"Arkham Asylum" est un "graphic novel" autour de l'univers de Batman, publié dans la collection DC Deluxe d'Urban Comics en juin 2014. Ce recueil à la couverture cartonnée (au format 18,5 × 28,5 centimètres) comporte une histoire complète et indépendante de cent vingt planches, auxquelles viennent s'ajouter une dizaine de pages de bonus divers (des couvertures, une postface, etc.) et quatre-vingts d'explications par l'auteur, Grant Morrison. Cette édition est la cinquième de l'œuvre en français : ainsi, il y a eu Comics USA avec "Les Fous d'Arkham" (en janvier 1990), Reporter avec "L'Asile d'Arkham" (janvier 1999 et en juin 2004), et enfin, Panini Comics, aussi avec "L'Asile d'Arkham" (en juin 2010). Cet album, "Arkham Asylum: A Serious House on Serious Earth" en VO, plus couramment "Batman: Arkham Asylum", date d'octobre 1989.
Morrison écrit le scénario ; c'est son premier travail sur l'univers de Batman. La partie graphique (peinture et collages) est signée Dave McKean, qui, à l'époque, n'avait réalisé que "Violent Cases" (Zenda, 1992), et les trois tomes de la mini-série "Black Orchid", sortie en VF sous le titre "L'Orchidée noire" (Zenda, 1989 à 1990).
Amadeus Arkham s'exprime dans son journal intime. Depuis que son père est décédé, il y a quelques années, le manoir est peu à peu devenu son univers. Sa mère, elle, est éprouvée par de longues crises de maladie. Pendant ces périodes-là, le jeune Arkham est comme un fantôme, qui déambule dans les couloirs de la demeure ; existe-t-il seulement un monde, en dehors de ces murs ? Un soir, en 1901. Amadeus monte les escaliers et porte un plateau-repas à sa mère. Avant d'entrer dans la chambre de celle-ci, il s'arrête un instant devant un miroir convexe, qui lui renvoie son propre reflet, déformé et inquiétant. Il pousse la porte, pénètre dans la pièce. Il informe sa mère qu'il lui a apporté à manger. Une femme à l'air absent est assise dans son lit, encadrée par deux chiens blancs. Son fils la supplie d'accepter un peu de nourriture...
La seconde moitié des années quatre-vingt fut pour Batman une période faste : "The Dark Knight Returns", "Year One", "Killing Joke". "Arkham Asylum" crée la sensation dans un registre radicalement différent du comics ordinaire. Morrison la bâtit sur deux lignes temporelles qui évoluent à l'intérieur d'un même lieu, et se connectent à des décennies d'intervalle : les moments-clefs de la vie d'Amadeus Arkham, un fil narratif qui révèle le destin dramatique du psychiatre à travers le prisme déformant de ce dernier, et l'intervention de Batman à l'asile Arkham, où les patients, avec le Joker à leur tête, détiennent des otages. Pour désamorcer la situation, le détective se prête au jeu du Joker et affronte ses démons et ses peurs. Dénominateur commun : cette demeure sinistre, lugubre, témoin de bien des tragédies. "Arkham Asylum" n'a rien d'une œuvre accessible ; elle souffre d'un excès de pédantisme et d'une forme de maniérisme (déjà). L'Écossais intègre ici toutes les références qui lui passent par l'esprit : symboliques, ésotériques, religieuses, historiques, ou artistiques. Y a-t-il là une volonté d'intellectualisation outrancière d'un médium d'essence populaire, encouragée par l'éditeur ? Espérer appréhender toutes les finesses de l'album sans les explications de l'auteur est vain, et l'aborder en ignorant ces références la prive de son potentiel de puissance. Mais "Arkham Asylum" comporte des moments forts : la destinée du Dr Arkham est une plongée dans un abysse de noirceur, sans retour. Prise isolément, elle est captivante, bien plus que cette situation ordinaire où Batman affronte ses adversaires un par un. Et puis, Morrison a des idées intéressantes ; il n'oublie pas d'égratigner les psychiatres, offre une vision personnelle des super-vilains, et émet le postulat que le Joker (sa caractérisation sonne juste) est au-delà de toute guérison. Enfin, les grands auteurs évoluant, lire ses notes permet de comprendre à quel point sa conception du Chevalier noir a changé. Mais c'est surtout à McKean que l'œuvre doit sa réputation ; ses compositions chargées, en dessins bruts, peintures, clichés ou collages, proches du roman photo, constituent là un travail unique, hors norme, exigeant, novateur, mais qui ne fera pas - durablement - école.
La traduction d'Alex Nikolavitch est honorable, bien que son texte (surtout les bonus) soit pollué par plusieurs fautes : deux de mode, deux d'accord en genre, et une coquille. À part ce regrettable (et récurrent) point noir, la réédition est exemplaire.
"Arkham Asylum" est une œuvre à part, et le restera assurément longtemps encore. Outre l'intérêt de sa forme, elle a le mérite, malgré ses innombrables défauts, de revenir sur les origines d'Amadeus Arkham, et du légendaire asile qui porte son nom.
Mon verdict : ★★★☆☆
Barbüz
Menfin !!! 3 étoiles !?! :)
RépondreSupprimerJe sens qu'il va falloir que j'investisse dans une nouvelle édition pour pouvoir lire ces 80 pages d'explications qui sont indispensables à la compréhension.
L'Écossais intègre ici toutes les références qui lui passent par l'esprit. - Je pense que c'est une des raisons pour lesquelles j'aime lire cet auteur : le foisonnement d'idées et sa capacité à les agréger dans une structure narrative complexe. Pour moi, ce foisonnement s'apparente à la liberté d'inventions idiotes des comics, cette possibilité de laisser libre cours à son imagination, sans être tenu par les lois basiques de la physique (une piqûre d'araignée radioactive, un bombardement gamma qui ne causent ni cancer, ni dégénérescence cellulaire) : Morrison peut citer comme il l'entend ses lectures, les réarranger sans devoir faire un travail académique pour y mettre de l'ordre.
Il en va de même pour les images composites de Dave McKean qui associe des éléments visuels hétéroclites pour en faire autre chose, pour en faire germer des idées inattendues, inhabituelles. En ce qui concerne McKean, je n'ai pas encore croisé d'artiste BD qui soit capable de se mesurer à lui, ce qui explique (à mes yeux) qu'il n'ait pas fait école. C'est très enrichissant de voir ainsi une œuvre par tes yeux : ça me permet de mieux prendre conscience de mon propre avis, en ce qu'il a d'identique et de différent par rapport au tien, et de le remettre en question.
Absolument, trois étoiles. Troisième ou quatrième fois que je le lis, et trois étoiles. J'ai été tenté par une quatrième pour la partie centrée sur Amadeus Arkham, que je trouve étonnante et qui apporte un véritable plus au Bat-Univers. Mais le côté jeu vidéo linéaire de l'intervention de Batman, qui défait ses adversaires un par un au fil des couloirs et des pièces, m'a convaincu d'en rester à trois. Et puis, je trouve que cet ouvrage condense tous les défauts du style narratif de Morrison. Heureusement, cela s'allège avec le temps. Concernant McKean, je n'ai pas insisté sur son Joker, mais il réussit à en retirer toute l'essence dans un portrait où l'on ne voit que cette chevelure folle, ce rictus tordu, et ce regard vide, hypnotique. C'est impressionnant. Dans ses notes, Morrison raconte que Robin devait figurer dans le récit. McKean aurait exprimé son désaccord, arguant qu'il se compromettait déjà suffisamment en dessinant Batman. Je crois que souvenir que Batman figure déjà dans "Black Orchid", sorti avant "Arkham Asylum" ; ici, McKean était sans doute déjà convaincu que le comics grand public ne pouvait que brider l'expression de son talent.
SupprimerMa remarque sur les 3 étoiles était juste une taquinerie. Au contraire, ça me fait toujours plaisir de découvrir quelqu'un avec une opinion différente et bien construite.
RépondreSupprimerJe suis allé vérifier : effectivement plusieurs personnages DC apparaissent dans Black Orchid comme Lex Luthor, Poison Ivy, Batman, Swamp Thing.
Oui oui, j'avais bien compris que ta remarque était une taquinerie. Mais ça me permet d'ajouter quelques arguments.
SupprimerJ'avais acheté l'intégrale VF de "Black Orchid" ; je n'en ai que de très vagues souvenirs. Je ne l'ai pas gardée, d'ailleurs. À l'époque, le style de McKean était encore de facture "classique", dirons-nous; et n'avait rien à voir avec "Arkham Asylum".
C'est marrant : dans mon esprit Dave McKean était déjà dans une direction graphique personnelle bien affirmée pour Black Orchid.
RépondreSupprimerDu coup, je suis allé regarder mon commentaire et tu as raison : il s'était astreint à une approche plus classique. L'extrait correspondant :
Dave McKean a choisi un mode d'illustration plus canalisé qu'à son habitude pour ce récit. Il met en place une mise en page assez sage oscillant entre 6 et 8 cases par page (2 lignes de 3, ou 2 lignes de 4 cases). Il réalise son travail à la peinture du début jusqu'à la fin en incorporant quelques contours délimités au crayon et quelques photographiques retouchées (en nombre réduit), ou collages. Dans un premier temps ce qui arrête le plus le regard est le travail sur les couleurs. La teinte (et les nuances associées) choisie pour Black Orchid est à la fois chaude, irréelle, diaphane et étrangère à l'humain. Chaque fois que la nature est évoquée, McKean compose des camaïeux de vert fascinants et hypnotisants, avec une mention spéciale pour la jungle amazonienne tout en feuillage et pour un magnifique portait de Swamp Thing. Chaque planche arrête le regard par la beauté et l'intelligence de sa mise en couleurs.
McKean réalise des planches qui ne subissent pas l'influence des comics de superhéros. Il s'astreint à une narration très séquentielle où les cases se suivent comme autant de décomposition de la scène en train de se dérouler. En ce sens il a opté pour une narration traditionnelle. Par contre il a choisi des modèles vivants pour chacun des personnages, ce qui donne des visages très individualisés, naturels sans être des photographies. Il utilise un graphisme qui privilégie le naturel et le réalisme. Bien qu'il s'agisse d'un travail de jeunesse et de commande, McKean impose déjà sa vision personnelle sur les modalités de narration visuelle.
Je me souviens vaguement de ces camaïeux de vert, effectivement. C'est l'un des très rares souvenirs que j'ai de ce comic book.
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