mardi 19 janvier 2021

Bouncer (tome 7) : "Cœur double" (Les Humanoïdes associés ; novembre 2009)

Publié en novembre 2009, "Cœur double" est le septième tome de "Bouncer", série française de western créée par Alejandro Jodorowsky et François Boucq ; bien que Jodorowsky l'ait quittée au neuvième numéro ("And back" ; 2013), elle est toujours en cours à ce jour. Désormais, Boucq en assure les scénarios en plus des dessins. Les sept premiers volumes sont sortis chez Les Humanoïdes associés, le huitième et la suite, chez Glénat. 
C'est Alejandro Jodorowsky qui écrit le scénario de ce recueil cartonné de soixante planches ; le Franco-Chilien est célèbre, entre autres, pour "L'Incal""Les Technopères""La Caste des Méta-Barons"... Les illustrations sont du Lillois François Boucq. Grand prix 98 de la ville d'Angoulême, il a travaillé sur "Little Tulip""Le Janitor""XIII Mystery", ou "Bouche du diable", par exemple. Il réalise ici la mise en couleur avec Florent Bossard

À l'issue du tome précédent, Bouncer est invité par Evelyn, l'institutrice. Après un numéro de charme, elle lui promet de se donner à lui s'il stoppe sa sœur haïe : la veuve Carolyn Harten. 
Un soir à Barro City, dans le quartier chinois, à la "Maison des bains de Yin-Li". L'endroit, animé, est éclairé par les lueurs de deux lampions. À l'intérieur, la mère de Yin-Li lui prépare une pipe d'opium. Cela ne la rendra pas amoureuse de Huainan Zi, ce mari qu'elle lui a imposé, mais cela la rendra moins récalcitrante lorsqu'il voudra la féconder. Elle avoue à sa fille qu'elle veut des petits-fils, mais le temps passe, et le ventre de Yin-Li reste "désespérément sec" ; dans le langage poétique qui est le sien, Yin-Li répond que "le cerisier" de Huainan Zi "ne s'est jamais épanoui dans sa douce vallée". Cette affirmation cause la stupeur de sa mère. Ce "gros cochon" ne serait donc pas fichu de "dresser sa racine de ginseng" ? Elle sort immédiatement et appelle Huainan Zi, qui attend dehors assis sur les marches... 

Voici la conclusion de l'arc entamé dans "La Veuve noire". Les auteurs maintiennent le rythme depuis le début du titre, avec des arcs en deux ou trois volets. D'emblée, la chose charnelle est au centre de cette intrigue de façon encore plus évidente que dans le tome précédent. Certains lecteurs ressentiront d'abord un plaisir coupable en apprenant que Huainan Zi n'est finalement que de passage dans la vie de Yin-Li ; cela signifie que le Bouncer reste l'élu de son cœur. Jodorowsky laisse libre cours à son esprit graveleux, qu'il mêle au registre tragicomique. Puis les mots s'effacent, et laissent place aux images ; c'est à Boucq de montrer qu'Evelyn occupe pleinement les pensées du Bouncer, qui sont de plus en plus explicites. Son fantasme gagne en netteté, allant des traits du visage de l'institutrice, à peine ébauché par les nuages, à une scène de levrette, limpide dans la tête du manchot. L'érotisme, d'ailleurs, est très présent ; Jodorowsky évoque les pratiques sadomasochistes auxquelles il avait déjà fait écho dans "La Proie des louves". Le scénariste dépeint les rivalités stériles et sans pitié des hommes minés par le désir le plus vif, et qui en perdent la raison. Quant à l'histoire, les mystères de la première partie sont entièrement dévoilés. Il y a toutefois une invraisemblance majeure : il est inexplicable qu'Axe-Head n'ait pas reconnu Evelyn dans "La Veuve noire". Pour le reste, l'auteur - avec l'outrance et l'envie de provocation qui caractérisent son écriture - montre la sauvagerie humaine - de l'automutilation à la justice implacable et sans merci, en passant par la jalousie meurtrière - décuplée par cette terre souvent inhospitalière. Le rythme est parfait, ponctué par les rebondissements les plus imprévisibles, diffusés aux moments choisis avec une belle maîtrise. Léger, un brin mélancolique, l'épilogue crée un véritable contraste avec la violence crue des pages qui le précèdent. C'est l'une des marques de fabrique de "Bouncer", ces hommes qui trouvent le réconfort après des épreuves lors desquelles le sang a coulé. Tout cela est magistralement mis en images par Boucq. Les lecteurs seront sensibles à la narration graphique limpide, aux paysages (les vues de Barro City) et aux décors, y compris les petits détails (par exemple les meubles, les parquets, les tapis). Mais les grandes forces de l'artiste résident avant tout dans le sens du mouvement et de l'action, ainsi que dans l'expressivité qu'il insuffle aux protagonistes. Enfin, si Bossard succède à Sébastien Gérard, sa mise en couleur est parfois trop claire, trop lumineuse, avec des teintes qui tirent sur le jaune pâle. 

"Cœur double" clôt le diptyque de façon satisfaisante et respecte le ton cru, violent et extravagant qui est celui de la série. La folie de l'Ouest n'épargne personne ici : ni homme, ni femme, ni enfant. Le cœur du Bouncer est malmené, encore une fois. 

Mon verdict : ★★★★☆ 

Barbüz 
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3 commentaires:

  1. Je suppose que c'est l'invraisemblance majeure qui coûte sa cinquième étoile à ce tome ?

    Maintenant que tu as lu 7 tomes, je me demande si tu rapprocherais les dessins de Boucq pour cette série, à ceux de Giraud pour Blueberry, ou si la différence entre leur sensibilité est vraiment marquée.

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    1. Oui, l'invraisemblance majeure, et cette facette outrancière qui peut éventuellement commencer à lasser, à l'issue de ce septième tome.

      La différence entre Giraud et Boucq me semble assez marquée.
      Le premier dispose d'un sens du détail imbattable, et d'une minutie d'un niveau supérieur. Il a surtout un style évolutif comme rarement vu chez un artiste de BD franco-belge de cette génération. Enfin, il parvient toujours à renouveler sa gamme de physionomies.
      Le second a pour lui la science du découpage, qui se reflète dans un quadrillage moins biscornu, ainsi que celle du mouvement, avec une fluidité plus prononcée. En cela, j'estime qu'il est meilleur que Giraud ; en revanche, son trait présente des particularités qui le rendent trop immédiatement indentifiable (les yeux, les bouches).
      Le style de Boucq ne me semble pas beaucoup évoluer d'un album à l'autre ; de toute façon, il avait déjà quarante-cinq ans lorsqu'il a commencé "Bouncer", et on peut estimer que son art était arrivé à maturité. Giraud, lui, a travaillé quarante ans sur "Blueberry", et a donc eu le temps de se réinventer ; cela dit, il a réussi à le faire jusqu'au bout - à soixante ans passés.
      Réponds-je à ta question ?

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    2. Merci beaucoup pour cette réponse détaillée qui me montre des aspects de ces dessins que je n'avais pas su voir par moi-même.

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