vendredi 11 janvier 2019

Alix (tome 16) : "La Tour de Babel" (Casterman ; octobre 1981)

"La Tour de Babel" est le seizième tome de la série créée par Jacques Martin (1921-2010) en 1948. L'histoire est publiée dans l'édition belge du "Journal de Tintin", du nº9 de mars au 23 de juin 1981. En octobre de cette même année, Casterman l'édite en un album cartonné (au total, quarante-six planches).
Martin est également célèbre pour d'autres titres, tels que "Lefranc", ou "Jhen". En 1991, il est, hélas, diagnostiqué d'une dégénérescence maculaire qui le rend quasiment aveugle et l'éloigne des tables de dessin dès l'année suivante. Il délègue alors le dessin à d'autres artistes et se fait assister à l'écriture.

À l'issue du tome précédent, après le débat et les morts d'Hykarion et d'Herkios, le légat ordonne que tout soit fait pour qu'Alix et Enak rentrent à Rome dans les meilleures conditions.
Jérusalem, par une journée ensoleillée. Alix, Enak, et Claudius Glarus ont un rendez-vous devant le Temple de Salomon. Alix est étonné par le choix de l'endroit ; il n'a jamais vu autant de marchands. Glarus formule un début d'explication, mais Alix l'interrompt et attire l'attention de ses compagnons sur un étal ; il a reconnu le signe. Il se dirige vers l’échoppe et tend un bijou au vendeur, lui demandant s'ils peuvent le lui céder à bon prix. Il s'agit d'un pendentif fabriqué à partir d'une pièce sur laquelle est gravée une étoile à huit branches, dont l'une se termine en flèche, motif qui se retrouve sur un bouclier que propose justement ce commerçant. L'homme leur affirme qu'il s'agit d'un ornement de valeur ; il en ferait volontiers l'acquisition, mais il connaît quelqu'un qui leur en offrira beaucoup plus. Il ajoute qu'Alix et ses amis ont de la chance, car cette personne ne se trouve pas loin. Il désigne du doigt un quidam vêtu en gris et beige qui attend près de la mer d'airain. Les ayant aperçus, l'inconnu fait le tour du monument ; Glarus s'étonne de l'étrange manège. Ils décident de le suivre. Alix finit par aborder l'individu et lui tend le pendentif...

Bien que "La Tour de Babel" en soit la séquelle, il n'est pas indispensable de relire "La Tiare d'Oribal". Martin renoue ici avec la réussite. À Jérusalem, Alix rencontre un contact qui l'informe que rien ne va plus à Zür-Bakal. Oribal n'est pas parvenu à imposer sa politique et a multiplié les erreurs ; la révolte populaire a grondé et le sang a coulé. Le jeune monarque a perdu pied et a eu l'idée de faire mander Alix. Ce dernier répond positivement à l'appel. Martin, par un artifice narratif brillant, conditionne le lecteur à imaginer le héros gaulois démêler des luttes de palais et calmer les émeutes, mais le drame va se dérouler de façon différente - sordide, sans gloire, à l'abri des regards dans ce monument décrépi et lugubre qu'est devenue la Tour de Babel. L'acteur principal de cette tragédie en deux temps (Zür-Bakal et Babylone) est "l'homme en noir", étrange individu à la fois franc et manipulateur qui joue au chat et à la souris avec nos amis et qui accélère, l'espace d'un instant, le rythme cardiaque du lecteur en le faisant croire aux fantômes de papier. Martin casse la cadence, réduit l'action au minimum et temporise, ce qui, chez le lecteur, déclenche une sensation croissante de mauvais pressentiment. Après un voyage tendu qui évoque à nouveau l'esclavage et la condition humaine, Alix et Enak doivent passer un moment à Babylone, l'occasion pour eux de découvrir ce qu'il reste des splendeurs de la cité mythique (les Jardins suspendus, etc.), mais le dénouement finit par venir ; brutal (pour cette série), il surprendra. Enfin, Martin crée ici le personnage de Marah, instantanément attachant. Il avait déjà utilisé le surnaturel dans "Le Dieu sauvage" ou dans "La Griffe noire" ; là, il va plus loin avec les pouvoirs de cette jeune fille qui demeure un mystère. La dernière case, inattendue, pourra être interprétée de bien des manières. Visuellement, c'est admirable ; aucune trace de faiblesse dans le trait de l'artiste. Tout est soigné : le découpage (limpide), le mouvement, l'atmosphère, les costumes (variés), les décors (remarquables), villes, ruines, villages ou arrière-pays, les animaux, etc. "La Tour de Babel" se caractérise par des éléments scénaristiques étonnants, un tempo cassé, une petite incohérence, une erreur historique (la mer d'airain fut détruite par Nabuchodonosor II en 586 av. J.-C.), surtout par une intrigue captivante, et une partie graphique somptueuse.

Avec ce seizième tome, Martin et "Alix" renouent enfin avec le meilleur. Certes, il y a quelques invraisemblances çà et là et le rythme est assez lent, mais cet album est sans aucun doute le plus réussi depuis la fin de l'âge d'or de la série (1965-1974).

Mon verdict : ★★★★☆

Barbuz

4 commentaires:

  1. Grâce à ton commentaire, je viens de découvrir ce qu'est la Mer d'Airain dont je n'avais jamais entendue parler. Il est très étrange que Jacques Martin ait ainsi souhaité intégrer un tel anachronisme. Telle que tu la décris, la construction de l'intrigue et son rythme ont l'air de vraiment sortir de l'ordinaire.

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    1. Nabuchodonosor II avait détruit le Temple de Salomon et la mer d'airain ; le temple a été reconstruit, mais je n'ai trouvé aucune information indiquant que la mer d'airain a été reconstruite aussi. A priori, on n'en trouve plus mention dans les textes postérieurs ; de là mon affirmation que Martin s'est trompé.
      Le rythme de cet épisode m'a beaucoup fait penser à ce que Valérie Mangin fait avec "Alix Senator".

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    2. Découvrant l'existence de la Mer d'Airain avec ton article, je suis allé lire l'article wikipedia et il n'y a pas non plus mention d'une éventuelle reconstruction.

      C'est perspicace ton observation sur le rythme de l'épisode ; je pense que je n'aurais pas été capable de m'en rendre compte.

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    3. Pour moi, cette mer d'airain a été une découverte aussi ; merci Monsieur Martin, car malgré cette erreur probable, il est évident qu'il a dû se documenter sérieusement avant d'attaquer la réalisation de l'album.

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