jeudi 16 novembre 2023

"Moonshine" : Tome 1 (Urban Comics ; Octobre 2017)

Publié en octobre 2017, dans la collection "Urban Indies" d'Urban Comics, cet album est le premier tome de la série "Moonshine". Elle en compte cinq au total, publiés entre 2017 et 2023. Ils compilent les vingt-huit numéros de la version originale, sortis chez Image Comics entre octobre 2016 et août 2021. Cet ouvrage englobe les versions françaises des "Moonshine" #1-6 (d'octobre 2016 à mars 2017). C'est un recueil relié et cartonné (19,0 × 28,5 cm) d'environ cent trente-quatre planches, toutes en couleurs. 
Brian Azzarello écrit les scénarios de ces six numéros et Eduardo Risso en réalise la partie graphique : les crayonnés, l'encrage et la mise en couleurs. Azzarello le Nord-Américain et Risso l'Argentin sont des collaborateurs fréquents. Ils ont été révélés par leur travail sur "100 Bullets" (1999-2009), la série Vertigo, et ont aussi collaboré sur "Batman: Broken City" (2004), entre autres. 

Spine Ridge, Virginie-Occidentale, 1929. C'est la nuit. Trois agents du FBI effectuent des recherches dans la forêt. Armé d'un fusil à pompe, l'agent Miller porte une lanterne ; les agents Nash et Denton, quant à eux, tiennent chacun une hache. Denton affirme qu'il a vu de la fumée cet après-midi. Refusant de le croire, Nash râle et lui reproche de les avoir fait venir pour rien. Miller veut les ramener au calme. Il ordonne à Nash de se taire, mais l'autre continue : ils sont "dans le trou du cul du monde, à traquer des bouseux de contrebandiers". Alors oui, il a "les glandes". Ils sont "dans la ligne de mire de Hoover". Ils n'ont "pas voulu le baiser", alors c'est lui qui les "baise". Mais Denton ne peut retenir un juron, imité par Miller. C'est Denton qui avait raison, ils viennent de tomber sur la planque de Holt. Alambic, fût, tonneau, condenseur à serpentin, tout y est ! Alors que Miller leur fait signe de tout démolir à la hache, des grognements se font soudainement entendre ; une silhouette massive et velue fond sur Miller, qui n'a pas le temps de tirer et disparaît dans une gerbe de sang. L'un des deux autres tente de dégainer son pistolet. Peine perdue, la bête se jette sur lui et le réduit en charpie. Pétrifié par la peur, le troisième ne bouge plus. Impitoyable, le monstre s'approche... 

Si "Moonshine" signifie "clair de lune", en anglais le terme désigne aussi de l'alcool de contrebande. Cette série mélange donc les genres : gangsters trafiquants d'alcool (en 1929, la prohibition est toujours en vigueur aux États-Unis) contre loups-garous. Une série B ? Avec Azzarello, c'est forcément plus complexe. D'abord il y a le héros ou plutôt l'antihéros. Lou Pirlo est un gangster qui n'en a que les vêtements : les inévitables feutre mou, costume rayé et richelieus noirs et blancs. Il travaille pour Joe Masseria, parrain new-yorkais obtus et acariâtre. Lou n'est ni assez cruel ni assez violent pour les basses œuvres, mais sa prestance lui permet de servir d'intermédiaire et de messager. Il porte en lui le poids d'un drame : la mort accidentelle de sa petite sœur, Annabelle, alors qu'il était enfant. Elle lui apparaît de temps en temps dans les moments critiques. Masseria l'envoie négocier avec Hiram Holt, moonshiner en Virginie. Le schéma classique, un protagoniste possède une chose dont un autre veut s'emparer à tout prix. Autour de personnages emblématiques, Azzarello emprunte aux deux genres : autant des conventions de films de gangsters (fusillades au volant, etc.) que celles du film d'horreur (créature fantastique, démembrements, hémoglobine, etc.). L'accumulation de stéréotypes fonctionne plutôt bien, au fond. L'auteur prend soin d'étoffer sa thématique par un jeu d'oppositions, mafiosi italo-américains et contrebandiers rednecks, nord et sud, ville et campagne, richesse et pauvreté,  ambition et modestie, et noirs et blancs, racisme et ségrégation étant en filigranes. Si le concept et l'imagination nécessaire pour nourrir celui-ci sont convaincants, le lecteur qui a lu quelques-unes de ses œuvres identifiera les tics d'écriture d'Azzarello ; l'histoire pensée à long terme, mais qui ne se dévoile que très progressivement, au risque d'engendrer des frustrations, et un maniérisme d'écriture qui se traduit par une surexploitation des non-dits, des dialogues sibyllins et des ellipses, et où rien ne semble avéré. Cela tend à favoriser la persistance d'un mystère très diffus, un peu artificiel, voire opportuniste, mais qui fera toujours gamberger le lecteur. 
Risso est certainement l'un des artistes les plus expressionnistes parmi les dessinateurs de comics en activité. Ce style colle à merveille au scénario. L'Argentin propose un style qui peut être qualifié de semi-réaliste, avec une légère propension à la caricature. Son trait est élégant, fin et régulier ; ses finitions sont satisfaisantes. Risso favorise un découpage cinématographique clair et lisible pour les scènes d'action. Sa mise en page est dynamique et moderne, l'artiste souvent à l'insert. La densité de détail est généralement suffisante et présente une certaine constance, même si Risso ne refuse pas, çà et là, la praticité d'une simple couche de couleur unie en guise de décor pour un arrière-plan. Il utilise de généreux aplats de noir, multiplie les contrastes entre ombres et lumières et travaille l'expressivité des personnages. 
Traduction effectuée par l'excellent Jérémy Manesse. Elle est impeccable et son texte est soigné. Page 80 : l'onomatopée "rustle" est restée en anglais ("bruissement").

À la croisée de deux genres, voilà un premier numéro qui nous propose un mystère de plus en plus opaque au fil des chapitres. Hélas, la narration pâtit d'une forme de maniérisme. Cet album n'est donc pas entièrement convaincant, mais selon l'humeur du lecteur il pourra susciter juste assez d'intérêt pour l'inciter à continuer. 

Mon verdict : ★★★☆☆

Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

Moonshine, Lou Pirlo, Hiram Holt, Tempest, Enos, Tucker, Frye, Delia, Joe Masseria, Gros Tony, L'autre Tony, Ducky, L'Ago, Il Cacciatore, Annabelle, Shérif Kelly, Denton, Miller, Nash, Image Comics

3 commentaires:

  1. Cette série mélange donc les genres : j'ai été décontenancé par le mélange prohibition & loups garous, étrange rapprochement.

    L'accumulation de stéréotypes fonctionne plutôt bien, au fond : j'abonde dans ce sens, Azzarello (quand il est forme) sait mettre à profit ces stéréotypes pour nourrir son récit.

    Surexploitation des non-dits, des dialogues sibyllins et des ellipses, et où rien ne semble avéré : je ne l'aurais pas mieux dit. A nouveau, une recette assez difficile à manier pour obtenir un résultat comestible.

    Je suppose que ces ingrédients me plaisent plus qu'à toi. A mon goût, Azzarzello et Risso sont en grande forme dans cette série, avec un dosage en parfait équilibre. Ma conclusion sur ce tome :

    Avec ce premier tome, Eduardo Risso & Brian Azzarello indiquent dès les premières pages qu'ils racontent une histoire de genre, mélangeant gangsters pendant la prohibition, trafic d'alcool de contrebande, avec une touche de surnaturel. Eduardo Risso est dans une forme graphique éblouissante, que ce soit pour les personnages, la direction d'acteurs, la photographie, et les plans de prise de vue : un régal de bout en bout. Brian Azzarello a mis la pédale douce sur ses tics d'écriture, pour un récit intelligible, une intrigue plutôt linéaire, des dialogues explicites sans patois indéchiffrable, et un récit plein de charme pittoresque angoissant.

    https://www.babelio.com/livres/Azzarello-Moonshine-tome-1/988948/critiques/2252418

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    1. C'est avec ce tome - et son second de "Hellblazer" - que j'ai compris que je n'appréciais pas Azzarello en tant que scénariste. J'ai fait un point, récemment, sur tout ce que j'ai lu de lui jusqu'ici, et en fin de compte, j'ai réalisé que je n'avais rien aimé plus que ça, à l'exception de son "Lex Luthor" qui m'avait bien plu.
      Je me suis donc plusieurs fois demandé si j'allais continuer cette série depuis que j'ai fini ce tome, mais finalement la réponse est positive (j'aurai quand même lu ce premier volume trois fois d'affilée pour l'apprécier un strict minimum). Ça tombe bien, parce que j'avais déjà les deux tomes suivants en stock...

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    2. D'Azzarello, j'ai également bien aimé Jonny Double (avec Eduardo Risso ; il existe une édition française), 100 bullets, Batman - Deathblow, Sale fric (avec Victor Santos), American monster (avec Juan Doe).

      https://www.babelio.com/livres/Azzarello-Jonny-double/329611

      https://www.babelio.com/livres/Azzarello-Sale-fric/432038

      https://www.babelio.com/livres/Azzarello-American-Monster/989757

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