mercredi 5 juillet 2023

"Garth Ennis présente Hellblazer" : Volume III (Urban Comics ; avril 2016)

Publié en avril 2016 dans la collection "Vertigo Signatures" d'Urban Comics, cet ouvrage est le dernier d'un triptyque consacré au run de Garth Ennis sur "Hellblazer", qui consiste en une cinquantaine de numéros, écrits sur deux périodes distinctes : 1992-1994 et 1998-1999. L'album contient (dans l'ordre) : les versions françaises des "Hellblazer" #72-83 (décembre 1993 à novembre 1994), de "Heartland", une histoire complète dérivée (mars 1997), des "Hellblazer" #129-133 (de septembre 1998 à janvier 1999) et d'un récit tiré du "Winter's Edge" #2 (janvier 1999). Il s'agit d'un volume relié - de dimensions 19,0 × 28,5 centimètres avec couverture cartonnée - qui inclut quatre cent quatre-vingt-sept planches approximativement (mais sans compter les couvertures), toutes en couleurs. En guise de bonus, des couvertures de Glenn Fabry, des illustrations d'artistes divers et de succinctes biographies.
C'est donc Ennis qui écrit les scénarios de ces seize épisodes. Ennis est un auteur important dans le domaine des comics de la fin du XXe siècle et du début du XXIe. Citons entre autres "The Punisher", "The Boys", "Preacher". Les artistes qui l'accompagnent ici sont Steve Dillon et John Higgins, principalement ; Will Simpson produit les dessins du complément du #75Peter Snejbjerg ceux du #77, et Glyn Dillon (Steve est son frère aîné) ceux du "Winter's Edge". Ces artistes encrent leur travail eux-mêmes. La mise en couleurs est confiée à Tom Ziuko puis à James SinclairDaniel Vozzo et Stuart Chaifetz interviennent chacun sur un numéro. 

Précédemment, dans "Hellblazer" : Constantine, se sentant redevable, enterre la dépouille du pilote de Hurricane à côté duquel il s'est réveillé, à la suite d'une cuite et d'un mauvais rêve. Ce cauchemar et cette "rencontre" lui ont redonné goût à la vie. 
Constantine s'offre des vacances à New York. Il a obtenu la dernière place sur le vol du matin. Pas de chance : son siège est situé à côté de celui d'un insupportable lourdaud, qui palabre sur la bière en enchaînant poncif sur poncif. Constantine essaie alors de tuer l'ennui en remplissant sa fiche d'immigration, puis feuillette son magazine de bord. Une annonce retient son attention... 

Trois arcs principaux. Le premier - "Les Flammes du châtiment" ("Damnation's Flame" : #72-75) - est un cauchemar dément qui évoque les angoisses existentielles et les remords des États-Unis d'Amérique : guerre du Viêt Nam, assassinat de John Kennedyactes de génocide de tribus amérindiennes, politique étrangère, entre autres. En arrière-plan, un envoûtement vaudou. La narration inclut de nombreuses ellipses, ce qui donne une sensation d'intrigue décousue par endroits. De plus, la linéarité est pesante, Constantine subissant plus qu'il n'agit ; ce n'est pas ce qu'Ennis a écrit de plus inspiré sur le sujet. Le second arc - "Gratter aux portes de l'enfer" ("Rake at the Gates of Hell"#78-83) - est attendu depuis le premier volume : l'aboutissement de cette rivalité débordante de haine entre Constantine et Satan. Ennis y ajoute deux sous-intrigues : Constantine veut être le chevalier blanc d'une prostituée en dépit des conséquences prévisibles, et les cités sont le cadre d'émeutes et d'affrontements apocalyptiques entre forces de l'ordre et bandes. Hélas ! Ce vacarme ambiant autour du duel Constantine - Satan empêche le lecteur de cristalliser toute son attention sur le choc final. Le dernier arc - "Le Fils de l'homme" ("Son of Man" : #129-133) - est le plus déroutant. Que s'est-il passé dans l'esprit d'Ennis ? Le suspense prend, mais l'auteur pousse l'outrance à son paroxysme, jusqu'à l'autodérision. Dans cette histoire où l'enfance est diabolisée, tout est obscène, voire vulgaire : des séances chez le psy au démon, dont le nom est aussi ridicule que son organe est hypertrophié. Et ensuite pourquoi Constantine brise-t-il soudainement le quatrième mur tout du long ? Le talent de conteur du gaillard est intact, pourtant. Les autres numéros, des récits courts entre les arcs, par exemple, sont bien ficelés : tranches de vie avec l'amitié ou l'amour comme thèmes, ils constituent des transitions idéales. Dans "Heartland", que l'on pourra voir comme un soap, Ennis parle de la vie quotidienne du Belfastois moyen comme personne, avec clarté et simplicité. Et dans "Winter's Edge", il dévoile l'enfance de Constantine et prouve que le type était déjà un fieffé salopard. 
Le coup de crayon de (Steve) Dillon est efficace, louons la clarté de la mise en page, la limpidité du découpage, la variété des physionomies, la diversité des angles de prises de vues (surtout dans le premier arc), l'expressivité supérieure ou encore le dosage optimisé du détail - qui représente un juste équilibre entre soin maniaque et productivisme, c'est-à-dire entre cases chargées et arrière-plans négligés. Le style de Higgins se situe dans une veine plutôt réaliste - malgré une certaine propension à l'exagération des expressions. Ses compositions sont plus dynamiques que celles de Dillon. Son encrage est aussi nettement plus marqué. Higgins accorde aussi une plus grande place au détail, malgré des artifices évidents (comme la fumée de cigarette). Le choix des teintes de Sinclair dans le troisième arc est parfois déplorable. 
La traduction de Philippe Touboul est globalement satisfaisante, mais notons une incohérence "tu"/"vous", "évier" pour "lavabo", deux fautes de genre, et une de mode.

Malgré l'outrance de son dernier arc, Ennis garde ce talent qui le place au-dessus du commun des scénaristes. Il conclut son premier run de façon convaincante dans le fond plus que dans la forme : personne n'en sort indemne, ou presque. Constantine, l'homme par qui le malheur arrive, est sain et sauf, mais désormais bien seul. 

Mon verdict : ★★★☆☆

Barbüz 
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz 

Constantine, Papa Midnite, Satan, Gabriel, Ellie, Cochon-bandeur, Chas, Kit, Irlande du Nord, Garth Ennis, Steve Dillon, John Higgins, Urban Comics, Vertigo

4 commentaires:

  1. Visiblement j'ai plus apprécié que toi Les flammes de la damnation.

    Très rapidement, le lecteur se rend compte que Garth Ennis a écrit cette histoire dans le but de donner son opinion sur les États-Unis en tant que nation. Ça commence avec une bonne couche sur la politique étrangère américaine et son impérialisme outrancier, ça continue avec la vie dissolue de JFK en décalage complet avec son image de président idéal. Il y a bien sûr un petit couplet sur le massacre des amérindiens. Ennis met en scène son opinion sarcastique par le biais de Constantine s'entretenant avec JFK, chemin faisant. Ce n'est pas un prêche, c'est plutôt drôle car Ennis écrit des répliques de Kennedy sur un mode de politicien politiquement correct, à base de circonlocutions alambiquées et de précautions oratoires permettant de tout nier si cela s'avère nécessaire par la suite.

    https://www.babelio.com/livres/Ennis-John-Constantine-Hellblazer--Damnations-Flame/855900/critiques/1091498

    Heartland : Côté chronique familiale, Ennis dresse le portrait d'une famille soumise à un père alcoolique, et d'une fratrie divisée quant à l'image que les filles ont de leur père. À l'époque de sa parution, cette histoire avait reçu 2 prix pour la meilleure histoire. Avec le recul, le lecteur peut comprendre que les professionnels de l'industrie aient eu envie de récompenser une histoire sans superhéros, ni entité surnaturelle, prouvant que les comics peuvent raconter autre chose. À la relecture, les personnages ont du mal à générer de l'empathie chez le lecteur, et les dessins manquent de finesse et de maturité pour une chronique intimiste. Il reste une vision intéressante de la vie au quotidien dans une ville pacifiée.

    [...]

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  2. [...]

    Gratter aux portes de l'enfer : j'avais trouvé que Garth Ennis était parvenu à faire sien le personnage de John Constantine, pour des thèmes personnels, un vrai véhicule pour son introspection.

    Cette dernière histoire d'Ennis & Dillon est pleinement satisfaisante, car elle apporte une fin à la lutte contre le premier des déchus, mais surtout elle offre plusieurs examens pénétrants sur la personnalité de John Constantine et sa conception de la vie. Il y a bien sûr le long dialogue entre lui et le premier des déchus dans l'épisode 77 dans lequel ce dernier expose les raisons de sa chute. Cela permet à Constantine de donner sa vision acerbe et sarcastique du premier des déchus et de son comportement, et à Ennis de développer une vision du dieu créateur, des plus acides (vision qu'il continuera d'affiner dans sa série suivante : Preacher, à commencer par Gone to Texas).

    Constantine lui-même n'est pas épargné par ces examens critiques. Alors qu'il essaye de venir en aide à Helen qui passe par une phase de sevrage, puis de récupérations de graves blessures, il se rend compte qu'il n'est d'aucun secours, ce que fait observer de manière insistante et sans gants, l'infirmière présente. Il prend alors conscience d'une caractéristique de sa nature : il est plus apte à venger quelqu'un, qu'à lui apporter une aide constructive. Un autre personnage lui fait également observer qu'il est le genre d'individu qui suscite une loyauté maximale pour le strict minimum d'effort de sa part. Par cette simple phrase, Ennis prouve sa maîtrise de la personnalité de Constantine.

    La troisième révélation sur le caractère profond de Constantine intervient alors qu'il est en train de parler avec un prêtre, dans la crypte d'une église. Il déclare que c'est son droit de critiquer les puissants, parce que c'est tout ce que peut faire un individu ordinaire comme lui. Cela rejoint la terrible déclaration qu'il avait faite à l'archange Gabriel qui lui demandait pourquoi Constantine éprouve le besoin de salir tout ce qui est pur et beau (parce que vous êtes trop parfaits, fut sa réponse mesquine et réaliste).

    Ennis complète ces regards pénétrants sur le personnage par un constat terrible sur la condition humaine. Alors qu'un personnage s'étonne de la déchéance d'Helen (en estimant que tout individu se fixe des limites dans l'avilissement et l'humiliation qu'il est prêt à accepter), Constantine déclare que nécessité fait loi, et que chaque individu est prêt à accepter toujours pire pour pouvoir survivre (reflétant ainsi la période où il a lui-même vécu en tant que SDF dans le tome précédent).

    https://www.babelio.com/livres/Ennis-John-Constantine-Hellblazer-tome-8--Rake-at-the-G/704413

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  3. [...]

    Le fils de l'homme : pareil que toi, le quatrième mur brisé et le décalage ne m'ont pas entièrement convaincu.

    Une sorte de coda pour les aventures de John Constantine écrites par Garth Ennis, 4 ans plus tard. Le lecteur familier de cet auteur repère les points récurrents de son écriture. Il y a l'usage d'un vocabulaire anglais très typique, ainsi que la transcription d'accents à couper au couteau, il y a deux pages consacrées à un soldat (Header) sur un champ de bataille (simples pages de transition, sans réflexion sur la condition militaire). Il y a l'homosexualité comme ressort comique, John Constantine se tapant une lesbienne (et fanfaronnant sur le sujet sans élégance), ou encore un homme ayant des relations avec d'autres hommes qui se fait menacer sur le sujet. Le lecteur habitué à Ennis sait qu'il s'agit de pointes d'humour, sans arrière-pensée de type homophobe, un autre lecteur peut éprouver quelques doutes à ce sujet.


    Le lecteur retrouve l'ironie mordante qui caractérise John Constantine, sa propension à manipuler ses amis, et les autres personnages, sa façon de se moquer plus ou moins méchamment de tout le monde, son regard désabusé sur l'humanité. Garth Ennis y ajoute une forme de désinvolture dans l'intrigue, à la fois dans la motivation de Ronnie Cooper, et dans la résolution que certains pourront juger inepte, ou tout du moins anti-climatique et expéditive. Vu sous cet angle, les blagues basées sur l'homosexualité perdent leur caractère offensant et deviennent juste faciles et lourdes. À y regarder de plus près, Garth Ennis écrit ces épisodes sur le mode de la farce grotesque, forçant le trait, désabusé, mais sans méchanceté, comme s'il s'agissait d'une histoire pour de rire. La remarque initiale sur l'absence de valeur intrinsèque de la vie d'un nourrisson devient une provocation gratuite, allant à l'encontre de la tendance à tenir toute vie pour sacrée, mais sans réelle conviction, sans volonté de convaincre, presque un exercice de style, sans implication de l'auteur.

    À l'issue de cette dernière histoire de Constantine écrite par Garth Ennis, le lecteur se dit que le cœur de l'auteur n'y était pas entièrement. Il n'a pas ressenti ce besoin viscéral de d'exprimer sa pensée, ses convictions, etc. Il a apprécié un récit en forme d'exercice de style, écrit par un auteur professionnel, avec une verve et un bagout communicatif, une farce horrifique, drôle et irrévérencieuse, bien servie par des dessins tout aussi professionnels et sarcastiques de John Higgins. Dans l'absolu, il s'agit d'une histoire de John Constantine qui mérite sa place dans la série. En comparaison de ce qu'Ennis a déjà écrit sur le personnage, c'est un peu en dessous.

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  4. Il y a l'usage d'un vocabulaire anglais très typique, ainsi que la transcription d'accents à couper au couteau - Je me demande comment tu t'en es sorti, toi qui lis en VO.

    le lecteur se dit que le cœur de l'auteur n'y était pas entièrement - Effectivement, là je suis d'accord. Ce n'est pas le Hellblazer auquel je m'attendais, c'est clair.

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