mercredi 12 juillet 2023

Tif et Tondu (tome 18) : "Le Roc maudit" (Dupuis ; janvier 1972)

"Tif et Tondu" est un titre lancé par le Bruxellois Fernand Dineur (1904-1956) en 1938. Son historique de publication est assez compliqué, la numérotation des albums ayant évolué avec le temps. Si au début Dineur cumule les postes de scénariste et de dessinateur, cela évolue à l'arrivée de Willy Maltaite dit Will (1927-2000), qui se chargera des illustrations à partir de 1949 et jusqu'en 1991. Dineur quitte le titre en 1951 ; se succèderont Henri Gillain, alias Luc Bermar (1913-1999), Albert Desprechins (1927-1992) et Maurice Rosy, avant l'arrivée de Maurice Tillieux (1921-1978) pour douze volumes, puis Stephen Desberg
"Le Roc Maudit" sera prépublié dans "Spirou", du nº1696 (du 15 octobre 1970) au nº1715 (du 25 février 1971). En janvier 1972, Dupuis le réédite en un album de quarante-quatre planches, le dix-huitième de la seconde série classique depuis la réédition de 1985. Tillieux écrit son scénario et Will produit la partie graphique, dessins, encrage et mise en couleur, sauf erreur. 

Londres, par une journée pluvieuse. Tif et Tondu finissent leur promenade dans un quartier animé. Ils viennent de passer une semaine chez l'inspecteur Fixchusset, leur ami. Tondu s'enquiert de l'heure de départ du ferry. Tif lui répond que c'est à onze heures ; ils ont "tout le temps de gagner Douvres" à leur aise. Un motard arrive à leur hauteur ; il continue et arrête sa moto devant la vitrine d'un joaillier. Il descend de son engin, prend une grande clé à fourche dans la sacoche, et jette une grenade fumigène sur le trottoir ; sans se hâter, il s'approche de la devanture de la boutique, lance la clé contre la vitre, qui se brise, et s'empare des bijoux, qu'il met dans un sac. Lorsqu'il a terminé, il court vers sa moto, l'enfourche et repart. Le joailler crie au voleur. Tif et Tondu ont été témoins de la scène ; ils accourent sur les lieux du forfait. Tondu informe le commerçant qu'ils prennent le voleur en chasse et lui suggère d'appeler la police et de demander l'inspecteur Fixchusset, au New Scotland Yard. Tif démarre. Tondu l'encourage à mettre "la gomme". Ils le rattrapent rapidement puis décident de lui "coller au train"... 

C'est un excellent album que "Le Roc maudit", l'un des sommets de la série. Il est conçu de manière originale ; d'abord, un prologue de cinq planches, qui se déroule en Angleterre et se conclut sur une scène pour le moins spectaculaire. Puis l'histoire principale, développée dans une atmosphère particulière de semblant de huis clos, le cadre étant un phare installé sur l'îlot fictif d'Étatel, vraisemblablement situé à proximité des côtes normandes. Ce n'est normalement qu'à la trente-deuxième planche que le lecteur sera en mesure d'établir un lien entre les deux. "Le Roc maudit" est non seulement l'un des plus aboutis de la série, mais aussi l'un des plus noirs. Il offre ses premiers cadavres au titre, et pas n'importe lesquels : des pendus, rien de tel pour installer une ambiance sinistre. Tillieux propose une véritable histoire policière, avec son coupable et son mobile. L'auteur appréciant - a priori - plus les histoires de gangsters que les romans à énigme, il veille à garder la même ligne : donc aucune confrontation finale avec tous les suspects ici. Tillieux laisse moins de place à l'élément comique, même si l'humour n'est pas totalement renié. Il importe surtout celui de "Gil Jourdan" dans "Tif et Tondu" : par exemple, les policiers français ne sont pas les plus fins limiers. Ainsi l'inspecteur Dufour, de la Police judiciaire de Cherbourg, brille davantage par son autosatisfaction et sa suffisance que par sa perspicacité et son professionnalisme. Un propos à l'opposé de Rosy et de son inspecteur Allumette qui fut un temps un allié très efficace de Tif et Tondu (et a d'ailleurs complètement disparu de la circulation). Le lecteur est également ravi de revoir Kiki, la comtesse Amélie d'Yeu. Son design a déjà sacrément évolué depuis "Tif et Tondu contre le Cobra" : adieu la jeune première en ensemble tailleur et bonjour la jeune femme sûre d'elle et en pantalon (n'oublions ni l'époque ni le public cible). L'épilogue semble annoncer que Kiki fait désormais partie de l'équipe - à part entière. En fin de compte, l'auteur nous fournit ici un scénario original, solide, captivant, et sans incohérence (majeure), et le lecteur retrouve le grand Tillieux des meilleurs "Gil Jourdan"
On dirait bien que quelque chose a évolué dans le dessin de Will ; sous l'impulsion de Tillieux, sans aucun doute. D'abord, le fana de la série remarquera une utilisation plus fréquente de la narration décompressée (exemples : la séquence de la grenade, la sortie du plongeur de l'entrepôt, son parcours dans le soubassement du phare) : peut-être Tillieux souhaitait-il un découpage plus cinématographique et en a-t-il fait part à Will, mais quoi qu'il en soit, la contribution au suspense est réelle. Ensuite, les silhouettes de nos amis paraissent moins trapues, moins rondes et imperceptiblement allongées ; certainement une fausse impression due au fait que nos compères ont troqué leurs costumes contre des tenues plus sportives. Huis clos dans un phare oblige, le travail sur les décors est limité, mais il y a de jolies cases dans lesquelles le dessinateur exprime son sens du détail. Il y a les véhicules, bien sûr : les bateaux et la Matra 530 orange toujours là malgré son bain forcé du tome précédent.

Tout en restant fidèle à ses principes, "Le Roc maudit" s'éloigne un peu de l'esprit de l'école de Marcinelle. Après un bon "L'Ombre sans corps" et un "Tif et Tondu contre le Cobra" très peu convaincant, Tillieux et Will signent là l'un des meilleurs numéros de la série, sans doute le plus passionnant depuis "Les Flèches de nulle part"

Mon verdict : ★★★★★

Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

Tif, Tondu, Kiki, Comtesse Amélie d'Yeu, Phares, Tillieux, Will, Dupuis

4 commentaires:

  1. Troisième album écrit par Maurice Tillieux, scénariste de 12 albums, 16 (1970) à 27 (1979) : son meilleur jusqu'alors et l'un des meilleurs de la série. Une très bonne pioche visiblement.

    Les silhouettes de nos amis paraissent moins trapues, moins rondes et imperceptiblement allongées : bon d'accord, ils n'étaient pas moches, mais il y avait visiblement une amélioration possible dans leur apparence physique.

    J'ai bien lu ta remarque sur le personnage de couverture du tome précédent et ma confusion entre la comtesse et la femme de ménage.

    Bonjour la jeune femme sûre d'elle et en pantalon : un acte pas si anodin encore en 1972. Ce matin, au gré d'une bande dessinée, je suis tombé sur une référence à l’ordonnance du 16 brumaire an IX (7 novembre 1800) du préfet de police de Paris, relative à la permission de travestissement.

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Permission_de_travestissement

    J'ai beaucoup aimé ton analyse sur le quelque chose qui a évolué dans le dessin de Will.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, une très bonne pioche, l'un des sommets de la série jusque-là. Je suis aussi rassuré après la déception du tome précédent.

      un acte pas si anodin encore en 1972 - Et même en 1971, pour être pointilleux. Effectivement, c'est bien pour ça que j'ai tenu à le souligner.

      Prochaine lecture : "Sorti des abîmes". Tu avais récemment évoqué sa couverture lors de nos discussions.

      Supprimer
    2. Au temps pour moi, je n'avais pas mesuré toute la portée de ta remarque sur Kiki en pantalon. Quand tu évoques le public cible, cela veut-il dire que les auteurs effectuent une démarche consciente de changer la représentation de la femme en BD pour éduquer leurs jeunes lecteurs ?

      Supprimer
    3. Cela me paraît probable, en effet. Sachant que la série n'était pas lue QUE par des jeunes lecteurs.

      Supprimer