Publié en novembre 2004 chez l'éditeur bruxellois Kana dans la collection "Big Kana", "C'est moi" est le dix-septième volet de la version française de "Monster", un manga seinen. C'est un ouvrage broché - dimensions 12,8 × 18,0 centimètres ; avec jaquette plastifiée amovible - de deux cent vingt planches en noir et blanc, qui se lit de droite à gauche. Au Japon, "Monster" fut publié en magazine de 1994 à 2001, puis réédité en volumes reliés, de 1995 à 2002. En France, "Monster" est sorti en dix-huit recueils entre 2001 et 2005, réédités en une intégrale en neuf volumes - ils regroupent deux tomes chacun - entre 2010 et 2012.
"C'est moi" a été réalisé (le scénario, les dessins, l'encrage) - sans doute avec des assistants - par le Tokyoïte Naoki Urasawa (né en 1960), qui est également connu pour "Yawara!" (de 1986 à 1993) ainsi que pour "20th Century Boys" (de 2000 à 2007).
Précédemment, dans "Monster" : Nerveusement éprouvé, Peter Čapek révèle à Nina l'endroit où l'attend Johann. Son chauffeur les conduit. Čapek lui dévoile un pan de leur enfance en route. Nina retrouve son frère ; ils confrontent leurs souvenirs.
Tandis que sa sœur le tient en joue de son pistolet automatique, Johann lui demande sa définition d'une "histoire effrayante" ; souhaite-t-elle qu'il lui parle de ce que lui a pu voir ? Toutes ces histoires qu'il lui a racontées ? Après que l'on vint le chercher à l'appartement des "Trois Grenouilles", il fut enfermé dans une pièce sans luminosité et sans issue. Les rares bruits l'informèrent qu'il était observé. On lui faisait parvenir des plateaux-repas. Il se mit à les comptabiliser ; passé vingt, il perdit le compte. Un jour, la porte s'ouvrit. La silhouette d'un homme se découpa sur la lumière : celle de Franz Bonaparta. Celui-ci lui demanda son attention pour déclarer - derrière sa main menaçante - que les hommes pouvaient "tout devenir" ; puis Johann suivit un couloir jusqu'à une salle de réception remplie d'hommes et de femmes correctement vêtus entre deux âges. Johann attira rapidement l'attention des invités. Plus que de l'intérêt, de l'empathie, de l'admiration. Ce fut unanime, "ça" avait "porté ses fruits"...
C'est l'avant-dernier tome. Si la fin se rapproche inexorablement, Urasawa n'est pas pour autant auteur à révéler le pot aux roses si facilement ; il continue à emboîter les éléments du dénouement, un par un. Le lecteur, qui tour à tour complète les trous ou subit les révélations, sera admiratif devant la maestria avec laquelle procède le mangaka. Ni trop ni pas assez, comme si tout était mesuré, pesé et évalué avant d'être dévoilé au public. Dès le premier chapitre, le lecteur se repose une question qui l'avait déjà taraudé dans d'autres tomes et l'incite à prendre du recul sur un éventuel jugement. Serait-il possible que Johann, incarnation de la cruauté, soit autre chose qu'un tueur sadique et manipulateur ? Un ange vengeur ? Bien que le lecteur soit doublement ferré par la sensation d'en savoir moins que jamais et une curiosité dévorante, le sommet du tome est la variation sur le thème du buddy movie avec ce duo inattendu formé par le commissaire Heinrich Runge et Wolfgang Grimmer. Ces deux hommes qu'a priori tout oppose vont montrer à quel point ils sont complémentaires, notamment en parvenant à des conclusions identiques par des cheminements intellectuels différents : ni Holmes ni Watson, seulement deux intelligences vives qui fonctionnent différemment. L'irrésistible tandem s'impose en vedette, impossible que le lecteur boude son plaisir, à tel point que la révélation sur l'identité de Bonaparta et son refuge (en allemand, "verstecken" signifie "cacher" ; cf. l'hôtel Versteck) ont un impact amoindri. Ruhenheim - "Ruhe" signifie "calme" - est une petite ville aussi isolée qu'ennuyeuse, qui va permettre au scénariste de développer de nouvelles intrigues secondaires, principalement celle du billet gagnant de loterie, et de tourner en dérision l'avarice, la méfiance, la paranoïa, mais aussi la relation compliquée que les classes laborieuses entretiennent avec l'argent. Urasawa ne modifie en rien cette combinaison gagnante ; d'ailleurs, pourquoi diable le ferait-il ? Sa recette est éprouvée : l'attention apportée au développement de l'atmosphère, la gestion serrée de la tension, les révélations millimétrées et les seconds rôles passionnants.
Le lecteur reste sensible aux aspects de la partie graphique auxquels la série l'a accoutumé dès le départ, à savoir l'expressivité des visages, le réalisme pointilleux des paysages (exemple, la vue sur Ruhenheim en page 55) et des éléments de décor ou des objets de la vie quotidienne (des bâtiments aux bouteilles de vin en passant par d'autres éléments ordinaires, comme l'ensemble formé par le dérailleur et le pédalier d'une bicyclette en page 58), et les onomatopées. Peut-être remarquera-t-il - en étant conscient que ce n'est assurément pas la première fois qu'Urasawa requiert à de telles techniques dans "Monster" - l'emploi de plans inclinés ou de mises en page avec des cases de formes irrégulières. Notons également que Klaus Poppe - ou Franz Bonaparta - a ici les traits de Sigmund Freud (1856-1939) vers la fin de sa vie.
La traduction est effectuée par Thibaud Desbief - qui est attitré à "Monster" depuis le tout premier volet. Un travail de qualité : texte impeccable, ni faute ni coquille.
Bien que tous les pions ne soient pas encore tout à fait en place, le dernier acte de "Monster" vient de démarrer ; si le dénouement s'annonce d'ores et déjà captivant, le lecteur se prend pourtant à espérer que la conclusion de cette saga à la qualité aussi étonnante que régulière sera à la hauteur des dix-sept tomes précédents.
Mon verdict : ★★★★★
Barbüz
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Kenzo Tenma, Nina, Commissaire Heinrich Runge, Wolfgang Grimmer, Dr Rudy Gillen, Dr Leichwein, Eva Heinemann, Peter Čapek, Franz Bonaparta, Johann, Alfred Baul, Naoki Urasawa, Kana
Ce moment délicat de l'avant-dernier tome au cours duquel se cristallise toutes les attentes pour le dénouement du dernier tome : sensible.
RépondreSupprimerLe lecteur, qui tour à tour complète les trous ou subit les révélations […] que le lecteur soit doublement ferré par la sensation d'en savoir moins que jamais et une curiosité dévorante : impressionnant que le scénariste parvienne à conserver ce dosage si addictif tout du long.
Parvenant à des conclusions identiques par des cheminements intellectuels différents : ce doit être un beau moment de bande dessinée, car ça ne me paraît si facile que ça à raconter.
Les seconds rôles passionnants : y a-t-il introduction d'un nouveau personnage secondaire dans ce pénultième tome ?
L'emploi de plans inclinés ou de mises en page avec des cases de formes irrégulières : ça semble logique que le bédéiste ait des tics d'écriture, et des tics de dessins. En repensant à tes critiques, j'ai même l'impression que Naoki Urasawa sait conserver un bon niveau de variété malgré une pagination cumulée très élevée sur tous ces tomes.
Par curiosité, je me demande si tu saurais énoncer tes attentes pour le dernier tome, à part d'être à la hauteur de dix-sept précédents.
Sensible - Très sensible, effectivement. Cela étant, je n'ai pas de contre-exemple qui me vienne instantanément à l'esprit.
SupprimerLes conclusions identiques - En fait, c'est figuré par un jeu de questions et réponses, comme si l'un était l'écho de l'autre (un écho déformé) et vice versa. Mais oui, j'ai véritablement adoré, quelle surprise incroyable !
Il y a plusieurs personnages secondaires - voire tertiaires - dans ce tome.
Mes attentes ? Ah, excellente question, pourtant évidente ; tu me prends de cours. Étant assez sensible, je voudrais que tout se finisse aussi bien que possible dans ce contexte. Mais l'évolution inattendue du personnage de Johann complique ces mêmes attentes. J'espère qu'il n'y aura pas trop de casse. Mais c'est mal barré...