lundi 27 juillet 2020

Barbe-Rouge (tome 3) : "Le Fils de Barbe-Rouge" (Dargaud ; septembre 1963)

"Barbe-Rouge", la série de bande dessinée sur la piraterie (l'action se déroule début XVIIIe siècle), fut créée en 1959 par les Belges Jean-Michel Charlier (1924-1989) et Victor Hubinon (1924-1979). Elle a un historique de publication assez compliqué (redécoupages pour les sorties en albums et changements d'éditeurs). Elle est prépubliée entre octobre 1959 et juillet 1968 dans le magazine "Pilote" ; les histoires suivantes sortent directement en albums, puis la série retrouve le format magazine avec "Super As" en février 1979. "Barbe-Rouge" survit aux morts de Hubinon, Jijé (1980), et Charlier, mais restera moribond malgré les projets de relance. À ce jour, aucun n'a été réalisé. 
"Le Fils de Barbe-Rouge" est le troisième tome du titre. Charlier a écrit le scénario. Hubinon a produit les dessins, l'encrage et la mise en couleur. C'est la suite du "Jeune Capitaine", qui fait partie du "Roi des sept mers", mais qui porte - à cause de complications lors de sa réédition en album - le numéro vingt. 

À l'issue du tome précédent, Barbe-Rouge révèle ses origines au jeune de Montfort et lui tend les papiers qui l'identifient et prouvent ses droits et titres. Les pirates repartent. Éric reste. 
Barbe-Rouge ayant laissé Baba et Triple-Patte à Éric, c'est en compagnie de ces derniers que le jeune homme galope sur les routes du Sud de la France. Les paysans travaillant aux champs s'inquiètent à la vue d'un homme à la peau noire ; nul doute qu'il s'agit d'un démon échappé de l'enfer. Et cet unijambiste avec lui ? Drôle de compagnie. Éric presse ses compagnons. Le château de Montfort ne doit plus être loin. Entre deux plaintes dues à la cadence que leur impose leur maître, Triple-Patte lui demande pourquoi il a souhaité survenir à l'improviste chez son fameux cousin, le comte d'Argout ; Éric a préféré ne pas lui laisser le temps d'imaginer quelque plan visant à le spolier... 

Charlier conçoit ici une intrigue en quarante-six planches, qui non seulement se passe aux trois-quarts sans Barbe-Rouge, mais aussi dont l'action se déroule en totalité sur terre (le Faucon noir est visible, mais depuis la côte). Éric, alias Thierry de Montfort, retourne sur les terres de sa famille pour réclamer son dû. Évidemment, rien de cela ne se produira comme prévu. Afin de surprendre les lecteurs, Charlier prend le temps de les convaincre - il avait déjà commencé à l'issue du "Jeune Capitaine" - qu'Éric dispose de toutes les pièces administratives nécessaires à la récupération de ses biens : acte de baptême, certificat de titres nobiliaires, testament... Comme si cela ne suffisait pas, domestiques et paysans sont frappés par l'air de famille d'Éric avec son défunt père Henri. Charlier dépeint des aristocrates qui agissent comme des margoulins dont les magouilles et la malhonnêteté n'ont rien à envier à celles des pirates. Aucun code de l'honneur ici, toutes les bassesses sont bonnes du moment qu'elles servent les intérêts de l'usurpateur. L'héritier spolié réalise la dimension des réseaux des élites sous ces sociétés d'Ancien Régime ; la présomption d'innocence n'a aucun poids face à un interlocuteur conditionné sans effort par ses relations. Quoique naïf, le propos de Charlier est finement amené : ces pirates sont des bandits, mais les castes au pouvoir déploient des trésors d'ingéniosité cynique afin de neutraliser les indésirables. Peut-être, au fond, est-ce un présent empoisonné que Barbe-Rouge offre à Éric à la fin du "Jeune Capitaine", et celui qui avait choisi de renoncer à la vie de flibustier y retrouvera des vertus aussi évidentes qu'insoupçonnées. "Le Fils de Barbe-Rouge" est passionnant, généreux en rebondissements. Sa construction, sur une narration en parallèle équilibrée, est parfaite : Éric, Baba et Triple-Patte d'un côté, d'Argout, Lenoir, leurs associés de l'autre. Les lecteurs sont accrochés au déroulement des événements ; Charlier prouve sa redoutable maîtrise du suspense, qu'il allie à un rythme soutenu, crescendo jusqu'au finale. Les lecteurs apprécieront aussi les sobriquets des forbans, très imagés : Casse-Trogne, Tire-Bourse, Tranche-Caboche, etc. Le trait d'Hubinon n'est pas le plus varié qui soit, mais ses personnages sont facilement identifiables ; le visage d'Argout affiche la morgue d'un intrigant de rang et Lenoir a le physique de l'âme damnée dévouée, mais Solange méritait plus de soin (d'autant que les femmes sont rares). Malgré un quadrillage sage, l'artiste diversifie les cadrages. Découpage fluide, action lisible, et classicisme font le reste. 

"Le Fils de Barbe-Rouge" est un album fabuleux et palpitant, qui met les nerfs des lecteurs à rude épreuve, et surtout qui rend compte de l'art de ce conteur vraiment exceptionnel que fut Jean-Michel Charlier. Une superbe bande dessinée d'aventure ! 

Mon verdict : ★★★★

Barbüz
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3 commentaires:

  1. 5 étoiles et une narration exemplaire : visiblement c'est un classique.

    3/4 du récit sans Barbe-Rouge : je n'aurais pas imaginé qu'à cette époque (1963) les scénaristes puissent faire accepter que le personnage principal dont la série porte le nom passe au second plan.

    La narration visuelle a l'air juste fonctionnelle et sans éclat, à part pour les personnages ?

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    1. Oui, pour moi c'est de toute évidence un classique.

      C'est vrai que l'on voit peu Barbe-Rouge. Mais tu te souviens peut-être du tome précédent (ce "faux album" numéroté 20), dans lequel il n'apparaît pas du tout. Curieusement, dans l'esprit du lecteur, son ombre ne cesse de planer sur le récit. 

      Et oui, la narration visuelle est très fonctionnelle. Je ne dirais pas "sans éclat", non, mais elle est très fonctionnelle, comme si Hubinon ne souhaitait pas expérimenter dans son quadrillage. Il est très probable que cela fasse partie des contraintes éditoriales de l'époque. 

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    2. Je suis également prêt à parier sur la probabilité du cadre de consignes imposées par l'éditeur.

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