lundi 28 octobre 2019

Lefranc (tome 1) : "La Grande Menace" (Casterman ; janvier 1954)

"La Grande Menace" est le premier tome de "Lefranc" (des "Aventures de Lefranc", à cette époque et jusqu'en 1961), série d'aventures créée par Jacques Martin (1921-2010), qui met en scène le reporter qui lui a donné son nom. Cette histoire de soixante planches, prépubliée dans la version belge du périodique "Tintin" entre mai 1952 et août 1953, sortit en album en janvier 1954 chez Le Lombard (puis chez Casterman, en 1966).
L'album a été entièrement réalisé par Martin : scénario, dessins, encrage, mise en couleur. Martin est célèbre pour d'autres titres, tels que "Jhen", et surtout pour "Alix". En 1991, ce géant de la bande dessinée franco-belge fut diagnostiqué d'une dégénérescence maculaire qui le rendit quasiment aveugle et l'éloigna des tables de dessin dès l'année suivante. Il se fit assister à l'écriture et il délégua son travail à d'autres artistes.

Un soir, à Bâle, début des années cinquante. Une Bentley bleue traverse la Marktplatz. Le chauffeur et ses trois passagers roulent vers l'extérieur de la ville pour la quitter ; il est 21h55, et ils sont à quelques kilomètres de la frontière française. Au poste de douane helvète, les formalités de sortie du territoire sont plutôt rapides. Du côté français, cela se complique. Il est 22h00. Le moteur d'une vieille voiture en provenance de France cale, à peine la barrière levée. Dans l'autre sens, un agent arrête la Bentley, demande les passeports et pose la question d'usage ; le chauffeur tend les documents et n'a rien à déclarer. Le douanier rend les pièces administratives, puis émet le souhait d'examiner le coffre. Le chauffeur obtempère, mais il éprouve quelques difficultés, car la serrure résiste. L'agent, pour l'aider, allume sa torche électrique, mais le bouton est défectueux ; agacé, il secoue l'objet, qui tombe et heurte le pare-chocs. Alors qu'il se relève après l'avoir ramassée, il note que de l'or est apparu sous le chrome qu'il vient d'abîmer...

"La Grande Menace" est un premier tome qui, d'emblée, séduit par sa maturité, malgré quelques petites longueurs sur la fin, ainsi qu'une invraisemblance "majeure". Martin a déjà trois aventures de son titre phare "Alix" derrière lui. En 1951, il visite le site du tunnel d'Urbès, en Alsace, ce qui lui donne l'idée de son intrigue, qui mêle adroitement histoires de gangsters, espionnage, et terrorisme, sans que la guerre froide soit évoquée. Le propos est introduit dès la première page. Si Lefranc apparaît immédiatement comme un reporter courageux, meneur d'hommes, capable de prendre des initiatives et ne craignant pas le risque, il se ferait, pour un peu, voler la vedette par l'inspecteur Renard, un limier intrépide, intelligent, expérimenté, et à l'efficacité redoutable. Ce point mérite d'être relevé, car les officiers des forces de l'ordre, dans ce type de série, font souvent office de faire-valoir. De l'autre côté, un méchant, un vrai, en la personne d'Axel Borg, qui rêve de mettre les grandes nations du monde à genoux en rasant leurs capitales. Borg a le physique habituel des antagonistes dans les œuvres de Martin : un homme de belle prestance, charismatique, soigné, aux cheveux noirs et portant la barbe. Il ne semble guère lié à une idéologie particulière ; seul lui importe le pouvoir, et il ne se fixe aucune limite morale ou matérielle pour l'obtenir. Lefranc gagne ainsi un ennemi juré dès ce premier volume. L'invraisemblance évoquée plus haut concerne Jeanjean ; le garçon, âgé de huit ans, participe à un camp de louveteaux. Avec Lefranc, il vivra des fusillades, des bagarres, un enlèvement, chutera dans des gouffres, et pénétrera dans une base secrète ! Cette version alternative d'Enak permet à Martin d'instaurer une relation père-fils dans un univers qui ne laisse, par convention, aucune place à la notion de famille. La partie graphique est remarquable. Le travail de Martin s'inscrit dans la tradition de l'école de Bruxelles : phylactères rectangulaires, texte abondant, et la volonté d'un certain réalisme. Son trait est cependant loin d'avoir atteint sa maturité. Les planches présentent un découpage particulièrement dense ; l'artiste, dont c'est l'une des marques de fabrique lors de ses jeunes années, y produit jusqu'à seize cases, toutes plus soignées les unes que les autres. Malgré une "erreur technique" (les P-47 en formation trop serrée), le lecteur restera admiratif devant la minutie apportée aux véhicules (voitures, avions), aux paysages, aux bâtiments, et aux physionomies de personnages identifiables au premier coup d'œil.

Si Hergé (1907-1983) félicita Martin pour cet album, Edgar P. Jacobs (1904-1987), furieux, y vit des emprunts évidents au "Secret de l'Espadon". Quoi qu'il en soit, "La Grande Menace", véritable réussite, marque les grands débuts d'une série populaire. 

Mon verdict : ★★★★☆

Barbuz

5 commentaires:

  1. Je ne pense avoir lu ce premier album. Je suis bien sûr retourné consulter la page wikipedia consacrée à Guy Lefranc, mais cette fois-ci de manière lus complète que pour seulement chercher la contribution d'André Taymans. Du coup, j'ai vu que Jacques Martin n'a réalisé que 4 albums avant de confier les dessins à un autre artiste.

    J'aime bien ta remarque sur Jeanjean, à la fois sa participation irréaliste, à la fois une forme de relation plus paternelle que de grand frère.

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    1. Oui, d'ailleurs, je ne lirait que les quatre premiers albums ; Martin se charge des trois premiers, puis De Moor illustre le quatrième, avant que la série ne soit confiée à un autre dessinateur que je ne connais pas, Gilles Chaillet. Il y en aura d'autres après, bien sûr.
      On parle de quatre albums en vingt ans... Ce n'est qu'à partir de la fin des années 70 que "Lefranc" trouve son rythme de croisière, et ça ne durera qu'un temps.

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  2. Gilles Chaillet : wikipedia est mon ami, car il me semblait bien avoir déjà croisé ce nom. C'est, entre autres, l'un des dessinateurs de la série Le triangle secret de Didier Convard.

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    1. Celui-là ("Le Triangle secret"), il va falloir que je finisse par le lire, car on ne cesse de m'en dire du bien, voire de s'étonner que je ne l'aie pas encore lu en tant que bédéphile. Je suppose que tu l'as lu ; as-tu un commentaire sous le coude ?

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  3. Je n'ai lu que les premiers tomes empruntés en bibliothèque municipale et c'était avant que je ne commence à rédiger des commentaires. Je m'y étais intéressé en tant qu'aventure éditoriale pour pouvoir sortir 7 albums de 2000 à 2003, grâce à la gestion d'une équipe de dessinateurs, 1 différent par album. Cette forme d'organisation a ensuite été reprise pour la série du Décalogue de Frank Giroud (10 albums de 2001 à 2003), et plusieurs autres après.

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