jeudi 29 octobre 2020

Bois-Maury (tome 15) : "Œil-de-Ciel" (Glénat ; mai 2012)

"Les Tours de Bois-Maury" est une série en quinze volumes, créée par le Belge Hermann Huppen ; son titre a évolué en "Bois-Maury" à partir du onzième numéro. Sorti, en mai 2012, dans la collection "Vécu" de Glénat, "Œil-de-Ciel", le quinzième, est un album à la couverture cartonnée, de quarante-six planches. 
C'est Yves H., qui avait rejoint son père sur "Bois-Maury" avec "Rodrigo", qui écrit le scénario de cet "Œil-de-Ciel" ; Hermann produit la partie graphique (dessin, encrage, mise en couleur). 

Province du Yucatán, en l'an de grâce 1660. Des aras aux couleurs vives survolent l'océan de verdure de la forêt tropicale. En bas, une colonne s'étire et se fraye un chemin à travers la jungle : des conquistadores espagnols, qui escortent un prêtre. Ils ont des autochtones pour guides. Certains, harassés et épuisés par la chaleur, s'écroulent de fatigue. Tapis dans des buissons, des indigènes en armes les guettent patiemment. Ils attendent le bon moment. Soudainement, ils déclenchent les hostilités. L'un d'eux abat un cavalier d'une flèche dans le cou. Un soldat sonne l'alerte ; l'officier réagit promptement et ordonne à ses troupes de se mettre en position de combat. Les Indiens donnent l'assaut. Les Espagnols défendent chèrement leur peau. Les coups assénés de part et d'autre sont sans merci ; Bois-Maury, qui fait partie de l'expédition, se débarrasse de deux guerriers en transperçant le torse du premier et en éventrant le second. Sa lame se brise dans l'échange. Trois Indiens l'aperçoivent et se lancent à sa poursuite, mais le perdent de vue. Ils se séparent pour couvrir une superficie plus vaste. Bois-Maury se cache derrière un arbre imposant, et il attend, son reste d'épée à la main. Prudent, prêt à jouer de son casse-tête ensanglanté, un Indien contourne le tronc par la droite. Bois-Maury réagit avec vivacité. Il le blesse au poignet tenant l'arme, l'empêchant de riposter, et lui ouvre la gorge ; les deux autres accourent déjà... 

Le cadre est étonnant : l'action se déroule au XVIIe siècle, dans la Province et Capitainerie du Yucatán, rattachée à la Nouvelle-Espagne. À l'exception du triptyque sur les croisades, c'est la première fois que la série quitte l'Europe. Bois-Maury est le seul Français d'une expédition espagnole à laquelle il participe en tant que conseiller - peut-être logistique ou militaire. Cela présuppose qu'il vend ses services comme mercenaire. Cependant, il est sujet de la couronne de France, ce qui lui permet une certaine liberté de parole avec la hiérarchie du convoi. Le récit se déroule intégralement dans la forêt tropicale ; les auteurs dépeignent un milieu hostile et suffocant dans lequel l'homme "civilisé" n'est pas à sa place. Cet enfer vert enfièvre les esprits, alimente les différents, et nourrit les conflits d'intérêts. Le silence des premières planches et la rareté des dialogues apportent encore plus de substance à l'atmosphère initiale. Puis les frustrations se libèrent, dans la violence ; seul Bois-Maury, dont la tête est plus froide que celle des autres - tout en demeurant fixée à son cou -, reste concentré sur son objectif et tire son épingle du jeu. Aucun personnage n'est ici particulièrement sympathique : ni Bois-Maury, cassant, individualiste, et pragmatique à l'extrême ; ni Esperanza, ce capitaine espagnol, brutal et hautain ; ni le prêtre missionnaire, un fanatique qui perd l'esprit, imbu du pouvoir divin qu'il représente ; ni cet Indien assoiffé de vengeance, mû par une haine viscérale de l'homme blanc. L'intrigue est ténue, mais la narration est parfaitement maîtrisée, et les événements de cette histoire, qui ne se déroule que sur deux jours et une nuit, s'enchaînent à une cadence soutenue. Les lecteurs auront l'impression d'être les témoins d'un drame lointain et anonyme dont il ne survivra aucun souvenir une fois que la jungle aura recouvert ses traces éphémères. La vision des auteurs de cette humanité-là est particulièrement pessimiste, mais il est vrai qu'ils content ici l'histoire de nos folies, de l'enfer vert et du rapport de l'homme à la nature ; de la colonisation ; des massacres des populations autochtones ; ou encore de la soif de l'or au détriment du reste, y compris de la raison. Hermann utilise la couleur directe pour créer un univers d'émeraude aussi sublime que claustrophobique, dans lequel les hommes ne sont que des ombres. Graphiquement, ce numéro est l'un des plus aboutis de la série, et ce travail sur les tons de vert forcera l'admiration des lecteurs les plus exigeants. L'artiste - soixante-treize ans à l'époque - considérait que l'album était l'un de ses plus réussis. 

"Œil-de-Ciel" clôt - car elle est terminée, a priori - "Les Tours de Bois-Maury", une série originale de par son approche, et exemplaire de par la régularité de sa qualité. Passionnantes, ces quarante-six planches se lisent bien trop vite, malheureusement. 

Mon verdict : ★★★★☆

Barbüz
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7 commentaires:

  1. Respect : 15 tomes, 15 articles. Mission accomplie.

    Cet enfer vert enfièvre les esprits, alimente les différends : l'environnement hostile comme révélateur des tensions et des oppositions, des bassesses, j'aime bien.

    Hermann utilise la couleur directe pour créer un univers d'émeraude aussi sublime que claustrophobique. - Il faudra au moins que je feuillète ce tome pour profiter de cette ambiance visuelle qui a l'air magnifique.

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  2. Du coup, je suis allé regarder la date de l'article sur le premier tome : 06 janvier 2016. Presque 5 ans pour prendre le temps d'apprécier chaque tome à sa juste valeur, un beau voyage.

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    1. Oui, un beau voyage, mais trop long du fait de deux éléments. D'abord, une absence de planification de mes lectures, à une époque où j'avais beaucoup (trop ?) de séries-fleuves en cours. Ensuite, une appréhension à la rédaction des articles des "Tours de Bois-Maury", car chacun me demandait plus de travail que la moyenne, à cause des recherches que cela présupposait (nous avons déjà discuté de ce point-là) ; cela explique qu'il y a eu certaines années où je n'en ai lu que deux.

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    2. Trop long... Je comprends les raisons de l'étalement, mais je ne suis pas sûr de saisir en quoi la durée de 5 ans te chagrine, te semble trop longue. Effectivement, si je compare, tes articles pour Blueberry sont un peu plus rapprochés.

      Je me pose la question parce que je ne sais pas trop ce que je souhaite moi-même en termes d'étalement. En termes de ressenti, je ne sais pas ce que je pense de lire les tomes d'une série de façon relativement rapprochée, alors que leur parution s'est étalée sur beaucoup plus longtemps, et que mon expérience de lecture s'en serait trouvé modifiée si je les avais lus au fur et à mesure de leur parution, par exemple 28 ans pour les 15 tomes de Bois Maury.

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    3. C'est parce que pour les "Blueberry" - comme pour "Thorgal", d'ailleurs -, j'ai adopté une lecture par cycle (donc deux albums minimum), avant de décider d'abandonner cette approche. Mon programme actuel bannit les lectures consécutives, à l'exception de "Ric Hochet", parce que cette série compte soixante dix-huit tomes.
      En ce moment, je tourne sur une dizaine de titres, sans compter les indépendants/one-shots. Mais dix c'est encore trop, et je voudrais réduire ce nombre pour avoir une rotation plus élevée. Il y a quelques séries que je traîne depuis longtemps.
      Cela dit, ton argument des vingt-huit ans pour quinze tomes recèle une certaine évidence ; je n'avais pas vu les choses sous cet angle-là.

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    4. En farfouillant sur le site bede.fr pour voir ce qui va m'intéresser dans les prochaines parutions, j'ai découvert la sortie d'un tome 16 ou satellite : L'homme à la hache, prévu pour le 22/09/21.

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    5. Merci de m'en faire part. J'avais vu la nouvelle, oui ; a priori il s'agit d'un hors-série dont j'ignore comment il se place dans la chronologie de la série.

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