mardi 19 avril 2022

Mind MGMT (tome 1) : "Guerres psychiques et leurs influences invisibles" (Monsieur Toussaint Louverture ; mars 2020)

"Guerres psychiques et leurs influences invisibles" est le premier album - "Rapport d'opérations" - du triptyque "Mind MGMT". En version originale, "Mind MGMT" comprend trente-six numéros mensuels, parus chez Dark Horse entre mai 2012 et août 2015 ; ce recueil en propose les versions françaises des douze premiers (mai 2012 à juin 2013). Publié chez Monsieur Toussaint Louverture - petit éditeur bordelais - en mars 2020, le tome (format 17,0 × 25,5 cm, avec couverture cartonnée) compte environ trois cent cinquante-cinq pages avec, en bonus, les couvertures originales. 
"Mind MGMT" est l'œuvre en solo de Matt Kindt : il y a tout réalisé, le scénario, les dessins, l'encrage, et la mise en couleurs. Le Nord-Américain, hormis ses récits indépendants, est célèbre pour ses histoires consacrées aux personnages Valiant, de "Unity" à "Rai", sans oublier "Divinity", "Ninjak", ou encore "X-O Manowar"

Zanzibar, il y a plusieurs années. Pendant qu'un narrateur donne des explications à propos des rêves se déroulent des agressions meurtrières et violentes. Un homme et une femme bondissent l'un sur l'autre. Il l'étrangle ; elle le griffe. Puis ils basculent par-dessus un balcon et s'écrasent en pleine rue. Quelques pas plus loin, un homme allume un cocktail Molotov et le lance contre la vitrine d'une librairie, ce qui cause un incendie. À quelques mètres de là, un inconnu en abat un autre par-derrière, d'une balle dans la tête. Il s'approche de sa victime et tire une autre balle sur son cadavre. Une femme qui les observait le saisit à l'épaule et l'oblige à se retourner ; elle lui tranche la gorge d'un coup de machette et s'acharne sur son corps une fois qu'il' est tombé au sol. Il y a deux ans : au bord du malaise, les passagers du vol 815 reprennent leurs esprits - avec peine. Le commandant de bord ignore ce qu'il lui arrive. Perdu, son copilote veut demander de l'aide. Une hôtesse de l'air ne sait plus où elle est. Un couple se tient la main ; mais ni l'homme ni la femme ne se reconnaissent... 

Kindt raconte qu'il a eu l'idée de "Mind MGMT" ("Mind Management") en lisant le roman d'espionnage d'un ami, dans lequel l'espion suit un cours de "mind management" - de contrôle de l'esprit - entre autres. "Mind MGMT" met en scène les agents d'une agence secrète, dont les espions ont des capacités psychiques aussi incroyables que rares : effacer les mémoires, prévoir l'avenir à très court terme, manipuler les masses par des écrits ; Mind MGMT les recrute et les entraîne en fonction de leur filière ("futuristes", "immortels", "architectes oniriques", "écriture créative", etc.), puis les envoie en mission, faire la pluie et le beau temps un peu partout. Mais un jour, un agent - Henry Lyme - craque : c'est le carnage. Dans un accès de lucidité, il décide de démanteler l'agence. Les amateurs de complots d'État apprécieront ce récit, qui emprunte aussi au registre de l'espionnage bien qu'aux antipodes des "James Bond" ; l'essence profondément dramatique de l'intrigue est renforcée par l'absence totale d'humour et de glamour, en dépit d'aspects romanesques intelligemment insérés. Kindt ajoute un zeste de mysticisme à cette œuvre intensément noire, où ces agents, utilisés comme des machines, sont autant armes (leurs capacités dépassent celles de technologies plus pointues) que victimes. Certains pourront également voir là une mise en garde contre le libéralisme, où l'État a le monopole de la violence. Mais malgré toute l'imagination de Kindt, son travail dans le fond comme dans la forme (en témoigne la mise en page) sur la narration, découpée en plusieurs lignes, et sa maîtrise admirable du mystère et du suspense, la linéarité engendrée par l'interminable course-poursuite entre Lyme et les ennemis, telle une fuite sans fin, et l'atmosphère de désespoir et de déshumanisation dont les errements de l'agence sont à l'origine finissent par paraître pesantes. D'aucuns se demanderont en fin de compte si la narration de Kindt ne serait pas plus adaptée à un roman qu'à une bande dessinée. 
La partie graphique représente une surprise. S'il n'y jette qu'un œil rapide, le lecteur n'y verra qu'une masse de crayonnés colorisés, le tout dans un registre vaguement semi-réaliste. Mais c'est bien plus que cela, malgré le manque général de finitions. Kindt croque des personnages facilement reconnaissables. Son trait rudimentaire ne les empêche pas d'être expressifs. Compte tenu du style de dessin, la quantité de détails est plutôt satisfaisante ; cela se traduit également dans les paysages, urbains ou naturels. Il emploie un quadrillage sans sophistication, trois à cinq bandes horizontales séparées par des gouttières blanches, chacune contenant jusqu'à trois cases. Il y a quelques pleines pages. Kindt déploie un découpage d'une clarté remarquable. La variété des plans et des angles de prise de vue est très appréciable, enfin. 
La traduction est confiée au Rennais Thomas de Châteaubourg, traducteur anglais-français et lecteur-correcteur free-lance. Son texte est irréprochable et ne contient ni faute ni coquille. À noter : Châteaubourg se charge aussi des deux autres albums. 

En dépit d'idées très intéressantes, ce premier volume de "Mind MGMT" souffre terriblement d'une atmosphère de désespoir et d'une narration linéaire dont la lourdeur marquée peut priver certains d'une partie non négligeable de leur plaisir de lecture. 

Mon verdict : ★★★☆☆

Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

3 commentaires:

  1. 3 étoiles : tu m'avais prévenu.

    Mais malgré toute l'imagination de Kindt, son travail dans le fond comme dans la forme (en témoigne la mise en page) sur la narration, découpée en plusieurs lignes, et sa maîtrise admirable du mystère et du suspense,[…] La partie graphique représente une surprise […] J'ai bien aimé que tu te livres à une analyse objective pointant les aspects positifs et négatifs de la narration, avant d'exprimer le fait que la balance penche pour toi vers le négatif. Par voie de conséquence, je me suis bien retrouvé dans ce que tu décris et analyses, même si je ne partage pas ton appréciation.

    Il n'y a qu'un élément où je ne m'y retrouve pas : la linéarité. Le souvenir que j'en garde est qu'il y a des retours en arrière, c'est même l'enjeu que de comprendre ce qui est arrivé au vol 815. Les révélations m'avaient obligé à reconsidérer ce que je tenais pour acquis, remettant en cause ce que j'avais lu, à l'opposé d'une histoire linéaire.

    la narration de Kindt ne serait pas plus adaptée à un roman : dans mon souvenir, Matt Kindt est un auteur de comics à la base, autodidacte. Dans une interview il expliquait qu'il avait commencé par réaliser des récits complets car il n'avait aucune idée de l'existence d'une forme de prépublication.

    Tome 1 (épisodes 1 à 6)
    http://www.brucetringale.com/sous-la-coupe-dun-manipulateur-de-cerveaux/

    Tome 2 (épisodes 7 à 12)
    http://www.brucetringale.com/tu-ne-sais-pas-ce-quest-la-solitude-tant-que/

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, il y a des retours en arrière, et Kindt multiplie les lignes temporelles.
      Mais là où j'ai vu une linéarité qui a fini par m'ennuyer, c'est dans cette course-poursuite sans fin que j'évoque, une fuite en avant qui n'en termine plus et qui est ponctuée d'affrontements et d'exécutions: le Mexique (fuite), le retour à Zanzibar (fuite), puis la Chine, où la poursuite continue (passons sur les Immortels qui se font pousser des branchies), puis Kansas City, Chicago, New York, le Connecticut, puis Zanzibar à nouveau, puis l'Égypte, puis le Tibet ! Stop !!! N'en jetez plus ! Je ne suis pas forcément un adepte forcené de l'unité de lieu, mais là c'est trop pour moi. Et c'est dans cette succession sans fin d'étapes aussi spectaculaires que tragiques que j'ai vu une linéarité et que l'ennui a commencé à poindre.

      Supprimer
    2. Je comprends mieux le terme de linéarité dans ce contexte, merci.

      Une succession sans fin d'étapes spectaculaires et tragiques : je n'y ai vu qu'une convention de films d'espionnage de type James Bond, du coup ça ne m'a pas dérangé.

      Supprimer