vendredi 8 novembre 2024

"Mezek" (Le Lombard ; avril 2011)

"En temps de guerre, un soldat obéit aux ordres."

Intitulé "Mezek", cet album contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date d'avril 2011. Il est paru chez Le Lombard, dans la collection Signé de l'éditeur, collection qui vise à rassembler "des œuvres d'auteurs". Il s'agit d'un format relié (couverture cartonnée ; dimensions 24,5 × 32,0 centimètres) qui compte exactement soixante planches, toutes en couleurs. En bonus de fin de recueil figure une liste de douze ouvrages consultés, une biographie de chacun des deux auteurs et leur bibliographie. 

Le scénario a été écrit par Yann (Yann Le Pennetier), auteur des séries "Dent d'ours" (2013-2018), "Angel Wings" (2014-2023) et "Buck Danny Origines", entre autres. La partie graphique (crayonnés, encrage et mise en couleurs) a été entièrement réalisée par le regretté André Juillard (1948-2024), dessinateur des "Sept Vies de l'Épervier" et artiste principal des "Blake et Mortimer" de l'ère post-Jacobs, parmi d'autres

Cet article est coécrit avec Présence.

Amorce du récit 

Israël, en juin 1948, dans un quartier de Tel-Aviv, les habitants vaquent à leurs occupations quotidiennes dans la rue, quand soudain retentit la sirène signalant une attaque aérienne. Un homme crie qu'il s'agit de "l'aviation égyptienne ! Encore elle". Une femme fait descendre son enfant du bus pour qu'ils se mettent à l'abri. L'escadrille d'avions - des Supermarine Spitfire - survole la ville et lâche ses bombes. Soudain, les avions de l'Israeli Air Force apparaissent dans le ciel et contrattaquent, chassant les ennemis et se lançant à leur poursuite. Ils parviennent à en abattre deux, et les autres s'éloignent hors de portée. L'un des pilotes se félicite : "Quelle débandade !" Et ces "Spitfire égyptiens, descendus pas des Messerschmitt ornés de l'étoile de David !" Mais un autre pilote signale qu'un avion de leur escadrille a été abattu et que le sien est incontrôlable. Ils rentrent à l'aéroport de Herzliya, au nord-est de Tel-Aviv, la base du Squadron 101. Samuel, un mécanicien, se précipite vers le premier chasseur à atterrir, celui de Björn : il demande ce qu'il est arrivé aux deux autres Mezek. Le pilote répond qu'il se sont crashés. Soudain l'avion de Max atterrit en faisant une culbute, l'avion prend feu, le pilote meurt prisonnier du cockpit alors que son avion explose... 


Contexte socio-culturel

Un titre énigmatique, un dessin cryptique (il va être question d'un avion à hélice ?), mais aussi la promesse d'une bande dessinée ambitieuse créée par deux auteurs de renom publiée dans une collection prestigieuse. Yann aurait créé cette œuvre pour faire taire les accusations d'antisémitisme à son égard, notamment à l'issue de la publication de "La Patrouille des libellules"

Les premières scènes permettent au lecteur de se faire une idée : une narration visuelle de type descriptive et réaliste, un récit ancré dans une réalité historique très précise. La création de l'état d'Israël a été proclamée le 14 mai 1948 par David Ben Gourion (1886-1973), au terme du mandat britannique, conformément au Plan de partage de la Palestine voté par l'ONU le 29 novembre 1947. 

Le lecteur se trouve vite confronté à un certain nombre de mots qui lui parlent plus ou moins en fonction de sa familiarité avec l'histoire de cet État, la situation géopolitique de 1948 et des termes hébreux ou yiddish. Le scénariste traduit ceux-ci en bas de page : "Egrof" (poing), "Be hezrat" (Si Dieu le veut), "Shiksa" (jolie fille non juive), "Kugel" (dessert hébreu), "Schlemiel" (abruti), "Sodi beyoder" (top secret), "Hitsk" (tête brûlée), etc. Malheureusement, la traduction n'est pas systématique. Même si les lecteurs devinent globalement le sens du mot, ils devront chercher eux -mêmes la traduction précise. Par exemple, un "Goniff" est un voleur et un "Mamzer" un bâtard. 

Les forces politiques et militaires en présence, en revanche, sont mentionnées dans les conversations, par des personnages qui savent de quoi ils parlent, sans incorporer artificiellement des explications dans les dialogues ou des cartouches de texte. Charge au lecteur de savoir ou de se renseigner sur différentes dimensions historiques. À commencer par la guerre israélo-arabe de 1948-1949, dont les tout premiers jours voient le bombardement de Tel-Aviv par des avions égyptiens, ce qui correspond à la scène d'ouverture de la bande dessinée. Cela s'applique également à certains personnages historiques, mais probablement inconnus en dehors d'Israël ; Al Schwimmer (1917-2011), par exemple. 



Contexte et exactitude historiques 

De la même manière, le scénariste évoque les faits et le contexte de l'époque comme étant connus de tout le monde, ainsi que les différentes institutions et organisations. Il est possible que le lecteur soit amené à se renseigner plus avant sur la Ligue des États arabes (fondée le 22 mars 1945), sur la Haganah et son lien avec la Force de défense d'Israël, sur l'Irgoun (Irgoun Zvaï Leoumi, organisation militaire nationale) fondée par Menahem Begin (1913-1992) et les convictions politiques de celui-ci, le Palmah (une force paramilitaire juive sioniste de Palestine mandataire), sans oublier le SHA'Y (service de renseignement et de contrespionnage de la Haganah). Il suffit au lecteur de situer ces organisations de manière grossière pour que le récit lui soit intelligible, sinon certains enjeux lui resteront nébuleux. D'un autre côté, des notes en bas de page ou des remarques des personnages viennent expliciter d'autres éléments comme le "kaddish" (prière des morts), le "kapap" (technique d'autodéfense ancêtre du Krav Maga), le "pancake" (atterrissage en catastrophe), l'IAF (Israeli Air Force), et même de manière inattendue la référence à Mary Poppins (personnage principal du film de 1964, du même nom produit par les studios Disney). 

Le contexte est celui de la première guerre israélo-arabe. À peine créé, le jeune État d'Israël est déjà en guerre, un mois après sa création. Yann nous montre les bombardements des Spitfire égyptiens, qui n'hésitaient aucunement à lâcher leurs charges mortelles sur des civils, femmes et enfants. Les auteurs montrent l'enthousiasme de la population pour cette Israeli Air Force nouvellement créée, bien qu'elle ne fût pas exclusivement composée d'Israéliens, car elle employait des mercenaires. De l'autre côté, Menahem Begin et l'Irgoun veulent débarquer clandestinement de l'Altinea (Altalena) à Tel Aviv. Certains dirigeants israéliens voient là un risque de guerre civile. Yann rend compte du climat politique tendu en Israël du fait de la présence de deux factions principales hostiles l'une à l'autre. Une menace brandie dès le début de l'album, mais qui reste longtemps invisible et qui n'est représentée qu'à la fin, où elle trouve d'ailleurs sa résolution. 

Pourtant, l'exactitude historique n'est pas la priorité exclusive de Yann, l'auteur s'adressant à des fanas d'aviation ou de bande dessinée de guerre en premier lieu. Dans l'absolu, ne pas se renseigner sur le contexte historique n'entravera pas la compréhension globale de l'histoire, mais elle ne permettra pas de saisir les aspects les plus fins des dialogues. Ceux qui espèrent une retranscription historique à la lettre en seront pour leurs frais, car Yann prend quelques libertés non pas avec les événements, mais avec les acteurs. Par exemple, l'attaque du 3 juin 1948, sur laquelle s'ouvre l‘album, est le fait de Modi Alon (1921-1948) ; il joue bien un rôle dans l'album, mais ici c'est Björn, le personnage principal, qui abat les deux C-47 égyptiens ce jour-là. Yann réutilise des événements historiques pour son scénario. Ainsi, les quatre Spitfire mentionnés en planche 23 font-ils écho à un incident similaire survenu le 7 janvier 1949. De même, l'Altalena devient l'Antinéa ; le bombardier nord-américain piloté par des mercenaires remplace les canons de Tsahal.

Notons enfin que le petit défaut de l'absence de traduction mentionné plus haut s'avère agaçant aussi lorsque Yann emploie des termes techniques issus du domaine de l'aviation militaire ; ainsi, tous les lecteurs ne savent peut-être pas que le strafing est l'attaque d'objectifs au sol.

Et les Avia S-199 ?

Par comparaison, le scénariste et le dessinateur se montrent beaucoup plus didactiques pour tout ce qui relève des avions de chasse et des bombardiers de ce récit. Ils établissent le contexte du Squadron 101 : formé le 20 mai 1948, six jours après qu'Israël a déclaré son indépendance, et la constitution de son équipe de pilotes comprenant à la fois des Israéliens et des mercenaires. Ils expliquent la provenance des chasseurs, ainsi que les difficultés techniques de leur pilotage. Ils développent le mot utilisé pour le titre, une mule, appliqué aux Messerschmitt fabriqués dans une usine tchécoslovaque et livrés en Israël, par un subterfuge à base de fausse société de production de films. Grâce à eux, le lecteur assiste à livraison du premier avion bombardier pour l'escadron : un B-17, aussi connu sous le nom de Forteresse volante, construit par la société Boeing. Il est également question de la livraison des premiers Spitfire de conception et de fabrication britanniques. Il ne manque à l'appel que l'appellation spécifique desdits Messerschmitt construit en Tchécoslovaquie : Avia S-199.

Le lecteur peut compter sur le dessinateur pour des représentations précises et authentiques de ces différents avions. Il remarque également le soin apporté aux autres moyens de locomotion : modèle d'autocar, modèle des avions égyptiens, véhicules militaires de transport, blindés, moto de Björn, Jeep et même un moteur de Mezek démonté. Juillard utilise un trait très fin et très précis pour détourer les formes, avec parfois quelques traits secs pour donner un peu plus de relief, ou marquer des plis sur les vêtements. Ce soin se retrouve dans l'ensemble des véhicules (avions, voitures, camions, blindés, etc.) : en quelque sorte, une précision presque digne d'un dessin technique, mais avec de la patine en plus. Passons sur l'angle de la gerbe de flammes du canon d'aile, plutôt inhabituel (planche 13, case 1). 




Autres thèmes 

Yann évoque les difficultés matérielles de l'Israeli Air Force. D'abord les pertes, pas seulement au combat, aussi lors d'accidents. À un "simple" problème de fiabilité des avions, ces Avia S-199, vient s'ajouter une histoire de sabotage. Si les faits de guerre se succèdent, les morts accidentelles aussi, ce qui, par extension, accentue les soupçons de Björn (et des lecteurs). En outre, cela permet tant bien que mal à l'auteur de ne pas se cantonner à romancer une page de l'histoire d'Israël. 

Il souligne l'ingéniosité des Israéliens, prêts à monter des combines improbables pour contourner l'embargo de l'ONU sur l'armement ou capables de remonter un Spitfire entièrement opérationnel à partir de pièces d'épaves. Une bonne dose de système D, comme dans la restauration de ce vieux bombardier nord-américain qui boit la tasse. 

La création de cette IAF est à mettre en parallèle de la naissance d'Israël et de cette volonté viscérale avec laquelle les participants veulent voir le projet aboutir. C'est l'engagement au quotidien, chez les femmes comme chez les hommes.

Les ennemis ne sont jamais montrés, à part les Spitfire, quelques blindés et des coups de feu. Mais aucun visage, aucune silhouette. De l'autre côté, si Moshe Dayan (1915-1981) fait une apparition, Menahem Begin demeure invisible lui aussi. Évidemment, nous sommes en 1948 : la mémoire de l'Holocauste est toute fraîche, cela engendre des réactions à fleur de peau. Enfin, il y a un contraste entre l'aridité de cette terre, témoin de nombreux combats, et de l'eau, qui lave les péchés.

Des trajectoires humaines individualisées 

Le scénariste dirige une distribution d'une dizaine d'acteurs pour les rôles principaux, et le dessinateur leur donne une apparence différenciée, ainsi que des expressions de visage dans un registre adulte, qui font parfois apparaître une émotion non contrôlée, à la suite d'un événement traumatisant, ou une découverte générant une vive surprise. Ainsi la vie personnelle de chaque personnage se trouve façonnée par ces circonstances exceptionnelles : les premières semaines de vie d'un nouveau pays qui est déjà en guerre. La trame de fond évoque la naissance d'une nation, la constitution de son armée, les conséquences de l'embargo, le rôle des Nations unies, et en sous-entendu l'espoir d'une paix mondiale. De manière organique, chacun des principaux personnages incarne une origine différente. 

Des Juifs vivant déjà dans la région avant la création de l'état d'Israël, totalement légitimes dans le rôle de militaire défendant son pays, voire même obligés par les circonstances à endosser ce rôle. S'il en a la curiosité, le lecteur découvre que Modi Alon (1921-1948) a réellement existé : un pilote de chasse israélien, commandant d'un escadron de chasse ayant participé au premiers combats de l'Israeli Air Force le 29 mai et le 3 juin 1948. Ici, c'est un dur à cuire à qui on ne la fait pas. Il ne rigole pas et règle rapidement les problèmes comportementaux des divas (page 19). 

Parmi ces mercenaires, Björn, sans que l'on sache s'il est juif ou pas. Il a le statut de mercenaire étranger au sein de cet escadron, avec une histoire personnelle très particulière pendant la seconde guerre mondiale. Il est de nationalité suédoise. C'est un excellent pilote, parfois taciturne et enclin à la solitude. Il parle peu et se ne se livre jamais. Il y a quelque chose d'énigmatique chez lui. Il est aussi mystérieux qu'il est (presque) silencieux. C'est le favori de la gent féminine, bien qu'il tente de rester honnête au sujet de ses sentiments envers ses ex-compagnes. 

Il y a un Juif américain qui se retrouve à être mercenaire également, une combattante du Palmah, le mécanicien superstitieux, etc. Le lecteur voit la diversité des origines des combattants côté israélien. 

Il s'agit là d'une galerie de personnages forts. L'histoire de l'Israeli Air Force aurait été différente sans les mercenaires. Pourtant, ils ne sont pas toujours bien accueillis, au contraire. Une faction d'Israéliens, représentés ici par le lieutenant Ezer Lumer, s'oppose à la présence de "goys" dans l'IAF. Cela engendre une inimitié et des bagarres. Yann revient sur ce qui a poussé ces jeunes hommes, anglais, nord-américains ou belges, à se battre pour l'étoile de David : l'attrait de l'aventure, la frustration de ne pas avoir combattu pendant la Seconde Guerre mondiale ou encore la volonté d'échapper à un quotidien perçu comme trop banal. Au fur et à mesure que l'IAF s'étoffe, ils deviennent de plus en plus embarrassants ; le commandement s'en cache à peine. Ce désamour engendre également des séquences inattendues, comme la réaction d'Oona (planche 22). 

Il y a plusieurs femmes dans cet opus, et trois d'entre elles ont des rôles remarquables. Yann dépeint des guerrières, sûre d'elles et engagées sans la moindre réserve. Ce sont elles, les vraies et seules héroïnes d'une histoire dans laquelle les hommes cultivent une face cachée qui ne les avantage pas. 




Écriture 

Les habitudes narratives de Yann sont aisément identifiables. La première qui frappe est l'utilisation de mots ou d'expressions dans la langue des interlocuteurs, l'un des péchés mignons de l'auteur, qui ne sait pas ne pas en abuser. Ici, de l'hébreu et surtout du yiddish (l'exactitude de l'orthographe n'est pas garantie), mais aussi de l'anglais. 

Il y a beaucoup de texte, les cartouches sont parfois très fournis ; les lecteurs doivent se conditionner et ne pas entamer la lecture s'ils n'ont pas le temps de s'attarder sur le texte. La planche 25, sans paroles, représente une rupture aussi soudaine qu'inattendue. 

La narration manque singulièrement de tension. Le lecteur prend plaisir à parcourir l'histoire, mais les situations rocambolesques et les mots spirituels se succèdent sans que le suspense ne s'instaure vraiment, d'autant que l'affaire d'espionnage tombe à plat. Touffus, les aspects historiques conservent trop de place dans l'intrigue. 

Si l'ensemble est cohérent, la séquence de la diffusion du film d'actualités nazies est invraisemblable. L'intéressé étant directement incriminé par ces images compromettantes, pourquoi s'est-il contenté de débrancher le projecteur sans détruire la pellicule ? Il avait pourtant le temps de le faire. 

Narration visuelle

Le lecteur déguste les dessins qui présentent une forte filiation avec la ligne claire : trait noir d'épaisseur régulière pour tous les éléments de dessin, pas d'ombre dessinée pour les personnages (mais présentes pour les véhicules), uniquement des cases rectangulaires disposées en bande, se permettant la fantaisie d'une poignée de cases en insert. Mais aussi le réalisme et le sens détail, dense, mais au dosage juste. 

Pour autant, l'artiste a choisi de s'affranchir de la limite des couleurs en aplats pour introduire des nuances plus foncées venant rehausser le relier des formes, et marquer l'ombre des personnages. Ainsi la narration visuelle semble s'apparenter à un reportage en prises de vue réelle, ce qui place le récit sur le plan du témoignage en (quasi) temps réel, avec l'avantage d'un placement de caméra le mieux choisi par rapport au moment de chaque scène. 

Le lecteur se rend compte que la narration visuelle semble presque épurée, avec des cases lisibles au premier coup d'œil, et que dans le même temps, elle apporte énormément d'élément d'informations qui viennent compléter les dialogues, sans redite. Il peut ainsi apprécier les paysages des différents lieux d'Israël, allant de la base du Squadron 101 assez spartiate, aux bains de minuit. 

Le dessinateur place ses personnages dans le même registre réaliste, avec une discrète touche romanesque pour Björn et certains personnages féminins, ainsi qu'une sensualité inattendue à l'occasion des bains de minuit. 

Juillard a voulu refléter les couleurs méditerranéennes, bien qu'elles puissent ne pas être suffisamment organiques au goût de certains lecteurs. La planche 18 force l'admiration, car elle présente un effet de contraste entre ombre et lumière dû au soleil qui passer par les mailles du filet de camouflage posé sur l'avion. 

Le trait fin et élégant de Juillard est particulièrement adapté à cette épopée. Cependant, ses compositions sont parfois étriquées et les combats aériens manquent d'ampleur et d'espace. Ses avions volent parfois très bas, voir le Spitfire d'Ezer en planche 23. Le trait est assez statique, sans trop de mouvement, pas forcément épique, mais c'est clair, limpide, fluide, lisible avec clarté, limpidité et fluidité, sans oublier la mise en page irréprochable et le découpage impeccable. 

Petit clin d'œil de Juillard à ses fans : en page 35, ils reconnaîtront Blake et Mortimer dans le pub.

Conclusion

La couverture promet vaguement une histoire de guerre sans beaucoup plus de précision. La narration visuelle emporte tout de suite le lecteur à Tel-Aviv en 1948 : un lieu et une époque bien définis, avec des dessins minutieux réalisant une reconstitution historique solide et facile à lire. L'intrigue se déroule au tout début de la guerre israélo-arabe de 1948-1949, aux côtés du premier escadron de l'armée de l'air israélienne. Sous réserve qu'il dispose de quelques connaissances sur cette période à cet endroit du globe, le lecteur découvre un récit intégrant plusieurs dimensions : reconstitution historique et mission épineuse pour arrêter l'Antinea, difficultés à surmonter pour faire exister cette armée de l'air, réalité de la diversité des vies des êtres humains attachants constituant ladite armée, se retrouvant à défendre l'état d'Israël contre un ennemi extérieur, et un risque intérieur. 

Une réalité complexe, à appréhender en parallèle du long chemin de délivrance que Yann a imaginé pour Björn. Son purgatoire est semé d'embûches et la rédemption s'opère dans la douleur. Mais la lumière est bien présente au bout du tunnel et elle porte la promesse d'un nouveau départ, pour le personnage principal, pour le peuple juif et pour Israël, dont le destin a été forgée autant par les femmes que par les hommes. 


Verdict de Barbüz : ★★★★☆ | Verdict de Présence : ★★★★

Barbüz & Présence 
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz | Copyright © 2018 Les BD de Présence

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mercredi 28 août 2024

"Hulk" : L'Intégrale 1964-1966 (Panini Comics ; août 2021)

Publié en août 2021, chez Panini Comics France, cet ouvrage est - dans l'ordre chronologique de publication des aventures de ce personnage - le deuxième tome de l'intégrale consacrée à Hulk. Il contient les versions françaises des "Tales to Astonish" (vol. 1) #59 à 79, septembre 1964 à mai 1966. Cet album relié (dimensions 17,7 × 26,8 cm ; couverture cartonnée et jaquette plastifiée) compte exactement deux cent dix-huit planches en couleurs, sans inclure les couvertures. Il s'ouvre sur une préface de Stan Lee (1922-2018), de deux pages. Enfin, en bonus : de succinctes biographies des trois auteurs principaux, résumées en une page. 
Tous les scénarios ont été écrits par Lee. Dick Ayers (1924-2014) dessine le premier numéro et passe la main ; Steve Ditko (1927-2018) s'installe pour huit numéros puis cède la place à Jack Kirby (1917-1994). Ce dernier, très occupé par d'autres titres, réalise les crayonnés de trois épisodes avant de se limiter au découpage, à trois reprises pour Mike Esposito (1927-2010), deux pour Bob Powell (1916-1967) et Bill Everett (1917-1973), une pour Gil Kane (1926-2000) et John Romita Sr. (1930-2023). Et l'encrage : Paul Reinman (1910-1988), George Roussos (1915-2000), Vince Colletta (1923-1991), Frank Giacoia (1924-1988), Ayers et Esposito. 

Précédemment, dans "Hulk" : Hulk défait le Maître du Métal, mais les transformations l'ont épuisé et la machine à rayons gamma est de moins en moins fiable. Malgré ces complications, il parvient à redevenir le docteur Banner et tout rentre dans l'ordre. 
New York City. Les Vengeurs s'entraînent dans la salle du manoir. Thor s'y exerce aux anneaux et Giant-Man soulève des haltères. Captain America et la Guêpe participent également à l'exercice. Iron Man attire l'attention de ses coéquipiers sur son projecteur portable à transistors : il "marche mieux que jamais". Sur ces mots, il diffuse sur écran géant des actualités cinématographiques dans lesquelles Hulk affronte Spider-Man. Giant-Man demande ce que devient Hulk ; il ne peut "s'empêcher de le plaindre !" Non loin de là, assis dans son lit, Davy Cannon (alias la Toupie) prend connaissance des unes des quotidiens, un cigare aux lèvres... 

Voilà une série d'épisodes qui pourra surprendre par sa qualité ! Si les lecteurs prennent la peine d'analyser ce qui explique ce plaisir de lecture, ils pourront identifier plusieurs raisons à cela. Il y a d'abord les dynamiques inhérentes au titre : l'impossible cohabitation entre le docteur Banner et Hulk, le premier souhaitant dompter le second, qui hait le premier et n'a qu'une envie : s'en affranchir définitivement. Les premiers épisodes soulignent le côté enragé et colérique en permanence du géant vert. Le principe imaginé par Robert Louis Stevenson (1850-1894) dans "L'Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde" (1886) est exploité jusqu'à ce que les frontières entre l'un et l'autre ne soient presque plus perceptibles, Hulk finissant par recevoir une partie de l'intelligence de Banner. Mais est-ce Banner sous l'apparence de Hulk, ou Hulk qui s'est approprié l'esprit de cet alter ego qu'il déteste tant ? Aux lecteurs de trancher. Autres éléments : cet amour partagé, mais sans espoir entre Banner et Betty Ross. À l'obstacle qui existe déjà, Lee et Ditko ajoutent le personnage du major Glenn Talbot, qui s'éprend de la jeune femme pour parfaire le triangle amoureux cher à Marvel. Quant à la haine viscérale du général Thaddeus Ross, elle est immuable. Tout cela est astucieusement mis en place. 

Les deux premiers arcs sont assez peu intéressants. Hulk affronte Giant-Man dans une trame typique du genre, où deux superhéros en viennent aux mains à cause d'un quiproquo. Vient ensuite l'inévitable robot (ou de l'armure), qui est dérobé par un espion : malgré l'amorce d'une période de détente entre les deux blocs, la crise des missiles de Cuba (1962) n'est pas loin. Ici, le phantasme de l'arme absolue tombant aux mains d'une nation hostile semble représenter quelque chose de vif dans l'esprit des auteurs. Banner est d'ailleurs temporairement prisonnier des Soviétiques, qui lui feront subit plusieurs sévices ; de la bande dessinée propagandiste, à l'instar des "Captain America" de la période Timely Comics et des premiers "Iron Man"

Il n'y a pas que les colosses et les communistes. Sur une idée intéressante, Lee confronte Hulk, en incarnation de la force brute, à un autre effet secondaire des rayons gamma : l'intelligence hors norme du Leader, un humain à la peau verte et au crâne hypertrophié qui a pour ambition de régner sur le monde. Lee et Ditko mettent en scène un affrontement entre ces deux hommes, exacts opposés : le muscle et l'esprit. Car même si l'intelligence de Hulk est désormais celle de Banner, le Leader est un génie supérieur, aussi brillant que profondément fou. Bien que le concept puisse sembler convenu, l'arc fonctionne et capte l'attention des lecteurs. Il faut dire que les numéros sont courts (dix pages), cohérents, condensés et mus par une action et un mouvement permanents ; ils s'enchaînent avec plaisir et sans lassitude. La suite est intéressante aussi, entre voyage dans un futur postapocalyptique, plans d'un autre savant fou (le docteur Konrad Zaxon) et rencontre musclée avec Hercule. Hulk fait encore la connaissance du Gardien, peut-être dans une volonté de Lee d'établir des limites à la force de Hulk en le comparant à une entité cosmique. 


Évidemment, ces histoires ont leurs points faibles. À commencer par leurs invraisemblances. Par exemple, le général Ross promène son armée de gauche à droite, à la poursuite de Hulk ; il s'écoule un certain temps avant qu'il doive rendre des comptes à sa hiérarchie. Sa fille Betty - une civile, rappelons-le - a accès à toute la base et connaît tous les projets : c'est inconcevable ! Il y a aussi ces va-et-vient répétitifs, bien qu'il n'y ait aucune unité de lieu, l'action se déroulant à l'intérieur d'un cadre géographique défini : la base militaire, le désert et la grotte de Banner, les installations du Leader et une dernière dimension, moins fixe que les trois précédentes (qui inclut un épisode cosmique ainsi que le court séjour de Banner derrière le rideau de fer, entre autres). Pour ceux qui n'apprécient guère le jeune homme, Rick Jones est bien là ; bien que sa présence reste encombrante, il est pourtant exploité de façon plus intéressante que dans d'autres séries, surtout dans les derniers épisodes, où il est clair qu'il met le secret de Banner en danger. 

Enfin, la partie graphique en étonnera plus d'un par sa qualité ; les équipes artistiques ne brillent pourtant pas par leur stabilité. Les planches d'Ayers ne présentent rien d'exceptionnel. Malgré des postures un peu raides, celles de Ditko retiennent davantage l'attention, notamment grâce à une densité de détail plus élevée ; Ayers les pare d'un encrage plus gras que celui de Roussos, ça leur convient très bien. Colletta les embellit encore plus en soulignant les lignes de mouvement. La différence avec l'arrivée de Kirby aux crayons est marquante. Et voilà soudainement les dessins dotés d'une explosivité peu commune et d'un irrésistible dynamisme : ils ont pour effet de plonger les lecteurs encore plus profondément dans les histoires. Le fait que Kirby se limite au découpage ne fait pas chuter la qualité de la partie graphique. Si le travail de Powell est notable, celui d'Everett est le plus remarquable, l'incroyable grain de son encrage donnant du relief et de la substance aux compositions : ce sont là les plus belles planches de cet album ! Pour le reste, les mises en page sont bien sages, mais l'action est d'une limpidité exemplaire. 

La traduction a été effectuée par Nick Meylaender. Notons une certaine littéralité çà et là, ainsi qu'une faute de conjugaison et une autre de ponctuation, mais dans l'ensemble le résultat est particulièrement convaincant la plupart du temps et le texte est globalement soigné. 

Voici une série de numéros réussis. Les auteurs semblent vouloir y établir des étalons pour définir les limites de la puissance de Hulk : Giant-Man ne fait pas le poids bien longtemps, mais le Gardien est hors catégorie. Avec le Leader, Lee et Ditko proposent un affrontement sur la durée entre force brute et intellect pur. Créé dans ces pages, le major Talbot deviendra l'un des personnages secondaires importants du titre. Une belle production du Marvel des mi-sixties, ancrée autant dans la guerre froide et dans la peur de l'atome que dans une science-fiction parfois rudimentaire, mais souvent imaginative. 

Mon verdict : ★★★★☆

Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

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lundi 26 août 2024

"Tête de Chien" : Livre I (Dargaud ; mai 2023)

Sobrement intitulé "Livre I", cet album, publié en mai 2023 chez Glénat, est le premier tome "Tête de Chien", une série qui conte les aventures de deux jeunes chevaliers et d'un écuyer, pendant le dernier quart du XIIe siècle. C'est un ouvrage relié (dimensions 22,9 × 28,8 centimètres, avec une couverture cartonnée). Il contient précisément cent vingt-six planches (hors intercalaires, il y en a un au début de chaque chapitre), toutes en couleurs. Aucun bonus ne figure dans cette édition. 
Vincent Brugeas écrit ce scénario, dont la partie graphique (crayonnés et encrage) est signée par Ronan Toulhoat ; ces deux artistes sont associés de longue date. Ils ont de nombreuses œuvres à leur actif : "Block 109" (2010-2012), "Le Colosse noir", "Ira Dei", (2018-2021) "Cosaques" (toujours en cours à ce jour), ainsi que "Le Roy des ribauds" (idem) - entre autres. La mise en couleurs est composée par Yoann Guillo, qui avait lui aussi déjà travaillé avec Brugeas et Toulhoat (sur "Cosaques"). 

Royaume de France, vers la fin du XIIe siècle. Josselin songe à sa vie de chevalier. L'entraînement quotidien, depuis l'âge de sept ans, quel que soit le temps. Les muscles des bras endoloris à force de brandir l'épée de bois et de lever le bouclier, ses partenaires (son père, ses frères et leur maître d'armes), les fesses usées sur la selle, le défi de la quintaine et les défaites. Et toujours des rêves plein la tête. "Chaque nuit", il s'imaginait "en pleine mêlée" affronter de redoutables adversaires dans des tournois prestigieux, compagnon de "puissants et nobles seigneurs", dont il était devenu "ami et allié". Aujourd'hui, son but n'est ni de collecter les rançons ni de s'enrichir : Josselin veut simplement prouver sa valeur, "devenir l'égal de Gauvain, d'Olivier et de Roland." Se battre aux côtés de Guillaume le Maréchal ou du jeune Richard, duc d'Aquitaine. Son père, ne le voyant pas du tout de cet œil, espérait bien de son fils qu'il entre dans les ordres monastiques, pour servir Dieu ; Josselin a toujours été "un fils respectueux et obéissant", jusque-là. Car il sera chevalier, peu importent les projets de son père... 

Il est difficile de savoir précisément en quelle année se déroule cette histoire. Les éléments donnés par Brugeas (pages 24 et 26) laissent supposer que les évènements se situent au début du règne (1180-1223) de Philippe II Auguste (1165-1223). À quelques années près, l'action se passe donc à la même période que celle du "Roy des ribauds", sans qu'il y ait de personnages communs. 

Avant de se lancer, le lecteur devra être conscient que "Tête de Chien" n'a rien à voir avec le naturalisme historique teinté de romantisme d'une saga comme "Les Tours de Bois-Maury" ; Hermann y étudiait l'archétype du chevalier sous tous les angles, propulsait son héros dans une quête presque mystique et proposait un texte travaillé de manière approfondie. Brugeas, lui, s'inspire largement de l'esprit shōnen pour nous livrer un Moyen Âge immédiatement assimilable et "consommable". Aucun élément sociopolitique n'est poussé, bien que les rivalités entre les partisans du roi et les autres soient évoquées. Pas de référence à la spiritualité ou à l'église non plus. Aucun ingrédient surnaturel ou fantastique non plus, même de loin ; cette histoire est ancrée dans le réel. Brugeas ne sort pas son intrigue du microcosme de la chevalerie, en tout cas pas dans ce premier tome. Le ton est tous publics, ni sexe ni violence débridée ou exacerbée (verbale ou physique), aucune noirceur exagérée ; Brugeas a d'ailleurs souligné en interview qu'il n'y avait aucun mort dans son récit. Autant d'éléments par lesquels "Tête de Chien" se distingue de l'existant. 

L'auteur développe son intrigue à partir de quelques concepts intéressants. Le premier est la nature et la personnalité de "Jehan", bien sûr. Il ne s'agit pas d'un secret de polichinelle et le petit groupe doit être vigilant à propos d'éventuelles indiscrétions, surtout de la part de Josselin. Les conséquences ne sont pas explicitées, mais Brugeas n'a pas à les détailler tant elles paraissent évidentes, car la jeune femme a tout à perdre. Une réelle épée de Damoclès flotte donc au-dessus du trio de compagnons, d'autant plus que chaque nouvelle rencontre représente un risque plus ou moins probable. 

"Tête de Chien" se caractérise par une certaine richesse thématique. Brugeas questionne les valeurs de la chevalerie en examinant un côté moins connu du mythe. Il s'intéresse au rôle de l'argent et à la condition financière des chevaliers. Ici aussi, l'argent est le nerf de la guerre, même la fausse, c'est-à-dire celle des tournois. C'est une véritable économie, en quelque sorte, où l'adresse et le talent aux armes enrichissent les plus doués et appauvrissent les plus malheureux. L'un ne va pas sans l'autre, comme les vases communicants. Le chevalier vainqueur exigeant d'être payé par celui qu'il a vaincu ; c'est le principe de la rançon. Évidemment, certaines d'entre elles sont bien moins satisfaisantes que d'autres selon les facultés de négociation des vaincus, tandis que des arrangements peuvent parfois être discutés en coulisses. Un microcosme, donc, avec ses règles en surface, et ses jeux de pouvoir, ses magouilles et ses tierces parties dans l'ombre. Au fond, la défense de la veuve et de l'orphelin semble davantage un objectif idéalisé et sacré qu'une véritable possibilité de vivre selon le code. 



Les personnages sont bien définis, avec des caractérisations claires - peut-être trop évidentes, d'ailleurs. L'introduction révèle que Josselin était destiné aux ordres monastiques ; il n'était donc pas l'aîné de sa famille. Le jeune chevalier est courageux et doué à l'épée, à défaut d'être lucide et clairvoyant. Sa naïveté est une faiblesse. Jehan (Jehanne ?), elle, a été éduquée par son père comme un garçon, c'est-à-dire comme un futur chevalier ; elle dissimule sa poitrine en la compressant sous un linge enroulé autour du torse. La petite cicatrice qui part de la lèvre supérieure de la jeune femme témoigne certainement d'une blessure à l'entraînement. Elle est assurément d'extraction noble ; son père désirait probablement un fils et l'a élevée comme tel, sans qu'elle en ait été perturbée ou qu'elle en éprouve une quelconque rancœur. Jehan veut être reconnue pour son adresse en premier lieu ; les lecteurs à la critique affûtée pourront taxer l'idée d'invraisemblable, bien que Brugeas se défende en expliquant que Jehan a suivi un entraînement intensif depuis ses sept ans et qu'elle compense son manque de puissance par sa rapidité. Jehan a un esprit particulièrement vif qui se caractérise par une bonne dose d'espièglerie ; sans courir après le même idéal, elle partage avec Josselin certaines valeurs. Paulin, l'écuyer, est un jeune garçon enthousiaste et futé qui n'hésite pas à prendre des risques et à se mettre en danger pour aider les deux chevaliers. Enfin, Oddard est plus inquiétant qu'il n'est véritablement méchant, ce qui est cohérent avec le ton de l'album. 

La construction narrative de Brugeas repose sur le principe de la linéarité, bien que la structuration en chapitres, les confessions des personnages au début de ceux-ci et la division en deux, voire en trois fils narratifs empêchent l'ennui et les longueurs de s'instaurer. Le poids de la linéarité est également limité par la relative brièveté des scènes : la plus longue ne s'étend que sur huit planches. 

Toulhoat évolue dans un registre réaliste. Il produit une partie graphique moderne, dynamique, enlevée et qui reflète son sens du mouvement et de la chorégraphie. C'est fluide et sans raideur, ça tourbillonne et c'est limpide ; tant mieux, parce que les scènes de combat exigent une lisibilité immédiate. Ses personnages sont aisément identifiables : le lecteur les mémorise dès qu'il les voit pour la première fois. Le dessinateur propose une belle diversité de visages et de corpulences. Port du heaume oblige, il doit accentuer l'expressivité des regards des compétiteurs. Chaque chapitre s'ouvre sur une introduction d'une page en bichromie, consacrée à un protagoniste seul qui donne libre cours au fond de ses pensées ; une bonne idée qui leur apporte de la profondeur. La densité de détail est raisonnable, mais il n'en faudrait pas beaucoup moins. L'artiste privilégie habilement l'efficacité à la quantité dès que cela a du sens en matière de productivité (il avait mentionné le budget comme une contrainte à contourner) ; cela peut se traduire par un rendu flouté ou une couche de couleur unie sans effet de texture sur les arrière-plans. Le trait de Toulhoat est propret et très consensuel ; il pourra rappeler l'influence du style des Studios Disney, ce qui vient renforcer la facette jeune public de "Tête de Chien". Cela pourra déplaire à certains ; les autres n'y prêteront pas forcément attention ou s'en accommoderont. 

Ce premier tome - trois ont été planifiés - propose une intrigue plus complexe qu'il n'y paraît. Certains évènements sont prévisibles (notamment les affrontements du tournoi), mais dans l'ensemble la dynamique fonctionne. "Tête de Chien" s'adresse à un public jeune, dans le fond comme dans la forme ; les lecteurs qui cherchent une dimension épique, grandiose et sauvage en seront pour leurs frais. 

Mon verdict : ★★★☆☆

Barbüz, pour Askear
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Josselin, Jehan, Paulin, Oddard, Le Chevalier noirci, Gaucher de Joigny, Philippe II Auguste, Dargaud, Askear

mercredi 14 août 2024

"Marvel Horror" (Panini Comics ; janvier 2023)

Intitulé "Marvel Horror", ce volume colossal est paru en janvier 2023 chez Panini Comics, dans la collection "Marvel Omnibus" de l'éditeur. Cet album relié (à la couverture cartonnée) présente des chiffres impressionnants : 20,0 × 28,5 centimètres et presque 3,7 kilogrammes pour près de soixante-dix épisodes, soit plus de mille trois cents pages. Au sommaire, les versions françaises de récits tirés des "Zombie" #1-10"Bizarre Adventures" #33, "Menace" #5"Strange Tales" #74, 89, 169-174, 176-177, "Marvel Team-Up" #24, "Tomb of Dracula" #35, "Werewolf by Night" #39-41, "Marvel Two-in-One" #11, 18, 33, 41 et 95, "Dr Strange" (1974) #48, "Moon Knight" #21, "Supernatural Thrillers" #57-15, "Tales of Suspense" #14 et 20, "Astonishing Tales" #21-24, "Incredible Hulk" (vol. 1) #134 et 244, "Haunt of Horror" (1974) #2-5, "Monsters Unleashed" (1973) #11, "Fantastic Four" (1961) #222-223, "Dead of Night" (1973) #11, "Marvel Spotlight" (1971) #26, "Marvel Chillers" (1975) #1-2, et enfin "The Avengers" (1963) #185-187
Énumérer tous les contributeurs serait bien trop long. Citons quelques scénaristes. Steve Gerber (1947-2008), Doug Moench, Roy Thomas, Len Wein (1948-2017) ou Marv Wolfman. Des dessinateurs : John Buscema (1927-2002), Pablo Marcos, Ron Wilson, Gene Colan (1926-2011), Val Mayerik ou encore Sonny Trinidad. Des encreurs, Tom Palmer (1941-2022), Dan Adkins (1937-2013) et Dick Ayers (1924-2014). N'oublions pas quelques coloristes : Glynis Wein/Oliver ou George Roussos (1915-2000), entre autres. 

Un soleil rougeoyant se couche sur le bayou. Des hommes et des femmes préparent un rituel. Ils ramassent du bois pour allumer un feu. La cérémonie commence dès que la lune se lève, les tambours retentissent, les sectateurs abandonnent leurs vêtements et se tordent devant les flammes dans une parodie de danse. Une reine vaudoue apparaît alors. Elle brandit la lame d'une dague sacrificielle. Devant elle, ligoté sur une dalle de pierre, gît un richissime homme d'affaires : Simon Garth - le "roi du café" - dont le visage n'exprime que terreur. Gyps, un petit moustachu ventripotent, assiste à cette scène avec délectation, fasciné... 

Voilà un pavé aussi inattendu que bienvenu, qui comprend une compilation très variée d'histoires complètes issues de périodiques choisis du Marvel de l'âge de bronze. Si une sélection précautionneuse des épisodes proposés dans ce volume a été effectuée, c'est probablement pour ne pas empiéter sur d'autres publications similaires de la même collection, telles que "Le Tombeau de Dracula" ou "L'Homme-Chose". Si ces titres plus prestigieux ont leur propre omnibus, il ne faut pas en déduire que l'anthologie "Marvel Horror" est composée uniquement de morceaux de second choix, parce que le Zombie, Frère Vaudou ou encore Gabriel le chasseur de démons - pour ne citer que ceux-là - méritent largement que les lecteurs s'y intéressent. 

Le Zombie... 

Ces numéros (près de trois cents pages au total, tous bonus inclus) sont le joyau de l'album. Simon Garth a réussi sur le plan professionnel. Exigeant avec lui-même, il est tyrannique avec les autres. L'industriel va payer ce comportement colérique au centuple et va connaître une irrémédiable descente aux enfers en plus d'une mort violente : assommé, enlevé, proposé en sacrifice, traqué après s'être échappé et assassiné avant d'être transformé en zombie. Bill Everett (1917-1973) avait défini le ton du titre dès 1953, mais Gerber, Moench et Tony Isabella écrivent, chacun de leur côté, des épisodes poignants dans lesquels le Zombie est suffisamment conscient de son humanité passée pour s'assurer l'empathie immédiate des lecteurs. L'ex-entrepreneur dur en affaires, désormais esclave de quiconque détient l'amulette magique à laquelle il est lié, est privé de tout libre arbitre. Les auteurs opposent le fond et la forme : Garth est devenu un être difforme et effrayant qui croise la route d'êtres humains normaux en apparence, mais dont l'âme repousse les limites de la monstruosité. "Zombie" narre aussi les opportunités ratées, celles qui auraient dû être les priorités d'une vie qui a été consacrée à autre chose ; ainsi le Zombie joue-t-il à cache-cache avec sa fille Donna. Gerber développe un fil rouge au long cours en parallèle de ses arcs. Il met également en scène des personnages secondaires et des figures formidables, telles que Papa Shorty. Bien qu'il s'agisse d'un contenu adulte, la qualité supérieure du texte - par rapport aux standards du genre - est marquante. Rien d'étonnant à cela avec de tels auteurs : il y a dans le texte une vraie poésie teintée de fatalisme, en dépit de quelques répliques purement descriptives. Alors certes, les prétextes ne brillent pas toujours par leur finesse, mais ce détail ne nuit aucunement au plaisir de (re)découvrir ces histoires. "L'Île vaudoue", "La Nuit de l'araignée", avec les horribles expériences du professeur Richard Ricard, l'orgie organisée par Papa Shorty dans "Le Palais de la magie noire" et "L'Enfant des ténèbres" sont assurément les sommets de ces numéros, qui méritent leur propre album. De sinistres tableaux de la condition humaine et des fables cruelles dans ces cadres propices aux atmosphères fantastiques : Haïti et la Louisiane. 

Les dessins (en noir et blanc avec nuances de gris) sont d'une rare expressivité, détaillés, avec des mises en page recherchées et des portraits saisissants qui reflètent toute la mélancolie du Zombie. Le travail de Marcos est remarquable ; la légère rigidité des postures est à peine perceptible. Le Péruvien s'approprie le titre ; il y a là de superbes pleines pages. Mais ce sont surtout celles d'Alfredo Alcala (1925-2000), dans le #7, qui sont admirables : quel sens du détail, quel soin, quel naturel ! La séquence avec l'alligator est prégnante. Enfin, n'oublions pas ces couvertures somptueuses de Boris Vallejo et d'Earl Norem (1923-2015). 


Frère Vaudou... 

Ces épisodes (approximativement trois cents pages au total) sont un cran en dessous en matière d'atmosphère, mais sont originaux et demeurent intéressants. Jericho Drumm est un homme fier et digne, une sorte de pair du docteur Strange amené à devenir le seigneur des loas - les esprits du vaudou - presque malgré lui. Drumm et son confrère new-yorkais partagent plusieurs points communs. Ils sont médecins tous les deux. Ils habitent chacun une grande demeure dans un lieu mythique, avec un serviteur fidèle. L'invocation de Daniel, l'esprit de son frère défunt qui survit en lui, ressemble à s'y méprendre à la projection astrale de Strange. Les similarités se retrouvent même dans le noir et blanc de leur chevelure. Et là aussi, le personnage est charismatique et attachant malgré sa solennité. Les aventures de Drumm - comme celles du Zombie, elles se situent entre Haïti et la Louisiane - commencent avec un récit d'initiation. Wein imagine des histoires de possession, de malédiction, de sectes, de rivalité ou parfois des scénarios plus banals. En face, des cultes démoniaques, d'autres sorciers, ou l'organisation super-criminelle AIM (Advanced Idea Mechanics) ; le titre s'inscrit donc davantage dans le genre. Louons la qualité des textes de Wein. L'auteur utilise souvent des mécanismes naïfs et prévisibles, sans que cela soit préjudiciable au plaisir de lecture. Ce dernier finit néanmoins par s'étioler lorsque Frère Vaudou n'est plus utilisé que comme invité dans d'autres séries ; devant alors partager la vedette avec d'autres personnages, il devient moins intéressant. Que ce soit avec le Loup-Garou contre le docteur Glitternight, avec Black Panther lors d'un séjour en Afrique dans l'Ouganda d'Idi Amin Dada, ou avec Moon Knight, ces aventures en duo échouent à captiver ; même l'épisode avec le docteur Strange, malgré toutes ses promesses, peut être qualifié d'insuccès. 

Concernant la partie graphique, le titre est gâté, car c'est Gene Colan qui réalise les crayonnés. Son style du maître convient à l'atmosphère que véhicule la série, notamment les séquences qui se déroulent dans les bidonvilles d'Haïti ou dans le cimetière. Les apparitions du Seigneur des Ténèbres sont particulièrement soignées. Cela étant, les finitions manquent parfois de soin, comme par exemple un cigare tordu ou le pont d'une paire de lunettes oublié ; ajoutons encore que les traits du visage de certains personnages changent assez radicalement au gré des planches. Les artistes des autres épisodes n'insuffleront pas la même substance au sorcier. 



La Momie... 

Changement de décor avec les deux cents pages consacrées au personnage de la Momie. N'Kantu est un prince africain dont la tribu - les Swarilis - a été réduite en esclavage par les Égyptiens du pharaon Aram-Set et son grand prêtre Nephrus, pendant une période méconnue de l'Antiquité. Tour à tour esclave, rebelle, fuyard, puis à nouveau esclave avant de se réveiller trois mille ans plus tard. "La Momie", c'est d'abord une variation sur le thème du monstre utilisé comme moyen à des fins mauvaises contre son gré, à l'instar du Zombie. Là aussi, les auteurs mettent en scène un être difforme avec une certaine noblesse d'âme et une forme de compassion. Il sera confronté à des adversaires dévorés par la soif de pouvoir. Et comme le Zombie, le repos éternel lui est refusé, alors que c'est la seule chose à laquelle il aspire véritablement. Ce qui surprendra peut-être les lecteurs est cette avalanche de coups qu'encaisse la Momie - du fait de sa lenteur - au fil des pages, jusqu'à donner l'impression de servir de véritable défouloir. C'est probablement un artifice narratif qui a pour but de forcer l'empathie du lecteur pour un personnage défiguré (bien qu'il conserve toujours plus ou moins ses bandages). La moyenne de la qualité des histoires est plombée par l'arc avec les Élémentaires, aussi interminable qu'il est émaillé d'invraisemblances (surtout le début). Après cela, le personnage de la Momie est utilisé - comme Frère Vaudou - comme invité dans d'autres séries pour des associations temporaires et fortuites avec d'autres superhéros ; il apparaît ainsi aux côtés de la Chose dans un numéro creux et inintéressant. 

Si le coup de crayon de Rich Buckler (1949-2017) est très méritoire, le titre prend une tout autre dimension avec l'arrivée de Mayerik. Les planches de ce dernier sont originales et détaillées ; son encrage fin et pourtant très présent est remarquable, car il donne de la texture - et donc de la substance - à ses personnages. L'artiste propose des planches et des compositions qui susciteront l'admiration. Tom Sutton (1937-2002) pousse encore plus loin ; son travail dans le "Supernatural Thrillers" #15 coupera le souffle des amateurs les plus exigeants avec des compositions incroyables. 


Et les autres  

Parmi toutes les origines de personnages de ce genre, celle de Ça, le Colosse vivant - "It the Living Colossus" en version originale - est sérieusement tarabiscotée ; Lee mélange monstres et extra-terrestres dans un récit anticommuniste. Les États-Unis ont eu King Kong, l'URSS a le Colosse près de trente ans plus tard. Le géant se fait le bras vengeur des oppressés avant que son destin soit lié à un expert des effets spéciaux dans des aventures conçues trop hâtivement pour être passionnantes. Le Colosse croise les gargouilles ; aux origines de Gorgolla succède une histoire avec Fin Fang Foom pour clore les cent cinquante pages les moins captivantes de cet ouvrage. Ayers ne fait pas toujours des miracles au dessin. Le niveau monte d'un cran lorsqu'un autre collaborateur se joint à lui ; c'est le cas avec Larry Lieber. Kirby revient sur les origines de Gorgolla dans sept planches somptueuses, mais sa douzaine de planches sur le dragon géant est loin d'être son meilleur travail. 

La soixantaine de pages suivantes est consacrée au Golem, cette créature issue du folklore juif d'Europe de l'Est. Cette statue vivante, muette et invulnérable ou presque, rend une certaine forme de justice. Le titre présente des caractéristiques déjà évoquées plus haut : des origines prometteuses, puis un manque d'inspiration ou d'intérêt qui aboutissent par un recyclage du personnage en invité dans un "Marvel Two-in-One" aux côtés de la Chose. 

Vient alors l'un des sommets de l'anthologie : les épisodes de "Gabriel, chasseur de démons". Que ceux qui prétendent que susciter la peur dans une bande dessinée relève de l'impossible lisent ces numéros ! Cent pages sinistres absolument excellentes malgré l'aspect répétitif des intrigues, car Moench n'hésite pas à surexploiter le thème du film "L'Exorciste" (1973) de William Friedkin (1935-2023). Il le fait néanmoins avec talent et conviction. Quel personnage torturé que Gabriel ! Quel mystère ! Quelle noirceur ! Quelle atmosphère lugubre ! En outre, ce titre est servi par les dessins de Billy Graham (1935-1997) puis de Sonny Trinidad. Hélas, Gabriel sera lui aussi recyclé : il vient en aide (sa présence n'a d'ailleurs aucun sens) aux Fantastic Four dans un arc barbant au possible. 




La soixante de pages d'épisodes avec l'Épouvantail (il n'a qu'une lointaine ressemblance avec son homologue chez DC) est intéressante aussi, mais plus par l'ambiance sinistre que ceux-ci charrient que par la qualité des scénarios, l'écriture de Scott Edelman n'étant pas un modèle de cohérence, encore moins lorsqu'il invite un poisson géant dans l'intrigue. Ici aussi, la même sanction est appliquée : figurer dans un "Marvel Two-in-One" soporifique. 

Enfin, le recueil s'achève avec Modred le Mystique : l'une des lectures les plus facultatives de cet album. Le contenu est déroutant : Modred apparaît d'abord comme personnage principal plutôt tourné vers le bien avant d'intervenir dans un "Marvel Two-in-One" comme antagoniste - car il est possédé - puis dans un arc tiré de "The Avengers" connu sous le titre des "Nuits de Wundagore" (déjà publié maintes fois en version française)


Édition et traduction 

Ce sont deux points faibles. Regrettons l'absence de pagination, problème récurrent dans les publications Panini Comics ; soit c'est un choix (incompréhensible, car cela ne peut se justifier par un coût supplémentaire), soit c'est un oubli. Il y a des erreurs d'impression. Notons - dans le désordre et sans exhaustivité - des bulles inversées à deux reprises, une bulle et un cartouche inversés, un paragraphe en double (voir la dernière planche du "Werewolf by Night" #39), une bulle à moitié traduite et un mot en trop ou répété. Concernant la traduction proprement dite, elle est partagée entre Benjamin Viette et Nick Meylaender. Le résultat est parfois terriblement littéral ; par exemple, il aurait fallu traduire "detective" par "inspecteur" ou "lieutenant". En outre, certains noms propres sont traduits lorsque cela n'a aucun sens (l'AIM devient les "Ateliers d'investigation métascientifiques") alors que d'autres ne le sont pas ("Formosa" pour "Formose"). Il y a des inconsistances entre tutoiement et vouvoiement. Enfin, le texte ; ce n'est pas le déchet qui manque. Dénombrons un faux-sens, une faute d'accord et une de nombre ("au trois quarts" pour "aux trois quarts"). Ajoutons une ponctuation aléatoire et cinq coquilles, et la coupe est pleine. À cent euros l'exemplaire, l'éditeur ne pouvait-il pas faire mieux ? 


Pour conclure 

Voici un volume inégal, construit par ordre décroissant de pertinence, d'importance ou de notoriété des titres, semble-t-il, ce qui ne signifie pas que les personnages et leurs aventures sont de moins en moins captivants au fil des pages. Les lecteurs le constateront, ces récits de l'âge de bronze sont plus fantastiques que réellement horrifiques. En plus des références mythologiques (les golems, les dragons) et cinématographiques qui viennent à l'esprit (les films de la Hammer, "L'Exorciste"), ces histoires se caractérisent aussi par un exotisme marqué ; d'Haïti à l'Égypte, en passant par l'Asie, les cadres se situent souvent en dehors de l'Amérique du Nord. L'Homme-Chose, Dracula et le Motard fantôme étant les grands absents, cette anthologie souffre d'un ventre mou ; en gros, tout ce qui se trouve entre la fin de "Frère Vaudou" - voire de "La Momie" - et "Gabriel, chasseur de démons" n'est pas de la bande dessinée marquante. Malgré la qualité fluctuante et le problème de traduction évoqué plus haut, cette anthologie a le mérite d'exister - il faut rendre hommage à l'éditeur - et de proposer un témoignage de l'exploitation du filon fantastique-horrifique par Marvel à une époque où la Comics Code Authority était plus souple. Un second volume - "Marvel Horror : Le Retour" - est paru en novembre 2023. 


Mon verdict : ★★★★☆

Barbüz
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Le Zombie, Frère Vaudou, La Momie, Le Colosse, Gorgolla, Fin Fang Foom, Le Golem, Gabriel chasseur de démons, L'Épouvantail, Modred le Mystique

jeudi 18 juillet 2024

"Jesuit Joe" et autres récits (Casterman ; novembre 2020)

"Je ne pars pas avec toi. Je vais dans la direction opposée."


Cet album regroupe trois histoires indépendantes : "Jesuit Joe" (parution initiale en 1980), "La Macumba du Gringo" (1977) et "À l'ouest de l'Éden" (1979). Elles ont été réalisées par Hugo Pratt (1927-1995) pour le scénario, le dessin et la couleur. Chacune compte quarante-huit planches, toutes en couleurs. L'édition de 2020 se termine avec une postface dense de sept pages, intitulée "Évanescence, Transcendances, Immanences" ; elle a été rédigée par le critique de cinéma et de bande dessinée franco-italien Francesco Boille


"Jesuit Joe"

Quelque part dans une zone sauvage du grand Nord canadien, en plein hiver, Jesuit Joe toque à la porte d'une cabane : pas de réponse. Il y pénètre et découvre une enveloppe sur la table et un uniforme de caporal de la Gendarmerie royale du Canada dans l'armoire. Il s'installe, mange un biscuit puis se change, revêt l'uniforme, endosse le chaud manteau et allume une cigarette. Soudain, des coups de feu retentissent : trois hommes tirent sur Jesuit Joe depuis l'extérieur. Alors qu'ils s'approchent, Jesuit Joe se jette par la fenêtre et les abat tous les trois, chacun d'un seul coup. Il sort ensuite un couteau et les scalpe. Plus tard, il récupère un canoë caché dans la végétation et le met à flot. Il entend bientôt des bruits de tambour. Toujours silencieux, il rejoint la rive, met son canoë à sec et se dirige vers la source du bruit. Il découvre un Indien cree en train de danser autour d'un nouveau-né dans un porte-bébé dorsal... 

L'histoire se déroule vraisemblablement au début des années 1930, bien que l'époque soit difficile à établir précisément. Elle met en scène Jesuit Joe, un métis, qui semble suivre un itinéraire précis, d'étape en étape, comme s'il était parfaitement préparé. Sa présence est inexpliquée, ses objectifs ne sont pas dévoilés. Ses actions semblent préméditées : il connaît les lieux, sait où tout se trouve dans la cabane et est au courant du contenu de la lettre. 

Au fil des pages, le lecteur comprend que le personnage est l'agent d'une certaine vengeance ; il applique la peine capitale sans pitié. Son adresse au revolver est aussi stupéfiante que sa cruauté, puisqu'il scalpe toutes ses victimes. L'homme semble étranger aux notions de pardon et de compassion. Son visage reste absolument inexpressif du début à la fin ; insondable, indéchiffrable. Ses raisonnements décidément bien étranges l'amènent à commettre des actes choquants, en témoignent les scènes de l'oiseau (page 19) et de sa sœur (page33). En revanche, il prend parfois des risques fous pour sauver une vie, notamment celle du sergent Fox. 

Le lecteur ne tarde pas à spéculer sur cet énigmatique personnage, véritable loup solitaire qui semble avoir été perturbé par son éducation catholique. Cet homme possède-t-il toute sa raison ? Au nom de qui ou de quoi agit-il ? D'où tire-t-il cette clairvoyance et cette lucidité déstabilisantes ? N'est-il qu'un déséquilibré qui s'empare d'un uniforme et que ce dernier le possède au point qu'il rende la justice lui-même ? Ou l'imperceptible touche de surnaturel fait-elle de lui plus que cela ? Il est question de folie et de messages divins : si Jesuit Joe refuse de croire que son grand-oncle était fou, lui accepte la possibilité de l'être sans sourciller (page 49). Le lecteur sera libre d'extrapoler : Pratt a-t-il voulu tacher de sang l'uniforme – déjà rouge – de la Police montée du Nord-Ouest, qui a participé aux répressions de la rébellion métis du Nord-Ouest (1885) ? 

La région est hostile, couverte de neige, et la densité de population y est très faible (avec beaucoup de nomadisme). Les quelques cabanes ou lieux communautaires y semblent éloignés les uns des autres. Ce cadre est tout sauf fictif, bien que la traductrice – Christine Vernière – n'ait pas jugé bon d'utiliser les adaptations françaises des noms propres : par exemple, Artillery Lake au lieu de lac de l'Artillerie et le Slave pour le grand lac des Esclaves. L'action se déroule a priori dans l'Ontario. Fort Resolution et Fort Reliance ont bel et bien existé. 


La linéarité de la narration est parfaite dans le sens où elle est absolument imperceptible malgré un seul et unique fil conducteur. Les talents de conteur de Pratt incitent plutôt le lecteur à succomber au mystère autour de cet intriguant personnage principal. Pratt exploite le silence par de nombreuses planches sans texte ; lorsqu'il y en a, les dialogues sonnent juste et sont naturels, sans maniérisme. Enfin, la chute est idéale en cela qu'elle vient s'ajouter aux questions qui agitent le lecteur. 

Le lecteur admirera l'aspect épuré, voire minimaliste du dessin, réduit à l'essentiel. Pratt, c'est évidemment cette patte unique, instantanément identifiable. Le trait est fin, pas toujours continu ; les finitions sont aléatoires, mais l'ensemble reste toujours élégant, car Pratt ne cède jamais à la tentation de l'effet gratuit ou de la surenchère. Le canoë n'est pas à demi posé sur une grande zone entre verdâtre et grisâtre : il file doucement sur un large cours d'eau paisible, avec quelques feuilles à sa surface, avec la ligne des arbres sur la rive à contrejour. Il n'y a rien de superflu et rien ne manque. Les portraits sont simplifiés, mais restent expressifs. Les postures peuvent être symboliques, mais sans raideur dans le trait. Les arrière-plans sont la plupart du temps réduits à leur plus simple expression, c'est-à-dire une simple couche de couleur unie. Pour autant, le détail n'est jamais négligé : notons les ombres des boutons de la canadienne de Jesuit Joe, son uniforme ou encore les vêtements du Cree. L'artiste ne produit jamais plus de six cases par planche, agencées en gaufrier la plupart du temps. Il utilise d'abondantes touches de noir, de la simple tache à la bande plus ou moins large et longue. Ses compositions traduisent bien l'hostilité du climat : paysages désolés, feuilles mortes qui volent au vent, étendues enneigées, noirceur des plans d'eau, ciel gris, voire blanc. 

Le lecteur suppose que "Jesuit Joe" doit comprendre une dimension ésotérique. Peut-être la personnalité et les valeurs du personnage principal, guidé par sa conception du monde très particulière ? Mais aussi une forme de connexion avec un savoir surnaturel, ce qui expliquerait qu'il savait ce que contenait la lettre sans ouvrir l'enveloppe. Il évoque également le fait que Louis Riel (1844-1885) était le frère de son grand-père. Cette information ne parlera qu'au lecteur familier avec ce chef métis, fondateur de la province du Manitoba, meneur de deux mouvements de résistance contre le gouvernement canadien, connu aussi pour ses visions messianiques et sa révélation divine. Jesuit Joe, un redresseur de torts à l'instinct infaillible, mais aussi un rebelle à sa manière, puisqu'il refuse la loi du gouvernement et suit la sienne. 


"La Macumba du Gringo"

Quelque part dans le Nord-Est du Brésil, Mae Sabina, la prêtresse de candomblé, se livre à une cérémonie occulte, avec chandelles et signe ésotérique sur un crâne pour tirer les cartes. Elle ne cache pas à Satãnhia - une jeune femme qui est venue la consulter - que le tirage n'est pas bon, pas bon du tout : la Lune appelle les fantômes. Elle explique à Satãnhia que son mec Gringo est lié à la carte de la Lune, le grand sommeil, la longue attente. Or la Lune est une carte de mauvais augure : son interlocutrice a une rivale, et cette rivale c'est la Mort. Sabina gifle Satãnhia, cette dernière se rebiffe en sortant un rasoir mécanique, puis le laisse tomber à terre et tombe à genoux, reposant sa tête sur les jambes de la sorcière. Ensuite elle lui confie la pedra cristalina que Gringo lui a donnée. Sabina poursuit sa divination : elle voit la mort, des soldats. Dans la jungle, un soldat tire et abat Gringo Vargas, un cangaçeiro. Ses deux comparses Corisco et Dadã fuient à toutes jambes. Les soldats se lancent sur leur piste... 

L'action se déroule au Brésil, vers 1938, dans la région Nord-Est du Brésil. Elle a pour contexte la fin de la révolte des cangaçeiros, des individus poussés au cangaço, c'est-à-dire une forme de banditisme nomade du fait des inégalités sociales abyssales dans le pays. Le dernier cangaçeiro, abattu par la police militaire en 1940, portait le nom de Corisco, qui est aussi celui de l'un des personnages de cette histoire. Quant à la macumba (et bien que ce mot n'apparaisse que dans le titre), le Larousse nous apprend que c'est "un culte proche du vaudou, pratiqué dans certaines régions du Brésil". Au programme : répression, fantômes, araignées mortellement venimeuses et meurtres sanguinaires sur fond de passion et de folie. 

Cet album compte de nombreux figurants (surtout des militaires), mais seulement quatre protagonistes principaux. Satãnhia, une jeune femme qui éprouve pour son mari Gringo un amour passionnel. Fougueuse, fière, vêtue d'une robe rouge à volants, fumant le cigare et dégageant une sensualité à fleur de peau, elle rappelle instantanément la Carmencita de "Carmen" (1847) de Prosper Mérimée. (1803-1870). Elle véhicule un érotisme certain (pages 56, 68, 91 et 100). Forcément, son destin sera tragique. Le second est Mae Sabina, la prêtresse de candomblé (une religion afro-brésilienne pratiquée au Brésil) avec un talent divinatoire : elle tire les cartes du tarot à Satãnhia et essaie d'interpréter les signes. Si ses pouvoirs semblent bien réels (dont une connexion chamanique avec les araignées, dont une phoneutria, dite araignée bananière, au puissant venin), elle n'hésite pas à manier le fusil pour se défendre. Gringo : comme Jesuit Joe, Gringo est un métis, un "caboclo" au Brésil. Gringo est un cangaçeiro ; il en porte tous les oripeaux. Il est principalement mû par sa cause et fait peu de cas de la vie de son épouse. Enfin, il y a Sabino ; c'est le frère de Satãnhia. C'est lui aussi un cangaçeiro. Il a développé une interprétation très personnelle des motivations de Judas Iscariote. Le lecteur peut y voir un délire interprétatif, une obsession messianique aux conséquences tragiques. Tenant un discours complètement halluciné, il n'a visiblement plus toute sa tête et veut être celui qui réussira à façonner au sein du cangaço un destin équivalent à celui de Jésus et de ses apôtres. L'archétype du fou de Dieu, en quelque sorte. 


En dehors de l'originalité du propos (l'étonnant éclectisme et la remarquable culture générale de l'auteur seront soulignés), "La Macumba du Gringo", c'est l'histoire d'une révolte dont la fin et l'anéantissement coïncident avec celle d'une vengeance ratée. C'est une œuvre linéaire elle aussi, mais il est fort probable que son côté complètement grand-guignolesque, le manque de plausibilité de son histoire et la volubilité progressivement intarissable des protagonistes à l'approche de la conclusion finissent par venir à bout de la motivation des lecteurs les moins patients. 

S'il ne connaît pas les cangaçeiros, le lecteur devra se documenter sous peine de passer à côté des détails dont fourmille la partie graphique. Par exemple, ces chapeaux de cuir ornés de symboles divers que portaient les cangaçeiros. Ils étaient également réputés pour leurs odeurs corporelles fortes, c'est certainement pourquoi leurs têtes sont ici systématiquement auréolées de mouches. Le Brésil, c'est aussi un pays remarquable pour sa faune locale, et il est souvent considéré comme le pays des papillons, ce qui explique que Pratt en ait représenté tant dans cette histoire. 

Par deux fois dans ce récit, la luminosité associée à l'humidité fait que les soldats et le fuyard sont représentés par des tâches noires allongées (pages 63, 82 et 83), évoquant des sculptures d'Alberto Giacometti (1901-1966), un moment visuel extraordinaire tirant vers l'abstraction, magique. Le bédéiste joue également avec des tâches de couleurs, deux formes irrégulières formant presque par magie les ailes de papillons (page 101). Néanmoins, toutes les cases ne sont pas d'une clarté limpide, et même si le phénomène est rarissime, l'utilité et la lisibilité de certaines vignettes ne sont pas au-delà de tout soupçon (page 62). Enfin, ajoutons à cela une minutie et des finitions largement aléatoires, ainsi qu'une forme d'exagération dans l'expressivité des visages. 

Contrairement à l'histoire précédente, ici la dimension surnaturelle de l'histoire est sans aucune équivoque, entre les pouvoirs évidents de Mae Sabina et la nature de revenant de Gringo. Cela étant, elle n'est pas une fin en soi et n'est au fond qu'un moyen détourné pour développer cette histoire de vengeance au-delà des frontières du plausible, presque jusqu'à une forme d'absurdité. Les spectres peuvent également être perçus comme la métaphore d'une culpabilité refoulée, de l'inconscient des personnages. 


"À l'ouest de l'Éden"

Un fort perdu dans le désert. Un drapeau britannique flotte, attaché à son mât, deux crânes humains accrochés au sommet. Avec le recul, il s'agit du drapeau Red Ensign frappé d'un blason. Un soldat du Somali Camel Corps monte sur les remparts du fort et tire un coup de fusil en l'air. Le reste de la patrouille arrive à dos de dromadaires. Le lieutenant Abel Robinson du bataillon de frontière demande au soldat ce qu'il en est : celui-ci lui répond qu'ils sont tous morts. Son second ajoute qu'il fallait s'y attendre, car leur radio ne répond plus depuis trois jours. Le soldat montre au lieutenant où se trouvent les cadavres ; à leur vue, il va vomir contre un mur. Cela étant, son second lui lit une lettre trouvée près du cadavre du capitaine Spear, et vraisemblablement laissée là par Mad Mullah, le vengeur. 

L'action se déroule au Somaliland, en décembre 1931 ; le pays fut une colonie britannique entre 1887 et 1960. Pratt nous conte ici une histoire de soldats (des membres du Somali Camel Corps) et de garnisons maudites dans le désert, sur fond de fantômes et de folie, en y injectant une variation sur le thème d'Abel et Caïn ainsi qu'un embryon de réflexion sur l'occupation d'un territoire par des forces armées étrangères (davantage que sur la colonisation). 

"À l'ouest de l'Éden" est une pièce de théâtre aussi absurde que macabre. Elle reprend l'histoire tragique d'Abel et Caïn, les deux frères, y intègre de nombreuses références mythologiques et les réincarne en acteurs de leur époque et de leur lieu. Ainsi, le capitaine Adams est-il Adam, évidemment. Ewa, une femme africaine, incarne Ève, bien sûr. Le lieutenant Robinson est prénommé Abel. Quant à Caïn, il est représenté par deux hommes : un métis puis à la fin par un capitaine de l'armée britannique. Quant à Samaël, l'ange déchu et père de Caïn, il a dans ce récit l'apparence d'un sorcier africain. Enfin, Kayin fait le lien avec Ewa (une autre forme d'Ève), liant ainsi tradition juive et mythologie africaine, imposant au lecteur cette dimension mystique du récit. 

Il s'ensuit, après une course-poursuite vaine et sans résultat, un véritable dialogue de sourds entre le lieutenant Robinson et toute une galerie de personnages, Robinson tentant de s'accrocher désespérément à une réalité cartésienne qu'il refuse de voir s'effilocher alors que ses interlocuteurs ont de toute évidence les deux pieds dans un autre monde. Comme le dit si bien Samaël lui-même en page 125, "Inutile d'essayer de comprendre". En bon occidental, Robinson, malgré des accès de folie - ou de clairvoyance - refuse de subir une histoire qu'il ne comprend pas (page 136). Malgré son désarroi profond, il fait parfois montre d'une naïveté terriblement touchante, comme lorsqu'il propose à Adams de lui prêter son étoile filante. 


Là encore, la culture de Pratt pourra donner le tournis du fait de la variété de ses centres d'intérêt. Par exemple, pour pleinement saisir les finesses des dialogues, il sera nécessaire de prendre connaissance des grandes lignes de la campagne du Somaliland (1900-1920) et de la vie de Mohammed Abdullah Hassan (1856-1920). Ensuite, beaucoup de discussions évoquent le jardin d'Éden, le paradis, et tous les protagonistes désirent pouvoir y entrer. Il n'est donc pas dénué de sens d'en déduire que ce désert et ce fort abandonné plus spécifiquement représentent le purgatoire. Le propos est truffé de références à la Genèse, le premier livre de la Bible, et au livre d'Hénoch, entre autres. S'il veut comprendre un maximum d'éléments, le lecteur devra se documenter avant de s'attaquer à ce récit, qui est assurément le plus ardu des trois à décrypter. L'érudition de l'auteur se retrouve jusqu'à dans le vocabulaire utilisé. Par exemple, "jamadar" (le personnage du "jamadar Dharam") était le grade le plus bas pour un officier dans l'armée indienne britannique. 

Il est également intéressant de noter ce bref échange autour du pétrole, qui ne représente rien pour l'autochtone, mais qui fait immédiatement appel à une forme de savoir scientifique chez l'officier britannique, qui sait que la région "est pleine de pétrole" (aujourd'hui, les réserves somaliennes en pétrole et en gaz sont estimées à trente milliards de barils). Rappelons également que cette histoire a été écrite en 1979, soit à l'époque du second choc pétrolier. Comme l'exprime Kayin : "Combustion spontanée… Gaz… Je ne comprends pas et en plus je trouve ces mots très laids. Si tu avais un peu de bon sens, tu ne t'en servirais pas !" (page 140). 

Les dialogues sont hallucinés ; les discrètes et rares touches d'humour pince-sans-rire ne parviennent aucunement à alléger le propos (page 118). Mais l'ensemble pourra demeurer trop fumeux si le lecteur reste lui-même ancré dans une forme de cartésianisme et qu'il refuse de regarder au-delà d'une simple attaque de fortin britannique par un mystérieux assaillant. 

La partie graphique recèle de nombreuses trouvailles visuelles : le zoom arrière très décompressé sur le Red Ensign avec les crânes (page 105), en un gaufrier parfait, les contrastes entre la petite silhouette éloignée et les plans plus rapprochés (pages 111 et 112), ou encore le lieutenant Robinson et la lune (page 134). Pratt continue à jouer avec le minimalisme, le sous-entendu visuel tirant vers le conceptuel, et vers l'abstraction. Le lieutenant Abel Robinson comme englobé dans un rond jaune, la forme indistincte de l'ample robe rouge de Lilith. Le motif récurrent de l'horizon : une bande noire irrégulière en bas de case pour figurer le sable proche, une autre bande irrégulière de couleur sable pour l'étendue jusqu'à l'horizon, une troisième bande irrégulière plus fine et plus claire pour la brume de chaleur, et une dernière bande de couleur intermédiaire entre les deux précédentes pour le ciel... et peut-être une vague silhouette en ombre chinoise pour le rebelle, un leitmotiv visuel de haute voltige.


Conclusion

Les éditeurs ont fait le choix de mettre le récit le plus accessible en premier, même s'il s'agit du dernier par ordre de parution et donc de réalisation. Pratt surnommait ces albums "la trilogie des religions". On y trouve un zeste de religion, effectivement, mais aussi beaucoup de folie et un soupçon plus ou moins prononcé de surnaturel. Si la religion est bien le déclencheur de ces tragédies, il s'agit aussi et surtout de révolte et de vengeance. 

Pratt, auteur de bande dessinée d'une culture générale peu commune, immortalise trois conflits aujourd'hui oubliés. "Jesuit Joe" évoque en filigrane le destin des métis canadiens par l'un d'entre eux, qui va laisser une longue trace sanglante derrière lui. "La Macumba du Gringo" narre les derniers jours des cangaceiros, traqués par la police militaire brésilienne. "À l'ouest de l'Éden" conte les ultimes sursauts de la révolte des derviches somaliens contre l'occupant britannique. 

Trois contextes, trois endroits, chacun avec son climat. La neige et le froid dans "Jesuit Joe", le climat tropical et humide dans "La Macumba du Gringo", et les étendues désertiques dans "À l'ouest de l'Éden", comme si l'hostilité de la nature exacerbait la folie et l'illumination chez l'homme. 

Ces trois histoires sont bien moins simples qu'il n'y paraît au premier abord. Le lecteur reste sur deux doutes à la fin du premier récit : Comment se termine-t-il vraiment, c'est-à-dire qui a tiré le dernier coup de feu ? Et comment Joseph Riel a-t-il su ce qui se trouvait dans l'enveloppe sans l'ouvrir ? Dans le second, il ne peut se résoudre à prendre au premier degré cette histoire de revenant, de vie après la mort, d'araignée et de discussion avec le spectre d'un récent défunt. Dans la dernière, la composante ésotérique prend une importance indéniable, comme un artifice secondaire, pour donner plus de goût à l'intrigue. D'ailleurs, l'interprétation qu'en fait Francesco Boille relève entièrement de ce point de vue. Ces évanescences, transcendances et immanences émanent selon lui de "trois récits d'interprétation historique centrés sur la condition humaine des plus marginaux sous une forme onirique, trois histoires de rêve-mort, hautement symboliques […], le fond est profond, la forme est légère." 

Les intrigues se déroulent de manière linéaire, avec, dans les deuxième et troisième, une explication en dernière scène qui vient rappeler ce qui s'est passé et l'éclairer avec des renseignements supplémentaires, de nature pragmatique, pour expliciter ce qui pouvait paraître arbitraire ou abscons au fil de l'eau. 

Pages narrées en image, sans dialogue ni narrateur omniscient, juste quelques onomatopées, scènes d'action avec une prise de vue d'une clarté exemplaire, ou, à l'opposé, scènes contemplatives et totalement immersives, dessins épurés, savante mise en couleurs naturaliste, avec quelques touches très discrètes d'expressionnisme pour les camaïeux habillant les fonds de case... Hugo Pratt réalise des cases d'une beauté et d'une efficacité époustouflantes. Si le lecteur commence à se focaliser sur les détails, un trait ou une forme prise à part, il se dit que la main de l'artiste manque d'assurance, que les aplats de noir sont trop irréguliers, que les formes sont imprécises, que les fonds de case sont réduits à leur plus simple expression. Au fil des planches, le ressenti évolue : chaque chose est parfaitement à sa place, précisément définie. À l'opposé de dessins à l'allure naïve, il s'agit de l'essence de chaque élément qui est saisie. 

Trois récits de quarante-huit pages, à l'intrigue immédiatement accessible en surface, mais plus profonde qu'il n'y paraît, à la narration visuelle extraordinaire dans son évidence, dans sa maîtrise de l'essence, dans sa forme aboutie où chaque trait est signifiant et indispensable, un équilibre parfait entre description et évocation. Des histoires qui ne révèlent toute leur saveur qu'au lecteur acceptant de s'investir dans les dimensions ésotériques ou surnaturelles qu'elles charrient. 


Verdict de Barbüz : ★★★★☆ | Verdict de Présence : ★★★★

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Jesuit Joe, Joseph Riel, Satãnhia, Mae Sabina, Gringo Vargas, Sabino, Lieutenant Abel Robinson, Kayin, Capitaine Adams, Ewa, Mad Mullah, Casterman