Intitulé "La Ligne de mort", cet ouvrage est le vingt-troisième tome de "Ric Hochet", titre lancé par le Tournaisien André-Paul Duchâteau (1925-2020) et le Français Gilbert Gascard (1931-2010), alias Tibet. Il fut prépublié dans "Le Journal de Tintin" du 6 mai (nº19/75) au 29 juillet 1975 (nº31/75), avant d'être édité au format album chez Le Lombard en août 1976. L'album, de dimensions 22,5 × 30,0 centimètres (relié ; couverture cartonnée) inclut quarante-quatre planches. Série-fleuve en soixante-dix-huit volets, "Ric Hochet" s'étend sur près de cinquante ans (de 1963 à 2010). Une nouvelle série a vu le jour en 2015.
Duchâteau écrit le scénario. Tibet produit la partie graphique (dessins, encrage, mise en couleurs) ; Tibet ne réalisait pas les décors, il en déléguait l'entière production à ses assistants, les décoristes. Le nom de celui des tomes nº18 à 25 est inconnu : frère d'un célèbre dessinateur, l'artiste préféra conserver l'anonymat. Son identité reste un mystère, encore aujourd'hui.
Siège des Laboratoires Hermelin, à Hansy, en Île-de-France, par un beau jeudi d'octobre. Le professeur Hermelin téléphone à Ric Hochet. Bourdon (il est avec Ric et Nadine) décroche. Affable, le policier s'enquiert de la santé du savant, mais Hermelin le rabroue à sa façon et demande à parler à Ric. Bourdon, vexé, le traite de "vieux raseur" ; le scientifique réclame alors "un interlocuteur valable" sous le regard amusé de Ric, à qui Bourdon tend le combiné. Furibard, il déclare à Ric que si Hermelin est retrouvé assassiné un jour, il ne devra "pas chercher loin" pour trouver le coupable. Ric en ligne, Hermelin lui ordonne de venir aux laboratoires toute affaire cessante. Il s'agit de "fuites de documents espacées sur plusieurs semaines". Il attend Ric d'ici deux heures. Ric lui répond qu'il regrette : il est occupé et ne pourra pas se libérer avant deux jours. Hermelin accepte. Ric raccroche. Voilà comment il faut parler à Hermelin ! Impressionné, Bourdon le félicite. Il lui a "bien rabattu son caquet". Il a envie de l'embrasser ! Ces deux jours ont passé. Ric est sur le départ. Cette attente aura attisé sa "fichue curiosité"...
L'une des forces de Duchâteau est de ne pas s'encombrer d'introductions longuettes et d'entrer dans le vif du sujet sans tarder ; après les passes humoristiques d'usage, le ton est donné aux cinquième et sixième vignettes de la première planche : le professeur Hermelin, visiblement angoissé, communique instantanément sa tension au lecteur. Curieusement, dans un premier temps (ça ne dure qu'une bande), Ric ne bouge pas, Hermelin étant souvent odieux ; un peu bêtement (sans doute pour épater Nadine), il veut lui donner une leçon (ainsi qu'à Bourdon, dont il estime qu'il se laisse marcher sur les pieds). Plus tard, craignant que le savant soit en danger de mort, Ric se rend chez lui sans tarder. Cette fois, l'intrigue est définitivement lancée, comme un boulet de canon. L'action ne s'arrête plus : cascades, assassinats, incendies, fusillades, etc. Le lecteur suppose que la participation d'Hermelin annonce une intrigue dans laquelle la technologie joue un rôle, et il a raison. Cela étant, Duchâteau n'est pas Edgar P. Jacobs (1904-1987) : il ne s'attarde donc guère sur les aspects techniques ou scientifiques de l'invention d'Hermelin, plus sur son utilisation. Hermelin est donc d'abord un moyen qui permet à l'auteur d'imaginer des inventions aussi incroyables que meurtrières ; en outre, l'époque est d'ailleurs marquée par un retour à la guerre froide, et donc au monde des espions. Cela offre au scénariste la possibilité de se placer à la croisée des genres et de mélanger un roman à énigme (ici, avec trois suspects clairement identifiés) à un récit d'espionnage sur fond d'arnaque. Tout cela tient la route et aucune invraisemblance (majeure) n'est à relever, malgré un dénouement un brin alambiqué (conf. le double coup de la capsule de cyanure : planches nº42 et 44) que le lecteur pardonnera. En dépit du dynamisme narratif et des aspects spectaculaires de l'histoire, la facture de l'ensemble demeure assez classique ; le mystère et le suspense, par exemple, s'insinuent nettement moins dans cette atmosphère que lorsqu'il s'agit d'une enquête ayant pour cadre une bourgade isolée de province (rappelons que "La Ligne de mort" se déroule en Île-de-France).
Tibet et ce décoriste produisent une partie graphique solide, savamment articulée, d'un niveau supérieur de limpidité, et proposent une densité de détail appréciable. L'art de Tibet est installé dans sa période de maturité. L'album s'ouvre sur un joli paysage : le laboratoire moderne perdu dans la campagne francilienne. Cela étant, le cadre choisi étant une bourgade fictive, le décoriste n'a aucun lieu connu à représenter ; à part une belle église, les autres bâtiments sont terriblement ordinaires - ce qui ne signifie pas qu'ils soient bâclés, au contraire. Les véhicules sont soignés : de la Porsche 911 jaune (a priori il s'agit toujours du modèle de 1967) à la Citroën 2 CV en passant par un camion Hino ou encore une magnifique Peugeot 504. Dommage que l'emploi de la bichromie soit parfois indigeste, cf. la planche nº40. Enfin, comme le précise l'article que Wikipédia consacre à l'album, notons que Tibet donne les traits de l'actrice Annie Girardot (1934-2011) au personnage du docteur Payen.
Bien que "La Ligne de mort" ne soit guère des plus mémorables, Duchâteau, qui exploite la même recette à l'envi, dispose de suffisamment d'imagination pour parvenir à renouveler le propos et - après vingt-trois tomes quand même, soulignons-le - à éviter toute lassitude chez le lecteur ; en soi, c'est une performance à saluer.
Mon verdict : ★★★☆☆
Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz
Barbüz
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Ric Hochet, Commissaire Bourdon, Professeur Hermelin, Docteur Payen, Guido Barrel, Maurice Delange, Eva Germeau, Heinz De Vreese, Gert Elmann, André-Paul Duchâteau, Tibet, Le Lombard
J'aime beaucoup la composition de cette couverture avec la carte routière en arrière-plan, une sorte d'énigme en elle-même pour déchiffrer le plan et localiser un lieu ou suivre un parcours.
RépondreSupprimerCela étant, Duchâteau n'est pas Edgar P. Jacobs (1904-1987) : je vois que, toi aussi, tu uses de la comparaison avec EP Jacobs, mais pour ses qualités.
Le décoriste n'a aucun lieu connu à représenter : je n'y aurais pas pensé sous cet angle-là, c'est vrai que ça modifie significativement les paramètres pour rendre les environnements intéressants.
J'ai cliqué sur le lien Hino car cette marque ne me disait rien, et effectivement c'est une découverte pour moi.
La couverture - D'accord à 100%. C'est l'une des plus chouettes de la série, je trouve. La main gantée a un effet bœuf.
Supprimer"Pour ses qualités ?" - Mais Jacobs n'a que des qualités, Présence, que des qualités. Quand t'en rendras-tu enfin compte ? Il est encore temps pour toi, tu sais.
Hino a aussi été une découverte pour moi. Le logo sur la calandre est suffisamment lisible. En revanche, je m'étonne de la présence de camions japonais en France, surtout à cette époque-là. Mais pourquoi pas ; je suppose que Tibet s'inspirait de ce qu'il voyait sur les routes.
Il est encore temps pour moi : pourquoi pas retenter La marque jaune ou L'affaire du collier, en effet ? Mais pas tout de suite.
SupprimerJe me laisserais plus facilement tenter par un album plus récent (le diptyque de Jean Dufaux, au hasard, ou Huit heures à Berlin) ou une interprétation dérivée de type celui réalisé par François Schuiten.
Bon, ça ne transparaît peut-être pas, mais mon ton était humoristique.
SupprimerCela étant, je suis partant pour que nous fassions de "La Marque jaune" - voire de "L'Affaire du collier", mais plutôt le premier - un article à quatre mains ; tu te sentirais ainsi "moins seul" en lisant du Jacobs et pour moi ce serait un pur bonheur de relire cet album et d'en écrire un article avec toi. 😅