire mon commentaire précédent. Je sais que tu n'aimes pas te répéter non plus. Je serai plus prudent avec le prochain tome. Mais quelque part cela signifie que ce sont les mêmes caractéristiques qui m'épatent. Je suis très sensible aux lignes de ces appareils, que veux-tu...

      Dans l'album, Cocteau, avec humour, met son admiration de Breker sur le compte de la folie et de la liberté. Cela étant, l'article que Wikipédia consacre à Breker rapporte cet enthousiasme, je cite : "Il (Breker) participe à une exposition de ses œuvres à l'Orangerie en 1942, qui est diversement accueillie, mais saluée avec enthousiasme par des intellectuels dont Jean Cocteau."
      Cocteau évoque ensuite le début de son éloge publié dans "Comoedia" : "Je vous salue, Breker", etc. Ci-joint un lien vers un article de La Libre : https://www.lalibre.be/culture/livres-bd/2003/09/24/je-vous-salue-de-la-haute-patrie-des-poetes-EAS5FHTNJFEXLJSGYNXMVNQ22Y/
      Après quoi, Étienne déclare à sa cousine Caroline : "Filons d'ici, Caro. Je commence à suffoquer dans l'espace confiné des hautes sphères de la création." Plus tard, on les retrouve au Maxim's, et là c'est sur Jünger qu'il tombe !

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    2. Le dessin industriel [...] Je me répète : je suis en train d'être confronté à la même problématique dans un commentaire pour une série Western (autre que Marshal Bass), en ayant l'impression de me répéter sur l'excellence des dessins à chaque tome.

      Merci pour ces éléments complémentaires sur Cocteau.

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