lundi 26 août 2024

"Tête de Chien" : Livre I (Dargaud ; mai 2023)

Sobrement intitulé "Livre I", cet album, publié en mai 2023 chez Glénat, est le premier tome "Tête de Chien", une série qui conte les aventures de deux jeunes chevaliers et d'un écuyer, pendant le dernier quart du XIIe siècle. C'est un ouvrage relié (dimensions 22,9 × 28,8 centimètres, avec une couverture cartonnée). Il contient précisément cent vingt-six planches (hors intercalaires, il y en a un au début de chaque chapitre), toutes en couleurs. Aucun bonus ne figure dans cette édition. 
Vincent Brugeas écrit ce scénario, dont la partie graphique (crayonnés et encrage) est signée par Ronan Toulhoat ; ces deux artistes sont associés de longue date. Ils ont de nombreuses œuvres à leur actif : "Block 109" (2010-2012), "Le Colosse noir", "Ira Dei", (2018-2021) "Cosaques" (toujours en cours à ce jour), ainsi que "Le Roy des ribauds" (idem) - entre autres. La mise en couleurs est composée par Yoann Guillo, qui avait lui aussi déjà travaillé avec Brugeas et Toulhoat (sur "Cosaques"). 

Royaume de France, vers la fin du XIIe siècle. Josselin songe à sa vie de chevalier. L'entraînement quotidien, depuis l'âge de sept ans, quel que soit le temps. Les muscles des bras endoloris à force de brandir l'épée de bois et de lever le bouclier, ses partenaires (son père, ses frères et leur maître d'armes), les fesses usées sur la selle, le défi de la quintaine et les défaites. Et toujours des rêves plein la tête. "Chaque nuit", il s'imaginait "en pleine mêlée" affronter de redoutables adversaires dans des tournois prestigieux, compagnon de "puissants et nobles seigneurs", dont il était devenu "ami et allié". Aujourd'hui, son but n'est ni de collecter les rançons ni de s'enrichir : Josselin veut simplement prouver sa valeur, "devenir l'égal de Gauvain, d'Olivier et de Roland." Se battre aux côtés de Guillaume le Maréchal ou du jeune Richard, duc d'Aquitaine. Son père, ne le voyant pas du tout de cet œil, espérait bien de son fils qu'il entre dans les ordres monastiques, pour servir Dieu ; Josselin a toujours été "un fils respectueux et obéissant", jusque-là. Car il sera chevalier, peu importent les projets de son père... 

Il est difficile de savoir précisément en quelle année se déroule cette histoire. Les éléments donnés par Brugeas (pages 24 et 26) laissent supposer que les évènements se situent au début du règne (1180-1223) de Philippe II Auguste (1165-1223). À quelques années près, l'action se passe donc à la même période que celle du "Roy des ribauds", sans qu'il y ait de personnages communs. 

Avant de se lancer, le lecteur devra être conscient que "Tête de Chien" n'a rien à voir avec le naturalisme historique teinté de romantisme d'une saga comme "Les Tours de Bois-Maury" ; Hermann y étudiait l'archétype du chevalier sous tous les angles, propulsait son héros dans une quête presque mystique et proposait un texte travaillé de manière approfondie. Brugeas, lui, s'inspire largement de l'esprit shōnen pour nous livrer un Moyen Âge immédiatement assimilable et "consommable". Aucun élément sociopolitique n'est poussé, bien que les rivalités entre les partisans du roi et les autres soient évoquées. Pas de référence à la spiritualité ou à l'église non plus. Aucun ingrédient surnaturel ou fantastique non plus, même de loin ; cette histoire est ancrée dans le réel. Brugeas ne sort pas son intrigue du microcosme de la chevalerie, en tout cas pas dans ce premier tome. Le ton est tous publics, ni sexe ni violence débridée ou exacerbée (verbale ou physique), aucune noirceur exagérée ; Brugeas a d'ailleurs souligné en interview qu'il n'y avait aucun mort dans son récit. Autant d'éléments par lesquels "Tête de Chien" se distingue de l'existant. 

L'auteur développe son intrigue à partir de quelques concepts intéressants. Le premier est la nature et la personnalité de "Jehan", bien sûr. Il ne s'agit pas d'un secret de polichinelle et le petit groupe doit être vigilant à propos d'éventuelles indiscrétions, surtout de la part de Josselin. Les conséquences ne sont pas explicitées, mais Brugeas n'a pas à les détailler tant elles paraissent évidentes, car la jeune femme a tout à perdre. Une réelle épée de Damoclès flotte donc au-dessus du trio de compagnons, d'autant plus que chaque nouvelle rencontre représente un risque plus ou moins probable. 

"Tête de Chien" se caractérise par une certaine richesse thématique. Brugeas questionne les valeurs de la chevalerie en examinant un côté moins connu du mythe. Il s'intéresse au rôle de l'argent et à la condition financière des chevaliers. Ici aussi, l'argent est le nerf de la guerre, même la fausse, c'est-à-dire celle des tournois. C'est une véritable économie, en quelque sorte, où l'adresse et le talent aux armes enrichissent les plus doués et appauvrissent les plus malheureux. L'un ne va pas sans l'autre, comme les vases communicants. Le chevalier vainqueur exigeant d'être payé par celui qu'il a vaincu ; c'est le principe de la rançon. Évidemment, certaines d'entre elles sont bien moins satisfaisantes que d'autres selon les facultés de négociation des vaincus, tandis que des arrangements peuvent parfois être discutés en coulisses. Un microcosme, donc, avec ses règles en surface, et ses jeux de pouvoir, ses magouilles et ses tierces parties dans l'ombre. Au fond, la défense de la veuve et de l'orphelin semble davantage un objectif idéalisé et sacré qu'une véritable possibilité de vivre selon le code. 



Les personnages sont bien définis, avec des caractérisations claires - peut-être trop évidentes, d'ailleurs. L'introduction révèle que Josselin était destiné aux ordres monastiques ; il n'était donc pas l'aîné de sa famille. Le jeune chevalier est courageux et doué à l'épée, à défaut d'être lucide et clairvoyant. Sa naïveté est une faiblesse. Jehan (Jehanne ?), elle, a été éduquée par son père comme un garçon, c'est-à-dire comme un futur chevalier ; elle dissimule sa poitrine en la compressant sous un linge enroulé autour du torse. La petite cicatrice qui part de la lèvre supérieure de la jeune femme témoigne certainement d'une blessure à l'entraînement. Elle est assurément d'extraction noble ; son père désirait probablement un fils et l'a élevée comme tel, sans qu'elle en ait été perturbée ou qu'elle en éprouve une quelconque rancœur. Jehan veut être reconnue pour son adresse en premier lieu ; les lecteurs à la critique affûtée pourront taxer l'idée d'invraisemblable, bien que Brugeas se défende en expliquant que Jehan a suivi un entraînement intensif depuis ses sept ans et qu'elle compense son manque de puissance par sa rapidité. Jehan a un esprit particulièrement vif qui se caractérise par une bonne dose d'espièglerie ; sans courir après le même idéal, elle partage avec Josselin certaines valeurs. Paulin, l'écuyer, est un jeune garçon enthousiaste et futé qui n'hésite pas à prendre des risques et à se mettre en danger pour aider les deux chevaliers. Enfin, Oddard est plus inquiétant qu'il n'est véritablement méchant, ce qui est cohérent avec le ton de l'album. 

La construction narrative de Brugeas repose sur le principe de la linéarité, bien que la structuration en chapitres, les confessions des personnages au début de ceux-ci et la division en deux, voire en trois fils narratifs empêchent l'ennui et les longueurs de s'instaurer. Le poids de la linéarité est également limité par la relative brièveté des scènes : la plus longue ne s'étend que sur huit planches. 

Toulhoat évolue dans un registre réaliste. Il produit une partie graphique moderne, dynamique, enlevée et qui reflète son sens du mouvement et de la chorégraphie. C'est fluide et sans raideur, ça tourbillonne et c'est limpide ; tant mieux, parce que les scènes de combat exigent une lisibilité immédiate. Ses personnages sont aisément identifiables : le lecteur les mémorise dès qu'il les voit pour la première fois. Le dessinateur propose une belle diversité de visages et de corpulences. Port du heaume oblige, il doit accentuer l'expressivité des regards des compétiteurs. Chaque chapitre s'ouvre sur une introduction d'une page en bichromie, consacrée à un protagoniste seul qui donne libre cours au fond de ses pensées ; une bonne idée qui leur apporte de la profondeur. La densité de détail est raisonnable, mais il n'en faudrait pas beaucoup moins. L'artiste privilégie habilement l'efficacité à la quantité dès que cela a du sens en matière de productivité (il avait mentionné le budget comme une contrainte à contourner) ; cela peut se traduire par un rendu flouté ou une couche de couleur unie sans effet de texture sur les arrière-plans. Le trait de Toulhoat est propret et très consensuel ; il pourra rappeler l'influence du style des Studios Disney, ce qui vient renforcer la facette jeune public de "Tête de Chien". Cela pourra déplaire à certains ; les autres n'y prêteront pas forcément attention ou s'en accommoderont. 

Ce premier tome - trois ont été planifiés - propose une intrigue plus complexe qu'il n'y paraît. Certains évènements sont prévisibles (notamment les affrontements du tournoi), mais dans l'ensemble la dynamique fonctionne. "Tête de Chien" s'adresse à un public jeune, dans le fond comme dans la forme ; les lecteurs qui cherchent une dimension épique, grandiose et sauvage en seront pour leurs frais. 

Mon verdict : ★★★☆☆

Barbüz, pour Askear
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz 

Josselin, Jehan, Paulin, Oddard, Le Chevalier noirci, Gaucher de Joigny, Philippe II Auguste, Dargaud, Askear

4 commentaires:

  1. Tu as adopté le format long pour tous tes articles à venir ?

    J'avais feuilleté à plusieurs reprises les tomes de la série Le roy des ribauds, et Tête de chien m'avait également attiré, surtout parce qu'il est mis en avant à la FNAC. Je suis fort aise de pouvoir en découvrir plus dessus, et sur ce duo de créateurs.

    Tête de Chien n'a rien à voir avec le naturalisme historique teinté de romantisme d'une saga comme Les Tours de Bois-Maury : voilà une comparaison qui me parle et qui me permet de situer l'approche des auteurs.

    Brugeas, lui, s'inspire largement de l'esprit shōnen pour nous livrer un Moyen Âge immédiatement assimilable et consommable : une sorte d'environnement prêt à l'emploi en s'appuyant sur les stéréotypes du genre, pratique et immédiat, mais aussi le risque d'une simple collection de clichés. Depuis que tu m'as initié à la perception de la profondeur des BD historiques, je me rends compte que ce n'est plus trop ce que je recherche dans ce genre, parce que je parviens à m'intéresser au contexte historique même si cela me demande beaucoup de recherches à côté.

    Toulhoat évolue dans un registre réaliste [...] partie graphique moderne, dynamique, enlevée et qui reflète son sens du mouvement et de la chorégraphie : en restant à un feuilletage rapide et en regardant la page que tu as intégrée dans ton article (tout en ayant conscience que c'est un échantillon non représentatif), l'apparence très inconsistance des arrière-plans me sautent aux yeux. Je comprends que nécessité fait loi en matière de productivité (comme tu le soulignes par la suite) ; j'éprouve des difficultés à accepter ce choix dans un genre dont un des attraits majeurs est la reconstitution historique. Je m'interroge sur la consistance et la cohérence historique de ce qu'il montre.

    Port du heaume oblige, il doit accentuer l'expressivité des regards des compétiteurs : un sacré défi en termes de dessins, pour que les personnages restent expressifs, et aisément reconnaissables.

    Tête de Chien se caractérise par une certaine richesse thématique. Brugeas questionne les valeurs de la chevalerie en examinant un côté moins connu du mythe. Il s'intéresse au rôle de l'argent et à la condition financière des chevaliers. [...] C'est une véritable économie, en quelque sorte, où l'adresse et le talent aux armes enrichissent les plus doués et appauvrissent les plus malheureux... - Voilà un aspect du récit qui me plairait bien.

    Un article qui me conforte dans ma décision de ne pas lire cette série, avec moins de regret.

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    1. Le format long - Ça, c'est certainement dû à l'influence de ton travail et à un commentaire selon lequel des images seraient bienvenues. Alors je ne sais pas que répondre, mais c'est une tendance qui se dessine. Paradoxalement, j'ai l'impression que le format condensé (je tiens/tenais à ce que la totalité de l'article soit visible à l'écran sans scroller) me demande plus de boulot. Mais je crains le déséquilibre, c'est-à-dire des inconsistances d'un article à l'autre en termes de longueur (d'ailleurs, comment fais-tu, toi ? Tu te fixes un maximum ? Un minimum ?). Je pense que je vais conserver le format condensé pour les vieilles séries franco-belges ("Ric Hochet", "Tif et Tondu", etc.).

      Ne pas lire cette série avec moins de regret - Celui-là, si mes souvenirs sont bons, c'est moi qui l'ai proposé à Askear. La lecture m'a néanmoins déçu, car je n'y ai pas trouvé ce que j'attendais : je ne lirai donc pas la suite (le second tome est sorti récemment).

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    2. Le format condensé : quelqu'un m'avait suggéré d'écrire des commentaires plus courts, de l'ordre du paragraphe de mes conclusions. Je me suis rendu compte que pour parvenir à un tel degré de synthèse, il faut que je commence par écrire l'article détaillé, je ne sais pas faire autrement.

      Je me fixe un minimum : 2 pages word, interligne simple, Arial taille 11. Initialement (il y a plus de dix ans), j'ai choisi ce format pour me contraindre à écrire au moins un paragraphe développé sur les dessins, parce que je trouvais que ça manquait quasi systématiquement dans les avis que je pouvais lire sur les comics.

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    3. Merci, ça me donne une base.

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