vendredi 15 septembre 2023

"Brian Azzarello présente Hellblazer" : Volume I (Urban Comics ; septembre 2016)

Publié en septembre 2016, dans la collection "Vertigo Signatures" d'Urban Comics, cet album est le premier du diptyque consacré au run de Brian Azzarello sur "Hellblazer". Au total, cela représente vingt-neuf numéros tous sortis entre mars 2000 et août 2002. À son sommaire, les versions françaises des "Hellblazer" #146-161 (de mars 2000 à juin 2001) et de "The First Time" ("La Première Fois"), récit complet tiré du "Vertigo Secret Files: Hellblazer" (d'août 2000). Il s'agit d'un volume relié - de dimensions 19,0 × 28,5 centimètres, couverture cartonnée - d'approximativement trois cent cinquante-six planches (mais sans compter les couvertures), toutes en couleurs. En bonus : deux couvertures de Timothy Bradstreet et les biographies d'Azzarello et des dessinateurs. 
C'est donc Azzarello ("Lex Luthor", "Joker" ou "Wonder Woman", entre autres) qui écrit les scénarios de ces dix-sept épisodes. Les artistes qui l'accompagnent là sont le légendaire Richard Corben (1940-2020) sur le premier arc et l'Argentin Marcelo Frusin sur le reste, à l'exception du #157 qui est dessiné par le Britannique Steve Dillon (1962-2016). Chaque dessinateur a réalisé l'encrage de ses propres crayonnés. Enfin, James Sinclair compose toutes les mises en couleurs sauf celle du #161, de Lee Loughridge

Début des années deux mille, dans un centre pénitentiaire quelque part aux États-Unis. De menaçants nuages noirs s'amoncellent dans le ciel. Dans la cour, certains détenus profitent de l'ombre du mur. D'autres y soulèvent des haltères ou se livrent à un trafic en douce. Traylor, un Afro-Américain très costaud, est dans sa cellule ; il termine de se satisfaire dans le fondement de sa "petite pute" - un détenu blanc chétif qui tente de se convaincre qu'avec son 1,72 mètre et ses 59 kilos il n'avait pas le choix. Il aurait pu la jouer solo, mais il se serait fait violer en réunion, éclater les dents "pour que ça glisse mieux" ou cogner jusqu'à ce qu'il "crève" de ses hémorragies. Et encore, ça aurait été de la chance. Il a donc choisi de devenir le "jouet" de Traylor, "son objet". Il fait tout ce que Traylor veut. Mais en conséquence, tout le monde le hait ; y compris Traylor. Lui-même se hait ! Mais il est vivant... 

Trois arcs, "Hard Time" (idem en version originale), "De bonnes intentions" ("Good Intentions") et "Jusqu'à ce qu'il gèle..." ("Freezes Over"), entre lesquels s'insèrent des récits secondaires (surtout le "Secret Files"). "Hard Time" est une perle rare, un joyau de cynisme et d'humour noir qui sent le détenu condamné à une longue peine. La prison c'est l'enfer, mais lorsque Constantine est incarcéré, qu'il refuse de se plier aux coutumes et s'attire la foudre des tôlards, la notion d'enfer devient très relative. Azzarello n'y va pas de main morte. Tout le monde en prend pour son grade : durs à cuire, intégristes de tout poil (islamistes et néonazis), caïds qui croient tout diriger d'une main de fer. Constantine les humilie les uns après les autres et leur inflige des tortures qui engendrent chez le lecteur un plaisir aussi jubilatoire qu'éminemment coupable ; quand l'anarchie la plus débridée supplante la loi du plus fort. Nul doute que "De bonnes intentions" suscitera le scepticisme du lecteur - au mieux. Après le pénitencier, Constantine se rend à Doglick, Amérique profonde, où monter de petits business s'avère indispensable pour gagner un peu sa vie. Mais ici, ça va loin. Après avoir endossé le rôle du bourreau, Constantine devient la victime dans ce qui ressemble à une farce au mauvais goût de zoophilie dans un cadre où se cache une forme de mort rampante. Constantine inspire le meilleur du meilleur comme le pire du pire aux scénaristes les plus talentueux : c'est déroutant ! "Jusqu'à ce qu'il gèle..." est une histoire captivante qui emprunte aux conventions du slasher et du roman policier à huis clos, voire du roman à énigme. Un exercice de style réussi, malgré le côté classique - certainement voulu - du contexte : combien de fois les studios d'Hollywood ont mis en scène des otages dans un diner ? Azzarello emmène Constantine dans ces lieux qui font l'Amérique, eux aussi. Au menu, tôlards, rednecks, gangsters. En filigrane, sexe, mort, violence. En arrière-plan, un surnaturel subtil et discrètement présent. L'auteur recourt à une écriture efficace et rythmée, et s'efforce de conserver une part de mystère sur l'intrigue, afin d'inciter ses lecteurs à gamberger. 
Le lecteur se réjouit de retrouver le trait si personnel de Corben, tout en se demandant s'il conviendra au monde de Constantine. Question rhétorique. Outre ce design très distinctif des personnages, le lecteur apprécie ce sens du détail microscopique (malgré les arrière-plans parfois réduits à une unique couche de couleur), l'encrage millimétré, sa variété des cadrages et des angles de prises de vues, sa maîtrise rarement égalée de l'expressivité, sa réflexion sur le contraste entre ombre et lumière. Si le coup de crayon de Frusin est moins original, cela ne l'empêche pas d'être intéressant. Le résultat rappellera invariablement le travail de son compatriote Eduardo Risso, c'est-à-dire avec de très généreux aplats de noir. Le style est plutôt réaliste, si ce n'est ces yeux systématiquement arrondis pour accentuer l'expressivité. 
La traduction est de Philippe Touboul. Une négation a été égarée : "on est pas" pour "on n'est pas" (p. 377), alors que phonétiquement c'est pareil. Le reste est parfait.

Premier Nord-Américain à écrire plus d'un numéro de "Hellblazer", Azzarello conçoit là un chapelet d'épisodes qui ne laisseront aucunement le lecteur indifférent, pour le meilleur et pour le pire. Bien que Constantine soit très loin de l'Angleterre et de Londres, l'aspect macabre de sa balade outre-Atlantique lui sied à merveille. 

Mon verdict : ★★★★☆

Barbüz 
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz 

Constantine, Traylor, Ray Stark, Buzz, Carney, Shorty, Agent spécial Frank Turro, Dickie Fermin, Richie Fermin, Rose Fermin, L'Homme de glace, Vertigo

3 commentaires:

  1. Pour une raison de planning de rééditions de DC / Vertigo, j'ai lu Hard times en VF, les deux suivants en VO en 2010, et les autres sont dans ma pile de lecture.

    On a déjà évoqué Hard times.

    Good intentions : j'avais visiblement plus apprécié que toi :

    Si l'horreur est toujours là et si le ton est toujours aussi noir, cette histoire ne comporte presqu'aucun élément de magie. D'un autre coté, il faut bien comprendre qu'une série aussi longue que celle-ci ne peut rester intéressante et survivre que si chaque scénariste est autorisé à donner son point de vue sur le personnage. En l'occurrence, c'est ce que fait Azzarello, et il le fait plutôt bien. La séquence d'ouverture capture très bien le fait que John Constantine est un anglais qui doit se dépatouiller avec les différences culturelles des États-Unis (et pourtant Azzarello est le premier scénariste américain à écrire les histoires du personnage). Pour la suite de l'histoire, Azzarello dose savamment les informations qu'il distille pour obliger le lecteur à chercher le lien entre les séquences, la logique et les manigances qui se cachent derrière les événements. John Constantine n'a rien perdu de sa capacité à manipuler les uns et les autres pour arriver à ses fins et il n'a pas peur de se salir les mains et ça ne le dérange pas que les salauds payent très cher leurs exactions. Ce qui ne semblait pas gagné d'avance et qui se trouve à la fin, c'est qu'Azzarello a glissé un soupçon de réalité sociale dans son récit. Pour être complet, il faut dire que ce scénariste a adopté un style narratif assez décompressé pour permettre au dessinateur d'avoir le temps d'installer une atmosphère.

    J'avais également rapproché Marcelo Frusin d'Eduardo Risso, et j'avais beaucoup aimé.

    Good intentions :
    https://www.babelio.com/livres/Azzarello-Hellblazer-John-Constantine-Tome-2--Good-Intent/175951/critiques/754170

    Hell freezes over : quel pied ! Azzarello installe le personnage de Constantine comme un véritable prédateur psychique au milieu d'êtres humains qui ne sont pas à la hauteur quelle que soit leur fibre morale. le surnaturel est réduit à la portion congrue (une simple légende ténue) et Constantine manipule son monde comme jamais. le lecteur doit essayer de deviner le jeu auquel il joue, sans jamais réussir à devancer ce stratège machiavélique. Frusin a trouvé un équilibre parfait entre ce qu'il montre des horreurs perpétrées et ce qu'il laisse imaginer par le lecteur. Les visages mangés par l'ombre traduisent la détermination des personnages et le niveau élevé d'activité de leurs méninges, tout en préservant leurs pensées les plus secrètes. Enfin il dose avec habileté les détails qui rendent chaque lieu et chaque élément de décor uniques et très présents, avec les zones moins fouillées.

    Hell freezes over :
    https://www.babelio.com/livres/Davis-Hellblazer-John-Constantine-Tome-3--Freezes-Ove/175953/critiques/754397

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'ai moi aussi adoré "Freezes Over".

      Avec "Good Intentions", j'ai eu l'impression de retrouver le mauvais goût du "Fils de l'homme" / "Son of Man", d'Ennis. Je n'ai franchement pas aimé, pour être poli. J'attends le second tome d'Azzarello, après je ferai une petite pause jusqu'au "run" de Mike Carey. Jamie Delano arrivera plus tard encore.

      Supprimer
    2. En recherchant sur amazon et Babelio, je me suis rendu compte que j'étais allé plus loin dans la lecture de la série Hellblazer. J'ai également lu les autres épisodes de Brian Azzarello : Highwater. J'avais commencé le début des épisodes écrits par Mike Carey : Red Sepulchre (épisodes 175 à 180).

      Supprimer