"L'Or maudit", publié en janvier 2018, est le dixième volume de "Bouncer", la série française de western créée et lancée par Alejandro Jodorowsky et François Boucq. Bien que Jodorowsky l'ait quittée au numéro précédent, elle est toujours en cours à ce jour. Boucq en assure désormais les scénarios en plus de la partie graphique. Les sept premiers recueils sont sortis chez Les Humanoïdes associés ; celui-ci et les suivants chez Glénat.
C'est Boucq qui écrit le scénario de cet ouvrage de soixante-dix-huit planches, donc ; le Lillois réalise les illustrations aussi. Grand prix 1998 de la ville d'Angoulême, il a travaillé notamment sur "Little Tulip", "Le Janitor", "XIII Mystery" et "Bouche du diable". Il produit la couleur avec son filleul, Alexandre Boucq.
À l'issue du tome précédent, le Bouncer revient du pénitencier de Deep End ; il est accompagné de Panchita, une jeune fille qu'il adopte, afin d'honorer la promesse faite au père, El Lobo.
Sur les hauteurs d'une mésa, dans l'arrière-pays de Barro City. Un shaman amérindien déjà âgé partage une hutte à sudation avec le Bouncer. Les deux hommes sont simplement vêtus d'un pagne. À l'intérieur, la fumée est particulièrement dense. Le sorcier encourage son ami à se méfier des apparences, qui se jouent de leur esprit au point de leur faire croire à "la réalité de leur propre existence". Le Bouncer est sceptique : ne sont-ils pas bien réels, à discuter face à face ? Le shaman rétorque qu'ils forment "un tissu de croyances extrêmement raffiné qui s'effiloche avec le temps". Lui-même se sent moins réel au fil de temps. Il ajoute que les sens sont complices des apparences ; ils ne sont que l'étoffe d'un rêve. Le Bouncer n'est toujours pas convaincu. À entendre son ami, tout n'est qu'illusion, mais le bras qui lui manque est bien une réalité, n'est-ce pas ? Son maître spirituel lui demande s'il sent parfois le bras manquant...
Notons d'abord qu'il est nécessaire d'avoir à l'esprit les événements du diptyque précédent - "To Hell" et "And Back" - pour comprendre toutes les finesses de cet album. À la suite du départ de son scénariste et cocréateur, une série change souvent de ton, même légèrement ; c'est forcément inévitable, à moins que l'auteur qui reprend le flambeau s'applique à copier le moule. À la suite des adieux de Jodorowsky, "Bouncer" n'échappe pas à l'axiome dans "L'Or maudit" : ces évolutions sont perceptibles pour le lecteur du titre depuis le premier tome, c'est indéniable. Celui-ci, ainsi, devra donc faire son deuil de l'humour noir et grinçant, de la sauvagerie décomplexée, des protagonistes souvent aussi cruels que profondément pervers (certes, El Cuchillo est un tueur vicieux, mais s'il est comparé à d'autres méchants de la série tels que le capitaine Ralton, Clark Cooper et Mara Mars, Axe-Head, ou encore Carolyn/Evelyn, il faut quand même convenir qu'il fait pâle figure en dépit de ses démonstrations de férocité). Si les rivalités exacerbées, chargées à bloc de haine instantanée sont toujours présentes, notons par exemple que la naïveté du Bouncer s'est évaporée ou que les tirades imagées tellement drôles de la tendre Yin-Li ont complètement disparu. Devenus principalement fonctionnels, les dialogues véhiculent les informations et la narration plus qu'ils n'expriment des sentiments ; peut-être n'y a-t-il aucun lien de cause à effet, toujours est-il que la linéarité est bien plus pesante que dans les volumes précédents. Par l'une ou l'autre scène-choc (comme celle de la vieille Amérindienne aveugle), Boucq s'efforce de préserver la brutalité sanguinaire inhérente à "Bouncer", mais il est évident qu'il y manque les tripes de Jodorowsky. Reconnaissons néanmoins à Boucq d'avoir eu le courage de continuer la série sans ce dernier, car elle le méritait, surtout qu'il lui a fallu plus de quatre ans pour élaborer une suite, et un diptyque, en plus. Ici, il conçoit une chasse au trésor dont la spécificité est de réunir des participants disparates, monstres humains, soldats de l'armée de Maximilien Ier (l'auteur respecte donc la chronologie de "Bouncer"), bandits mexicains, etc. Hélas, l'atmosphère propre au titre a changé de manière perceptible : malgré une narration efficace, "Bouncer" est devenu un western classique, voire ordinaire.
Le lecteur retrouve avec plaisir les grands espaces naturels autour de Barro City, plus particulièrement ces mésas rosées ou orangées, mais aussi la cité elle-même, car Boucq a le don d'insuffler de la vie à ses scènes de rue, notamment grâce à une bonne densité de détails et une approche naturaliste, autant d'ingrédients discernables dès sa première planche et qui se répètent dans ses suivantes, telle que l'immensité de l'Ouest américain et ses paysages monumentaux, ou les contrastes entre ombre et lumière, ou plutôt l'alternance de séquences en plein jour et dans la pénombre. Enfin, Boucq est fidèle à la diversité qu'il apporte aux physionomies, de la comtesse prussienne obèse à l'horloger, en passant par cet élégant cavalier français de l'armée de Maximilien, en véritable gravure de mode - militaire - du Second Empire.
Avec "L'Or maudit", il faut reconnaître que "Bouncer" perd ce qui le caractérisait, hélas. Malgré la qualité de la partie graphique et quelques éléments plutôt originaux, Boucq n'est pas parvenu à éviter l'écueil du classicisme en dépit de louables efforts.
Mon verdict : ★★★☆☆
Barbüz
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Très belle analyse de l'évolution d'une série, après le départ d'un de ses créateurs et auteurs.
RépondreSupprimerLa manière dont tu pointes ce qui a disparu est très parlante : l'humour noir et grinçant, de la sauvagerie décomplexée, des protagonistes souvent aussi cruels que profondément pervers, la naïveté du Bouncer, les tirades imagées de Yin-Li. Je trouve également très éclairant le constat : devenus principalement fonctionnels, les dialogues véhiculent les informations et la narration plus qu'ils n'expriment des sentiments. Tous ces manques permettent de définir ce qui fait de Jodorowsky un véritable auteur.
J'ai tout autant apprécié l'analyse des qualités des dessins de Boucq, les grands espaces naturels et les personnages.
Je trouve que les deux phrases de conclusion forment une synthèse parfaite de ce que tu as développé au-dessus, quelle concision et quelle clarté.
Merci de tes compliments, ça fait grand plaisir !
SupprimerAyant lu le second tome, j'ai une question et une certitude.
La question, c'est au sujet de la série : la conclusion du onzième tome laisse sous-entendre que le titre est terminé. Mais aucune information ne le confirme vraiment.
La certitude, c'est que je m'arrêterai là, c'est-à-dire au onzième tome. Après - et si Boucq continue - je crains de tomber dans le piège du "Blueberry" post-Charlier. Je ne souhaite pas répéter l'expérience avec "Bouncer".