Cet album est le premier tome de "Rai", diptyque paru entre novembre 2016 et juillet 2017, chez l'éditeur bordelais Bliss Comics. Il comprend les versions françaises des #1-12 de la troisième saison éditoriale de la série "Rai", qui - en version originale - ont été publiés entre avril 2014 et décembre 2015 chez Valiant. Sorti en novembre 2016, réédité en octobre 2018, cet ouvrage au format 17,5 × 26,5 centimètres avec couverture cartonnée compte environ deux cent soixante-seize planches (couvertures comprises). Il s'agit de la "Plus Edition" ; elle propose pas moins d'une cinquante de pages de bonus, des schémas, des histoires courtes mettant en scène quelques personnages secondaires, des affiches de propagande, des crayonnés, des études graphiques, des variantes de couvertures et des planches avant/après encrage et colorisation.
Connu pour "Divinity", "X-O Manowar", et "Mind MGMT", Matt Kindt écrit le scénario ; la partie graphique est produite par Clayton Crain ("Ghost Rider"). Aux bonus ont participé les auteurs Sean Ryan et Shawn Kittelsen ; les dessinateurs Vicente Cifuentes, Raúl Allén, et Ryan Lee ; les coloristes Allen Passalaqua et Kyle Ritter.
Néo-Japon, 4001 apr. J.-C. Secteur 2555, quartier de Blackwater ; sous la pluie, deux luddes devisent en transportant un cadavre enroulé dans une bâche. Ils sont alors interpellés par un hypergone qui leur ordonne de s'arrêter et de s'identifier. Un des larrons s'affole à la vue de l'agent des forces de l'ordre qui les somme de cesser "toute activité" et de se laisser "scanner" ; son compère - sans hésiter - dégaine un antique pistolet à barillet et abat le policier synthétique, surpris à la vue d'une arme à feu qui ne figure pas dans sa banque de données. La voie est libre. Ils se débarrassent de leur paquet en le poussant dans un conduit d'évacuation, et filent sans traîner. Le plus timoré des deux rappelle à son complice qu'il n'y a eu aucun meurtre au Japon en mille ans ; l'autre le sait. Qu'ils prient pour qu'il n'y ait pas d'indice sur la dépouille...
Rai - le nom est inspiré du japonais "rei", qui signifie "esprit" au sens "être immatériel, revenant, fantôme", conf. Larousse - est un personnage de l'écurie Valiant, créé par Jim Shooter en 1991. Avant cette mouture de 2014, il y a eu deux périodes éditoriales, la première en 1991-1992 et la seconde de 1992 à 1995. Ici, Kindt décape le concept de départ, le modernise et l'enrichit. Il écrit un récit imaginatif, mais sombre, influencé, entre autres, par "Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?" (1966), de Philip K. Dick (1928-1982), et le cyberpunk. Kindt avait déjà évoqué l'œuvre de Dick dans "Mind MGMT". Il est glaçant, le Néo-Japon de Kindt : une colossale structure artificielle en orbite géostationnaire au-dessus de la Terre, où vivent - survivent - les descendants des rescapés d'un lointain désastre écologique. Une société à étages dirigée d'une main de fer dans un gant de velours par Père, intelligence artificielle faussement bienveillante et omnipotente élevée au rang de quasi-divinité. Une civilisation qui subit une forme de déshumanisation progressive. Par exemple, des androïdes sophistiqués (les positrons) deviennent des compagnons de vie, ce qui ne leur garantit pas un bon traitement de la part de leurs maîtres. Père les emploie pour abaisser le taux de natalité... Autre exemple, aucun homicide n'a été commis au Néo-Japon depuis mille ans. Ses citoyens ont donc troqué liberté contre sécurité. Enfin, certains renoncent à une part de leur humanité (organes illimités, implants cybernétiques). Au centre : Rai, en docile champion de Père dont les certitudes quant à sa nature seront bouleversées. "Rai" est une œuvre remarquable, surprenante, dense, rythmée, riche à défaut d'être novatrice (Kindt recycle bon nombre d'idées de la science-fiction), et dont l'auteur maîtrise la complexité. Le jargon peut rendre pénible la lecture du début ; il faut un zeste de patience pour se familiariser avec cet univers. Les bonus, en revanche, n'apportent vraiment pas grand-chose.
"Rai" aurait été très différent sans la touche de Crain. Qui d'autre, d'ailleurs, que ce ténor de la peinture numérique pour une œuvre comme celle-là ? Sa grande force, c'est de parvenir à combiner rendu réaliste, densité de détail élevée, expressivité travaillée, et sens du mouvement ; cela - avec l'utilisation de couleurs organiques - a pour effet de gommer l'aspect froid, qui constitue souvent l'écueil principal de ce style-là. Les vues du Néo-Japon sont époustouflantes, tout comme celles de la Terre. La mise en page est aussi complexe et novatrice (avec des vignettes de formes irrégulières) qu'elle est dynamique et moderne. Malgré tout cela, la partie graphique ne perd aucunement en lisibilité à l'exception d'une ou deux scènes çà et là, peut-être. Quelques rares arrière-plans ont été réduits à leur plus simple expression.
Malgré d'excellentes choses, dont les "luddes", en référence aux luddites, la traduction de Benjamin Rivière, dit KGBen, génère des déchets : un faux-sens, cinq fautes d'accord, deux d'orthographe, un mot oublié et un texte assez littéral, voire bancal.
"Rai" est une dystopie véritablement captivante, visuellement renversante, bien loin du genre super-héroïque. Cinq étoiles pour l'histoire et trois pour l'édition à cause de bonus bavards et superflus et de la version française, qui aurait dû être corrigée.
Mon verdict : ★★★★★ pour l'histoire / ★★★☆☆ pour l'édition
Barbüz
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Je commence d'abord par regarder le nombre d'étoiles, avant de lire ton article. Du coup, je me suis demandé ce qui valait le retrait d'une étoile tout du long, d'autant que tu es particulièrement louangeur.
RépondreSupprimerJ'ai compris en découvrant la conclusion. En VO, l'éditeur avait fait de même concernant les bonus, et cela se ressentait d'autant plus que ces 12 épisodes ont été répartis en 3 recueils, avec beaucoup de pages bonus. Dans mon souvenir (un peu lointain), certaines pages étaient intéressantes pour voir comme Clayton Crain construit ses séquences, et les différentes phases de réalisation d'une case.
Merci pour la remarque sur les luddites car j'étais complètement passé à côté à l'époque.
La traduction : ça fait pas mal de fautes pour un seul recueil. Je me dis que même moi, j'aurais fini par le remarqué.
Alors ?... Tu vois bien que moi aussi, je l'aime, Matt Kindt !... 😂
SupprimerSi les bonus avaient été composés d'étapes intermédiaires de la narration graphique, d'explications des auteurs, ou d'un aperçu de la façon de travailler de Crain vignette par vignette ou planche par planche, cela m'aurait parfaitement convenu. Mais ici, avec le dessin animé "Lu La Lee the Citrus-Head" et le film "Spylocke", j'estime que le registre bascule brutalement vers la caricature (pas forcément drôle, d'ailleurs) ; ajoutons aussi que la rupture entre le style graphique de Crain et ceux des artistes des bonus est très marqué.