lundi 31 juillet 2023

Barbe-Rouge (tome 14) : "Le Pirate sans visage" (Dargaud ; juillet 1972)

Créée en 1959 par les Liégeois Jean-Michel Charlier (1924-1989) et Victor Hubinon (1924-1979), "Barbe-Rouge" est une série de bande dessinée sur la piraterie ayant pour cadre le milieu du règne de Louis XV. "Barbe-Rouge" - entre redécoupages des récits pour les albums ou changements d'éditeurs - a un historique de publication compliqué. Elle est prépubliée entre 1959 et 1968 dans "Pilote". Les histoires postérieures sortiront directement en volumes. Puis le titre retrouve le format magazine en 1979 avec "Super As". "Barbe-Rouge" survivra aux morts de Hubinon et de Charlier avant qu'une relance voie le jour chez Dargaud, en 2020, "Les Nouvelles Aventures de Barbe-Rouge", seize ans après le trente-cinquième et dernier tome
Sorti en janvier 1972, "Le Pirate sans visage" est le quatorzième tome de la série. Charlier en a écrit le scénario. Si Hubinon a composé la majorité des dessins, Eddy Paape (1920-2012) a produit huit planches - les 12-19 (il est probable que le visage de son Éric ait été retouché par Hubinon) - et Jijé (1914-1980) sept autres - les 20-26. Ce recueil relié, avec une couverture cartonnée, de dimensions 22,6 × 29,8 centimètres, compte précisément quarante-six planches, toutes en couleurs. 

Précédemment, dans "Barbe-Rouge" : Pour forcer la flotte anglaise à se désengager du blocus de Fort-Royal, Barbe-Rouge et Éric attaquent les comptoirs anglais aux Amériques, poussant l'ennemi à lever le siège afin de secourir les colonies. 
Martinique, à Fort-Royal, par une matinée ensoleillée. Sur "L'Épervier", le trois-mâts commandé par Éric, désormais corsaire au service du roi de France, c'est l'heure des derniers préparatifs. Son vaisseau est sur le point de quitter le port, lorsque le canon d'alarme tonne et que le sémaphore hisse les signaux. Le gouverneur les somme de suspendre leur appareillage ; Éric ordonne que la grande ancre soit mouillée. Triple-Patte estime que pour qu'ils doivent s'arrêter en plein départ, c'est que le motif est grave. Aussitôt, il se met à spéculer. Le canot du gouverneur arrive, avec à son bord le capitaine du port... 

Excellent tome, ce "Pirate sans visage" ! Son scénario s'articule autour de la disparition d'un vaisseau marchant, le "Dieppois", et de la question que pose le gouverneur royal à Éric : Barbe-Rouge a-t-il renoué avec la piraterie ? Le pavillon personnel de Barbe-Rouge a été retrouvé sur un canot abandonné, ce qui le laisse présumer. Éric, évidemment, s'engage à apporter la lumière sur cette affaire ; il se fait le serment de "faire pendre" le coupable, fût-il son père. Le lecteur sera étonné par la fermeté de la résolution d'Éric, devenu un parangon de la loi et de l'ordre, jamais le jeune homme n'avait paru aussi inflexible. Charlier imagine alors une véritable enquête sur les flots. C'est donc un vrai roman policier - presque à énigme - qui se déroule principalement sur mer, mais avec quelques séquences sur terre : il a sa scène de crime, lorsque l'épave du "Dieppois" est retrouvée (affirmer que la scène est sinistre serait un euphémisme tant la tension y est forte), la recherche et la découverte d'indices et les interrogations d'éventuels témoins, jusqu'au dénouement. En face, un ennemi anonyme, insaisissable, qui semble omnipotent, dont l'identité reste longtemps un secret. L'absence de sensation de linéarité surprend, d'autant que Charlier se contente d'un seul et unique fil narratif qui suit toujours Éric. Mais ce scénario progresse, sans la moindre friction jusqu'à la conclusion, l'intrigue est rondement menée, il n'y a aucune longueur, aucune incohérence majeure. Charlier maîtrise parfaitement sa narration et son intrigue. Néanmoins, le lecteur pourra émettre des réserves concernant le dénouement, qui rappelle invariablement celui du "Trésor de Barbe-Rouge", à quelques nuances près : la combinaison d'un pirate ennemi souhaitant s'emparer du magot de Barbe-Rouge, d'une tribu amérindienne, et d'un affrontement final dans la jungle suscitera une sensation de déjà-vu assez appuyée, dans une série où cela n'est pas une exception. Enfin, et cela vaut également pour les autres albums, il n'y a pas de carte géographique dans ce volume, mais il est ludique et instructif de suivre les déplacements de "L'Épervier" à l'aide d'un atlas - sur la Toile ou sur papier. 
Avec trois dessinateurs, la partie graphique de cet album est un cas à part dans la série. Hubinon, momentanément indisponible pour une raison inconnue, n'en dessine que les deux tiers. Mais le lecteur, s'il est plongé dans l'aventure, ne sera aucunement gêné par ces changements de traits ; ceux-ci sont néanmoins perceptibles, peut-être moins lorsque Paape succède à Hubinon (le visage de son Éric est bluffant, l'idée de retouches est donc envisageable) que lorsque Jijé prend la suite de Paape. Ce dernier s'applique peut-être davantage à reconstituer la patte d'Hubinon, tandis que le second dessine plus librement, semble-t-il, avec sa propre identité artistique. À vrai dire, le morceau de bravoure de l'album - la séquence d'abordage des planches 20-26 - revient à Jijé : l'artiste s'y montre particulièrement brillant : quelle fougue, quel mouvement, quel vacarme, quelle action ! Ça brûle, ça pétarade, ça sabre, ça explose dans un spectacle typique du genre pour le plus grand plaisir du lecteur. 

"Le Pirate sans visage" est l'un des sommets de "Barbe-Rouge" ; c'est peut-être même son meilleur album jusque-là, car son scénario est original et prenant, et la scène d'abordage entre "L'Épervier" et le "Faucon noir" (maquillé) est absolument irrésistible. À la fois un superbe morceau d'aventure et un authentique plaisir de lecture. 

Mon verdict : ★★★★★

Barbüz
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Barbe-Rouge, Éric, Baba, Triple-Patte, Judas Chien-Noir, Don Oliveira, Alvarez le Scorpion, Jean-Michel Charlier, Victor Hubinon, Eddy Paape, Jijé, Dargaud

2 commentaires:

  1. 5 étoiles même si la combinaison d'un pirate ennemi souhaitant s'emparer du magot de Barbe-Rouge, d'une tribu amérindienne, et d'un affrontement final dans la jungle suscite une sensation de déjà-vu pour le dénouement. Je présume que cette sensation est nettement forte que celle engendrée par les ingrédients des intrigues commençant à se reproduire à une fréquence trop élevée dans le tome précédent, peut-être parce que ça ne concerne que le dénouement et pas tout le récit.

    Jamais le jeune homme n'avait paru aussi inflexible : est-ce la responsabilité de l'autorité qui lui est conférée (corsaire au service du roi de France) qui lui impose le comportement qui va avec cette charge ?

    Victor Hubinon, Eddy Paape et Jijé : que du beau monde, que des professionnels expérimentés.

    Un spectacle typique du genre : l'horizon d'attente du lecteur est respecté et rempli, avec panache et brio.

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    1. Cinq étoiles. - Je me suis vraiment éclaté à la lecture de ce volet. Malgré les redites, car ce n'est pas la première fois qu'il y en a dans cette série. C'est curieux, parce qu'il n'y en avait pas dans "Blueberry". Ou moins. Le genre est peut-être plus difficile, je ne sais pas.

      L'inflexibilité d'Éric. - Oui, il y a une forme de pression, d'ailleurs, ici incarnée par le gouverneur royal. Mais qu'Éric soit prêt à "brancher" son père adoptif s'il est coupable reste autant surprenant que presque décevant, car impossible de ne pas avoir un minimum d'affection pour le vieux briscard.

      Hubinon, Paape, Jijé. - Une chance pour le tome que ce soit Jijé qui ait illustré la séquence d'abordage. Mais je suis peut-être mauvaise langue pour les deux autres.

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