mercredi 18 juin 2025

Jhen (tome 1) : "L'Or de la mort" (Casterman ; octobre 1998)

"La Terre appartient aux démons, et ils sont tellement nombreux !"

Ce tome est le premier de "Jhen", une série indépendante de toute autre. Sa parution s'est effectuée en plusieurs temps. Tout d'abord en prépublication sous le titre de "Xan", dans l'édition belge du magazine "Tintin" : dans les numéros 33, 38, 43, 48, 52 (1978), 5 et 9 (1979), et 7 et 18 (1980). Et en parallèle, dans l'édition française de "Tintin" : les numéros 153, 158, 163, 168, 172, 177, 181 et 242 (1978-1980). Puis en album, toujours sous le titre de "Xan", en 1984 par Le Lombard ; et enfin sous le titre de "Jhen" en 1998, par Casterman : Martin ayant dû changer le nom de son personnage pour éviter toute dispute juridique avec Le Lombard, "Xan" est ainsi devenu "Jhen".

Cet album comprend quarante-six planches de bande dessinée, toutes en couleurs. Il a été scénarisé par Jacques Martin (1921-2010), créateur d'"Alix" et de "Lefranc", entre autres. Jean Pleyers se charge de la partie graphique : les dessins, l'encrage et (a priori) la mise en couleurs, à moins que cette dernière n'ait été déléguée à de petites mains non créditées, ce qui était encore relativement fréquent dans ce milieu. 

Martin et Pleyers produiront ensemble neuf albums de la série "Jhen" jusqu'en 2000. Le tandem a également créé la série "Keos" (trois volumes parus entre 1992 et 1999). 

Début du récit

En ce printemps de l'an 1431, les eaux hautes de la Seine charrient encore une quantité d'alluvions et d'épaves arrachées aux champs et forêts. Un courant violent fait de temps à autre trembler le grand pont de Rouen ; seuls les bateliers expérimentés s'aventurent sur le fleuve. Depuis de longues années, les Anglais sont maîtres de la ville et, il y a peu, ils en ont fortement renforcé la garnison. Quelques rares portes sont ouvertes pour laisser pénétrer le ravitaillement. Étroitement surveillés par des soldats, les convois sont arrêtés, puis fouillés méticuleusement à l'entrée de la cité.

Un soir, quatre personnes se présentent sur un radeau composé de gros troncs d'arbres. Ils affirment au surveillant - qui le répète d'en bas au sergent anglais qui surveille depuis les remparts – que c'est le bois pour l'église de Grand-Couronne. Le commis précisant que les convoyeurs sont gens honnêtes et bien connus, le sergent accepte de les laisser passer. Ils pénètrent dans la ville par le fleuve en poussant le radeau avec de longues perches ; ils décident d'aller accoster près de la tour Grosse. En revanche, les gens d'armes leur indiquent que personne ne peut rester là : lorsque leur radeau sera arrimé, ils devront les suivre.

La nuit est tombée. Un grincement se fait alors entendre en provenance du radeau ; des planches se soulèvent et un groupe de trois hommes en sort. En silence, ils passent par une fenêtre au barreau descellé pour franchir le mur d'enceinte. Sur le chemin de ronde, un garde a entendu un bruit qu'il attribue au bois frottant contre la pierre du quai. Le lendemain matin, les trois infiltrés observent une certaine tour : leur meneur indique aux deux autres de regarder discrètement la fenêtre où il y a de la lumière en permanence. Ils sont interpellés par Jhen Larc, un tailleur de pierres. Ils le reconnaissent comme étant leur contact : le plus fameux tailleur de pierre du royaume, même mieux que cela un sculpteur de talent, un homme de toute confiance, quoi. Jhen prend la parole : il a longuement étudié l'affaire, le meilleur moyen d'arriver au but est de passer par les toits. Les Anglais ont renforcé leurs gardes et les rondes circulent sans cesse dans les rues. Mais ils seront en bas, et eux seront en haut…


Écriture et gestion de l'intrigue

Martin fait ici (il est probable qu'il ait d'ailleurs été le premier à réussir à le faire de manière aussi poussée) ce que savent faire les grands auteurs de bande dessinée historique : créer un enchevêtrement convaincant et équilibré entre la grande histoire et celle de son ou ses personnages.

Le lecteur entre très vite dans l'histoire. Martin lui présente une France occupée. Rouen est aux mains des Anglais. Les déplacements sont contrôlés ; il faut montrer patte blanche. Le lecteur suit les agissements d'un petit commando qui s'infiltre dans la ville. S'il a fait le rapprochement entre la période indiquée dans le tout premier cartouche et la ville, le lecteur commence à soupçonner quelque chose et entrevoit là une opération de la dernière chance. Et bien que tout le monde connaisse le tragique dénouement de cette affaire, il se prend à espérer un peu follement. Première séquence (elle dure sept pages), premier coup de suspense, doublé d'un sentiment d'urgence et d'une déception latente ; c'est imparable.

Ce n'est qu'après cela que Jhen rencontre Gilles de Rais. Dès lors, tout s'enchaîne très vite. Peut-être trop vite, d'ailleurs. Ainsi, dans le second acte (treize planches), Jhen et Gilles se lient d'amitié, attaquent un convoi anglais, rencontrent l'évêque (Cauchon ou un autre) et l'accusent sans ménagement, ce qui débouche sur une échauffourée en plein transept de l'église.

À l'issue de cette deuxième partie, le lecteur commence à réaliser deux choses. La première, c'est qu'il n'aura peut-être jamais le fin mot concernant cet or ; l'attitude de Gilles de Rais est sans équivoque, il a l'intention de garder le secret pour lui. La seconde, c'est que l'intrigue va désormais suivre un développement supplémentaire en se focalisant sur ce qui se passe au château de Tiffauges à partir du troisième acte. C'est là que ça commence un peu à peiner. Car affirmons-le sans ambages : si le mystère prend (un peu), c'est surtout parce qu'aucun lecteur n'ignore totalement la réputation du sulfureux sire de Rais.

La fin de l'album semble un peu hésiter. Mais alors que le lecteur garde encore l'or à l'esprit, voici que Gilles de Rais renonce à poursuivre l'Anglais. Martin évoque un épisode authentique de la vie du connétable, qui s'était effectivement désengagé du conflit. Un point que le scénariste va utiliser pour continuer à développer son intrigue.

Les idées et les objectifs des personnages se bousculent tellement qu'il serait contradictoire de parler de linéarité pesante. En revanche, le suspense, à l'issue des sept premières planches, peine à s'installer durablement, car l'enjeu est devenu bien trop mouvant. Est-ce l'origine de l'or et la vengeance ? Pas vraiment, la vérité étant dorénavant entre les mains de Gilles de Rais, fin politique. S'agit-il alors de bouter l'Anglais hors de France ? Non plus, puisque le connétable, las, se désengage du conflit. Et donc, est-ce l'enquête de Jhen sur les mystérieux événements – s'il faut vraiment les appeler événements, d'ailleurs – qui se déroulent au château de Tiffauges ? Rien de suffisamment dense pour marquer le lecteur ; Martin joue surtout sur les apparences et exploite encore très prudemment le mythe du personnage.

Par ailleurs, le lecteur se retrouve pris au dépourvu par telle réaction ou transition qui tombent aussi opportunément qu'abruptement. Ainsi, alors qu'il n'a vu que de la fumée la nuit précédente, pourquoi Jhen accorde-t-il tant de curiosité au cavalier qui porte cet enfant en selle, dans la dernière case de la planche 24 ? Pourquoi met-il tant d'empressement à éloigner le garçon (Pierrinet) en planche 26 ? A-t-il déjà compris ce à quoi il était destiné ? Pourquoi hèle-t-il un autre garçon (Basilon) par la fenêtre et le prend-il sous sa protection (planche 31) ? Où est passé Jhen lors de la tentative des deux agresseurs (planche 34) ?

Cet album est peut-être un peu inégal, en fin de compte, en tout cas assez loin en matière de qualité scénaristique des réussites immédiates que sont "Alix" ou "Lefranc". Il recèle pourtant de nombreuses qualités.


Reconstitution historique côté scénario

Évidemment, le lecteur attend de la part du créateur d'"Alix" d'être à la hauteur de cette reconstitution historique si palpable, si concrète, si documentée. Il comprend vite que le récit débute le vingt-huit ou le vingt-neuf mai 1431, car l'entrée en la matière se produit la veille ou l'avant-veille de la mise au bûcher de la pucelle d'Orléans : Jeanne d'Arc (ici avec l'orthographe Jehanne) (1412-1431). Le récit est donc inscrit dans une époque très précise ; nous sommes à un moment important de la guerre de Cent Ans (1337-1453).

Le scénariste fait ainsi référence à la présence des Anglais sur le sol français ; il met en scène le souverain Charles VII (1403-1461, surnommé par dérision "roi de Bourges"), en mentionnant qu'il est contesté par les Bourguignons (alliés des Anglais).

Dès ce premier tome de la série, Jhen fait la connaissance de Gilles de Rais (1405-1440) aussi appelé Gilles de Laval, maréchal de France, sire de Rais. Évidemment, en fonction de ce que le lecteur connaît de ce personnage, l'intrigue prend une tout autre saveur. Jhen rencontre également Charles VII. Martin travaille également la forme, en intégrant quelques mots de vocabulaire bien choisis : "camarde", "hypocras", "sotie" et "farce", "ost", par exemple, avec des notes explicatives en bas de page. Le scénariste choisit ses thèmes et ne tombe pas dans le piège du développement exhaustifs de cette époque ; par exemple, il n'évoque pas directement l'opposition entre Armagnacs et Bourguignons.

Reconstitution historique côté dessins

Oui, cette série, c'est ce type de bande dessinée, parfaitement illustrative de l'école de Bruxelles : historique, avec un texte qui peut devenir dense, soit en phylactères soit en cartouches (toujours de forme rectangulaire), et des dessins d'une minutie et d'une variété extraordinaires et d'une précision peu commune dans la transcription du détail.

En fonction de ses préférences, le lecteur peut en saliver par avance ou se préparer à une progression qu'il pourra juger un peu lente. D'un autre côté, il a choisi cette bande dessinée pour ces caractéristiques. Il s'en donne donc à cœur joie dès la première case : les remparts extérieurs de Rouen avec la Seine coulant devant, les créneaux au sommet des murs, les tours carrées ou rondes à intervalle régulier, deux bateaux et un radeau sur le fleuve, ainsi qu'un tonneau à la dérive et une branche d'arbre. Sur la berge il voit un arbre tout biscornu, un chemin et une masure, ainsi qu'un escalier qui descend jusqu'à la Seine. Sans oublier trois oiseaux, dont deux en train de guetter une proie qui pourrait faire surface. Pour l'entrée en ville dans la case suivante, le lecteur contemple les deux tours de part et d'autre de la poterne, les gens d'arme en armure effectuant les contrôles, une carriole avec ses deux chevaux, les deux marchands, des badauds en train de regarder le fleuve couler en dessous, et même les maisons et les champs en arrière-plan. Tout au long des huit cases de la première page, il va donc prendre le temps de regarder chaque élément d'information visuel, en ayant conscience qu'ils ne constituent pas une information essentielle pour l'intrigue globale, mais qu'ils relèvent d'un reportage sur le vif.

Notons encore, entre autres, les traces d'humidité en bas des remparts, les uniformes anglais, l'incroyable diversité de coiffes et de vêtements, les couleurs des étendards, le réalisme, voire le naturalisme des scènes (celle de la ferme, par exemple), cette case splendide qui représente l'abbaye imaginaire de Montlur (et les autres scènes s'y déroulant, dont la confrontation) ou encore le spectacle du banquet.

Le travail de Pleyers, d'une régularité exemplaire, force l'admiration de la première à la dernière case. Il est essentiel que le lecteur concentre son attention sans arrêt afin de pouvoir admirer le travail colossal du dessinateur. Quel que soit le sujet, la main de Pleyers ne faiblit aucunement. Certes, la scène du chandelier lors du combat dans le transept est un peu boiteuse, mais le découpage du dessinateur est parfaitement clair la plupart du temps. La mise en page que choisit l'artiste est classique ; rien de très novateur ici, mais cela ne heurtera pas le lecteur, au contraire, d'autant que le dessinateur parvient à varier suffisamment le format de ses cases.


Personnages : Jhen

Jhen est issu du moule du héros archétypal de Martin. Il est jeune, blond, svelte et plutôt bel homme, comme Alix (qui est plus jeune que lui) et comme Lefranc (qui est plus âgé). Comme les deux autres, Jhen est agile, adroit et sait combattre aussi bien par le poing ou l'épée que par le verbe lorsqu'il le faut. Comme ses deux clones, il est courageux et ne craint pas de tenir tête aux grands de ce monde, en témoigne la scène finale avec Charles VII (d'autres ont certainement été fouettés pour moins que ça !). Bien sûr, il est du bon côté, c'est-à-dire qu'il résiste à l'occupant ; cela le légitime immédiatement dans le cœur du lecteur.

Un public plus exigeant rechignera devant certaines invraisemblances. Ainsi, Jhen, qui ne semble pas être d'extraction noble, se lie d'amitié avec l'un des plus fiers d'entre eux, se retrouve à la tête d'une armée, rencontre le roi à deux reprises et est même décoré par ce dernier !

De même, d'aucuns hausseront le sourcil devant l'étendue des talents de Jhen ; tailleur de pierres, architecte, combattant, émissaire, enquêteur, etc. Difficile de leur donner pleinement tort. Quels chemins créatifs tortueux se sont formés dans l'esprit de Martin pour qu'il arrive à ce résultat ?

Pour le reste, et en dépit de son charisme naturel, semble-t-il, il brille par son manque apparent de personnalité, d'histoire personnelle, de but bien précis dans la vie… et peut-être un peu de jugeote. Même son nom comporte une part d'indécision : appelé Jhen Larc dans ce tome, il sera appelé Jhen Roque par la suite, s'étant initialement appelé Xan Larc.

Personnages : Gilles de Rais

Autre point : là où Alix servait de grand frère à l'Égyptien Enak et que Lefranc était un second père pour Jeanjean, Jhen, lui, n'a pas de jeune acolyte à ses côtés. Martin aurait-il inversé les rôles ? Est-ce Jhen qui est en fait l'acolyte de Gilles de Rais, en réalité ? C'est un peu exagéré, certes, mais rien n'interdit complètement de l'envisager. Martin ayant déjà appliqué un traitement en zones de gris à un autre méchant, Axel Borg (notons aussi les ressemblances physiques), il est évident qu'il avait réalisé que ce type de personnage lui offrait certaines possibilités créatives, tout en étant conscient du côté grand public de son travail et des limitations que cela pouvait impliquer.

Quoi qu'il en soit, le vrai premier rôle de cette histoire, c'est bien Gilles de Rais, connétable de France : charismatique, certain de sa légitimité et de son rang, enthousiaste, tacticien plein de bon sens, affichant une belle confiance en lui, mais exalté, colérique, impatient et convaincu de la mauvaise nature de l'homme.

Lors d'une conversation à cœur ouvert avec Jhen, Gilles de Rais s'ouvre à lui du tourment dont il souffre : il a cherché éperdument à tenir dialogue avec Dieu, mais il n'a entendu que la voix du vent ou du silence. Seule la vierge sainte a parfois semblé répondre à ses cris, seulement quelques fois… En revanche, il a rencontré partout le diable ! Si Dieu se cache des hommes, lui, le diable est présent partout. Ces villages qui flambent dans les provinces ! L'homme est pire que la bête sauvage qui tue par faim. L'homme occit, pille, brûle et torture bien souvent par habitude, pour faire mal, poussé par le malin. La terre appartient aux démons, et ils sont tellement nombreux ! Sinon comment expliquer toutes ces vilenies… qui n'en finiront sans doute jamais ! Comment expliquer enfin la furie qui pousse au cœur, enflamme la tête et les entrailles et provoque la terreur ! Une belle tirade qui en dit long sur l'âme torturée de ce connétable (et dans laquelle le scénariste s'emporte jusqu'à conjuguer le verbe "occire" au présent de l'indicatif).

Personnages secondaires

Les autres personnages ne sont que des troisièmes rôles ou des figurants plus ou moins importants, à l'exception de ce mystérieux évêque qui n'est jamais désigné par son nom. Certains y ont vu Pierre Cauchon (1371-1442) ; l'âge et la fonction correspondent. De plus, Cauchon était entre deux fonctions à l'époque, ce qui peut expliquer qu'il soit sur les routes. Pleyers a repris cette hypothèse, sans la corroborer pleinement, toutefois.

Jeanne d'Arc, dont on parle beaucoup dans cet album (c'est la mort dans l'âme que Jhen et ses compagnons comprennent qu'ils ont échoué à la faire évader) n'apparaît que dans une seule et unique case symbolique, en planche 7. S'ils sont sensibles au personnage, à ce qu'elle représente et à cette époque, certains pourront en ressentir un brin de frustration.


Réception 

En fonction de sa sensibilité et de son recul, le lecteur peut se retrouver surpris par quelques situations. Comment le héros Jhen peut-il s'acoquiner avec un individu tel que Gilles de Rais ? Certains s'interrogeront sur les connaissances du lectorat au sujet de Gilles de Rais à l'époque de la parution de ce récit, et donc sur la réception implicite du lecteur de l'époque d'un tel récit. Accessoirement, le lecteur s'interroge également sur la tranche d'âge du lectorat cible, ce qui rend les sous-entendus plus ou moins explicites en fonction de l'âge.

En l'occurrence, il est souvent question de petits garçons qui chantent comme des crécelles, sans que cette sous-intrigue n'aboutisse dans le présent tome. Finalement l'enquête pour découvrir le commanditaire de l'assassinat de Jehanne termine en eau de boudin. Et le grand connétable finit par se lasser de pourchasser les Anglais pour les bouter hors de France. 

De séquence en séquence, le lecteur relève les thèmes de fond : la mise au bûcher de Jeanne d'Arc sans qu'il soit fait mention de sa rencontre avec Charles VII ou des chefs d'accusation, la construction des cathédrales à travers l'implication sans faille de Jhen pour concevoir une chapelle à la demande de Gilles de Rais, l'occupation du sol français par les Anglais et la réalité des destructions en temps de guerre. Au cours d'une dizaine de pages, Jhen chevauche avec l'armée de Gilles de Rais et il peut voir par lui-même l'état des villages qu'ils traversent. La guerre, les conquêtes, les pillages, la pauvreté, la libération des territoires. Il fait l'expérience sur le terrain de la réalité de l'intérêt du peuple, de l'intérêt supérieur de l'État, et de l'écart entre les deux.

Conclusion

1431 : toute une époque (!) que les auteurs s'emploient à recréer, par des dessins très minutieux et descriptifs à partir d'un solide travail de référence, par un contexte historique présent en arrière-plan du début à la fin.

Ils sont nombreux à tenir cet album en haute estime. Le lecteur contemporain, lui, pourra se retrouver un peu décontenancé de temps à autre par une ellipse abrupte ou par l'enchevêtrement de plusieurs fils narratifs dont plusieurs ne trouvent pas leur conclusion dans ce premier tome.

Pour autant, le lecteur prend plaisir à accompagner Jhen dans ces aventures, qu'il chevauche avec une armée, bondisse en s'accrochant à un lustre ou conçoive les plans d'une chapelle, et se captive - non sans frémir légèrement s'il connaît l'affaire- pour l'ombre qui entoure le fascinant Gilles de Rais et ces lugubres mystères.

Verdict de Barbüz : ★★★★ | Verdict de Présence : ★★★★


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Jhen, Gilles de Rais, Pierre Cauchon, Charles VII, Jeanne d'Arc, Guerre de Cent Ans

lundi 12 mai 2025

James Bond (tome 6) : "Corps à corps" (Delcourt ; novembre 2021)

"Que s'est-il encore passé, Monsieur Bond ?"

Intitulé "Corps à corps", cet album est le sixième tome de la série que l'éditeur Delcourt consacre à James Bond. "Corps à corps" est paru dans la collection Contrebande en novembre 2021. Il s'agit d'un ouvrage relié - aux dimensions 19,1 × 28,4 centimètres, avec une couverture cartonnée - qui compte précisément cent vingt planches (les pages ne sont pas numérotées), toutes en couleurs. En guise de bonus, une interview d'Aleš Kot (deux pages) et six illustrations de couvertures, signées par l'Italien Luca Casalanguida. 

En version originale, cet arc, composé de six numéros (janvier à juin 2018) ont été publiés chez Dynamite Comics sous le titre "The Body". Difficile d'affirmer si la série est toujours en cours de publication en France, Delcourt n'ayant à ce jour rien proposé de nouveau depuis 2021, et ce malgré la continuation des publications en version originale.

Le scénario a été écrit par le Tchéco-Américain Aleš Kot, qui a travaillé pour principalement pour Image et Marvel, avec de brefs passages chez d'autres éditeurs, dont DC Comics, Dynamite et Valiant. Cinq dessinateurs (crayonnés et encrage) se répartissent la partie graphique. L'Italien Luca Casalanguida (qui avait œuvré sur les troisième et quatrième tomes, "Hammerhead" et "Kill Chain") est le seul à produire deux épisodes, contre un chacun pour Antonio Fuso, Rapha Lobosco (voir "Black Box", sur lequel il a travaillé), l'Irlandais Eoin Marron et le Nord-Américain Hayden Sherman. Les mises en couleurs ont été confiées à l'Italienne Valentina Pinto

Résumé des premières planches

James Bond, l'air maussade, est assis sur un lit médical. Son visage et son torse présentent de nombreux hématomes et ecchymoses et son visage est orné d'un œil au beurre noir. Au médecin fluet qui l'interrompt sur ce qu'il s'est "encore passé", Bond, le regard mauvais, répond qu'il a chuté "dans les escaliers". Le docteur Vird, tout en examinant les côtes de son patient, spécule à voix haute : sur qui Bond est-il tombé ? Sur "vingt hommes immenses et en colère ?" "Une femme très entraînée qui n'avait rien à perdre ?" Un ours ? Toujours renfrogné, Bond rétorque qu'il a mal quand il rit. Vird lui recommande alors d'éviter les Monthy Python pendant une semaine. Mais que Bond se réjouisse : il est encore en vie, ce qui ne doit pas être le cas de celui ou ceux qu'il a croisés. Il examine ensuite les yeux, puis lui demande de ne plus bouger et de penser au Royaume-Uni : il va pouvoir travailler ses points de suture. Bond se remémore alors les événements qui l'ont amené là… 

Choix conceptuels, scénaristiques et stylistiques 

Bien que "James Bond" ne soit pas une série foncièrement mauvaise, elle est loin de rallier tous les suffrages. Hélas ! Affirmons-le sans ambages, ce n'est pas ce sixième tome qui va renverser la vapeur, malgré – ou à cause de – son parti pris.

Le nom d'Aleš Kot ne laissera peut-être pas indifférent. Il faut dire que Kot n'a rien fait pour l'éviter. Il s'était notamment fait remarquer pour sa posture de social justice warrior en apostrophant le dessinateur Mitch Gerads, l'un de ses confrères, par une série de tweets agressifs à l'occasion du travail de ce dernier sur le patch du Chris Kyle Memorial Benefit. Kot est intervenu à d'autres reprises, provoquant le scénariste Nathan Edmondson dans des diatribes violentes, accusant par la même occasion l'industrie nord-américaine du comics de nombreux maux (racisme et misogynie pour n'en citer que deux). Ses appels à l'offensive punitive sont restés lettres mortes. Kot ne travaille d'ailleurs plus pour Marvel depuis 2015. Quoi qu'il en soit, être au courant de tout cela permettra de mieux comprendre certains choix narratifs de l'auteur pour cet album.

Son interview de postface ne laisse planer aucun doute sur sa perception de Bond, qui n'est pour lui qu'une "construction impérialiste et colonialiste", un personnage "patriarcal et raciste" qui "utilise les femmes" (sic). Loin d'appeler à son "annulation", Kot souligne néanmoins la complexité de l'agent. Il ajoute qu'il adore explorer les personnages complexes et qu'il respecte Ian Fleming, qui selon lui, était conscient des caractéristiques psychologiques de ce héros. 

Certains s'offenseront de ces jugements et n'iront pas plus loin. D'autres applaudiront et se plongeront dans l'album. Les derniers ignoreront ces propos et déplaceront le centre du débat. 

Toujours est-il que si Kot prend le fana de la franchise à contrepied, c'est peut-être plus dans la forme que dans le fond. Ici, pas de méchant charismatique ; l'habituel complot criminel mondial visant à renverser le paradigme en place est en arrière-plan dans le meilleur de cas. Non, rien de tout cela. Kot imagine une histoire de corruption au niveau européen, organisée par Prince, une société militaire privée. L'auteur choisit – il faut lui reconnaître cette prise de risque – de se pencher sur des aspects moins glorieux ou des moments plus réalistes de la carrière du célébrissime agent britannique. 

Au risque de formuler une proposition peu excitante ? Probablement. 

L'approche est originale, dans le fond comme dans la forme. Kot propose six numéros qui sont liés entre eux par une intrigue assez lâche. Chacun porte le nom d'une partie du corps ou d'un organe : "Le Corps", "Le Cerveau", "Les Tripes", "Le Cœur", "Les Poumons", le dernier étant intitulé "L'Enterrement", telle une conclusion funeste à cette somme.

Kot semble éprouver un plaisir certain à écrire les dialogues. Sans qu'il abuse des non-dits, certaines tournures sonnent néanmoins un peu creux. L'auteur met en place une alternance intéressante entre dialogues fournis et scènes d'action débridées.


Lieux et temps 

Ce Bond-là voyage beaucoup moins que d'autres. Au Royaume-Uni, peut-être en Scandinavie. Kot choisit une réception organisée pour des fonctionnaires européens, une salle d'interrogatoire, un sauna, un chalet isolé à la lisière de la forêt, Trafalgar Square et un pub londonien. Exotisme et endroits de rêve sont loin ; sans doute un choix conscient de Kot.

L'époque est contemporaine de sa publication, aucune autre interprétation possible à ce sujet. On y parle du Brexit à maintes reprises, bien que celui-ci ne fût pas encore effectif au moment de l'écriture de ces histoires (premier semestre 2018). 

Au total, la mission de Bond s'étend sur un minimum de trois semaines, c'est en tout cas ce qu'indique la seconde planche du dernier numéro ("Trois semaines après les événements"). 

Kot ne s'embarrasse ni de préliminaires ni d'introductions longuettes ayant pour but de poser le contexte, les histoires sont trop ramassées pour cela. Ainsi, dans "Le Corps", la mission de Bond ne dure que le temps d'une soirée. Même schéma avec "Le Cerveau", l'interrogatoire est en presque temps réel ; l'action étant ininterrompue, il ne prend donc qu'une heure, peut-être deux, grand maximum. "Le Cœur" s'étend sur une nuit. "Les Poumons" sur une heure, peut-être deux. Et "L'Enterrement" sur une soirée, donc une poignée d'heures.

Thèmes 

L'auteur semble vouloir éloigner Bond des feux de la rampe. Dans "Le Corps", par exemple, il est infiltré en tant que serveur, assez loin du cliché du playboy qui écume les tables de jeu, tombe les jolies femmes et conduit les voitures de sport les plus iconiques. Bond y apparaît comme un soldat de l'ombre qui joue sa vie dans un combat vicieux au corps à corps, à quelques mètres de la personne qu'il protège, l'ambassadrice Laurent, une privilégiée corrompue qui finit sa flûte de champagne, assise sur sa cuvette aux toilettes, et qui n'est aucunement consciente du drame qui se joue à quelques mètres de là.

Dans "Le Cerveau", un numéro aux dialogues très abondants, Bond a un autre rôle peu glamour, puisqu'il y mène l'interrogatoire de madame Cleese, une ingénieure soupçonnée d'avoir livré une arme bactériologique à une organisation terroriste inconnue. Kot fait ici le procès du Royaume-Uni, entre ventes d'armes, affaires de pédophilie, colonialisme et crimes contre l'humanité. Cleese, c'est plus que la conscience d'un pays aux choix hautement critiquables, c'est surtout Kot en social justice warrior qui énumère tous les points de sa liste de griefs à l'égard du Royaume-Uni. Et comme si ça n'était pas suffisant, Bond s'y adonne à la torture, alourdissant ainsi la liste des chefs d'accusation de manière irréversible.

Dans "Les Tripes", Bond se fait passer pour un marchand d'armes auprès d'un gang néonazi. Bond ? Kot, bien sûr, qui, sous les traits de l'agent britannique, tabasse et exécute rageusement tous les membres du gang. Cet épisode outrancier qui relève du pur fantasme d'auteur prend une tournure déplacée lorsqu'il présente les cibles de sa hargne comme des homosexuels refoulés. Pour railler leur posture de mâles alpha, soit, mais était-ce intelligent pour autant ? Question rhétorique. 

Le lecteur pourra voir dans "Le Cœur" un écho à "Casino Royale". Bond, convalescent, est soigné par une jeune femme qui vit seule. Deux cœurs brisés se confient l'un à l'autre dans l'attente d'une menace tapie dans l'ombre. Une forme de connexion platonique s'établit et permet à l'un comme à l'autre de se soigner avec le baume créé par cette relation aussi inattendue et sincère qu'éphémère. Mais le champ des possibles est réduit à néant par l'urgence de la mission. La vie d'agent de terrain, une succession d'instants fugaces et sans lendemain ? 

"Les Poumons" évoquent la course incroyable que mène Bond à travers Trafalgar Square et le plongeon dans la Tamise qui s'ensuit, sans oublier les combats. Une course de la dernière chance. Il faut à l'agent tout son souffle, toute sa détermination pour réussir cette véritable épreuve de sport presque extrême, avec un sacrifice probable à la clé. Il n'est pas ici seulement question d'endurance, mais aussi de force morale et d'abnégation. 

Enfin, "L'Enterrement" est sans doute celui de la mission. Bond retrouve Felix Leiter et revient avec lui sur les événements récents afin d'y voir plus clair, ce qui permet au lecteur de connecter les points de l'intrigue semée par Kot. Évidemment, ce verre au comptoir ne correspond pas à un repos du guerrier, puisque c'est là que Bond doit accomplir la dernière étape de sa mission, tel un assassin furtif, à nouveau en décalage avec son image habituelle.


Personnages 

En matière de caractérisation, Bond correspond à tout ce que le lecteur pourrait attendre. C'est plus la façon dont il est employé qui est une nouveauté. Il peut être aussi policé que d'habitude, mais il y a en lui une forme de colère sourde (il va la laisser éclater à plus d'une reprise), de cynisme et de fatalité, dont le lecteur est témoin au fil des chapitres.

Il y a un personnage secondaire par numéro, peut-être un peu plus dans le tout premier, avec le médecin, qui frétille pendant le récit que lui conte Bond, le tueur et l'ambassadrice, qui sont plutôt des figurants. Madame Cleese est aussi brillante que dévouée à son idéologie. Les néonazis s'agenouillent dès qu'ils trouvent plus fort qu'eux. Moira est de toute évidence une anti-James-Bond-girl issue de la matrice idéologique de Kot. Quant à l'adversaire de 007, c'est un assassin aussi insaisissable qu'invisible ; il n'apparaît jamais à découvert. Enfin, le lecteur retrouve Felix Leiter avec une certaine satisfaction ; ce gaillard à la main d'acier est un peu le faire-valoir de Bond et est parfois utilisé comme deus ex machina, mais il n'est jamais avare de bons mots. 

Partie graphique 

Cinq dessinateurs ? Cinq dessinateurs ! Curieusement, les styles sont suffisamment proches – ou pas assez différents – pour heurter le besoin d'uniformité et de cohérence visuelles du lecteur exigeant. 

Casalanguida évolue dans un style réaliste, assez fin, avec une densité de détail satisfaisante ; le dessinateur est doué pour la rationalisation de son travail et n'intègre d'autres éléments que si cela a du sens. L'artiste pourrait faire la différence si son encrage était moins superficiel. Pour un peu, on aurait l'impression que Pinto a appliqué sa couche de couleur à même les crayonnés. Casalanguida est l'exemple typique de dessinateur qui gagnerait grandement à être accompagné par un encreur sérieux et minutieux. 

Fuso a un coup de crayon qui rappellera invariablement celui du Britannique Jock. Au-delà de cette filiation évidente, il faut reconnaître son travail dans son épisode : sur les vingt planches, dix sont agencées en gaufriers. L'artiste ne cherche aucun artifice : pas question d'utiliser l'itération ici, même cadrage, même lumière, mais à chaque fois une expression facile différente. Dommage que l'éditeur ne lui ait pas confié les six numéros.

Dans les planches de Lobosco, c'est une autre influence qui transparaît de façon très nette : celle de l'Argentin Eduardo Risso. Bien qu'officiant dans un style réaliste, Lobosco passe parfois du côté de la caricature : lorsqu'il exagère les expressions faciales à outrance. Il présente aussi un emploi important des aplats de noir, comme son modèle. De même, la densité de détail est remarquablement basse. 

Autre style avec Marron, qui a peut-être un trait plus rond – disons plutôt plus doux – que la plupart de ses collègues. Son coup de crayon réaliste convient néanmoins très bien à cet épisode un peu spécial. Son travail ici se distingue notamment par ces deux planches en gaufriers qui mettent en images les pièges conçus par Bond. Marron est moins avare en détail que les autres. 

Enfin, Sherman. De tous, c'est sans doute lui qui a le style le plus original. En tout cas, c'est le plus dynamique, aucun doute là-dessus. La première planche nous offre une perspective saisissante. Puis vient cette série d'incrustations en demi-gaufrier, à laquelle succède une planche faite de cases horizontales, type format 16/9. Sherman sait doser le détail avec justesse. Mais son trait est un peu trop brut – presque saccadé – pour être agréable à l'œil. 


Traduction 

La traduction est à nouveau signée Laurent Queyssi, qui semble avoir succédé à Philippe Touboul depuis "Casino Royale". Le travail de Queyssi est très satisfaisant ; rien à redire, ni faute ni coquille ou autre boulette. C'est irréprochable.

Pour conclure 

Voilà un album de James Bond particulièrement atypique. Il est difficile de savoir si Kot a voulu se livrer à un ou plusieurs exercices de style ou s'il a simplement laissé parler son inspiration, à défaut de réussir à la canaliser. Si les épisodes sont toujours intéressants (sauf peut-être le troisième), il n'y a rien de profondément marquant ou d'inoubliable dans cet ensemble, si ce n'est que Bond est présenté à contremploi la plupart du temps, ainsi que la facette idéologique marquée dans le travail de l'auteur. En outre, la partie graphique reste malheureusement la parente pauvre de la série, et ce depuis son premier numéro.

Mon verdict : ★★★☆☆

Barbüz, pour Askear
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz 

James Bond 007, Docteur Vird, Ambassadrice Laurent, Madame Cleese, Moira, Felix Leiter, Prince, Londres, Askear

mardi 6 mai 2025

Blake et Mortimer (tome 8) : "S.O.S. Météores (Mortimer à Paris)" (Le Lombard ; septembre 1959)

"Et cette énergie n'est autre que L'ÉCLAIR EN BOULE."

Un nouvel article signé Barbüz & Présence

Ce tome huit contient une histoire complète, qui ne nécessite pas de connaissance préalable des personnages ou de la série – bien qu'être informé des origines de l'hostilité entre Blake, Mortimer et Olrik soit presque indispensable.

Sa première parution en album date de 1959, après une prépublication dans la version belge du "Journal de Tintin", du 8 janvier 1958 (nº2) au 22 avril 1959 (nº16). L'album a été réalisé par Edgard Félix Pierre Jacobs, dit Edgar P. Jacobs (1904-1987), pour le scénario, les dessins et la mise en couleurs. Il comprend soixante-deux planches de bande dessinée, toutes en couleurs. Ce tome se place entre "L'Énigme de l'Atlantide" (1957) et "Le Piège diabolique" (1962). 

Amorce du récit

Depuis de longs mois, des phénomènes météorologiques d'une ampleur alarmante sévissent sur l'Europe occidentale, bouleversant la vie de millions d'hommes. Après un hiver long et meurtrier, le dégel a enfin commencé. Hélas ! La fonte des neiges, aggravée par des pluies torrentielles, a amené une nouvelle calamité : les inondations ! Et les eaux montent, montent inexorablement ! Une violente tempête balaie Paris, perturbant le trafic.

Se faufilant avec adresse au milieu du flot désordonné des voitures, un taxi se dirige vers la Madeleine. On y retrouve le professeur Mortimer. Il échange quelques propos avec le chauffeur, lui faisant observer que "ça a l'air d'aller plutôt mal à Paris en ce moment". Le chauffeur confirme que c'est le cas, surtout avec ce mauvais temps "qui n'en finit pas". On ne lui ôtera pas de l'idée que "c'est leur sale bombe H qui a détraqué les saisons". Il continue : "C'est comme avec tous leurs trucs artificiels qu'ils envoient balader dans le ciel", "ces machins amèneront encore des tas d'embêtements".

Soudain, alors que le feu passe au rouge, une Ford berline bleue continue sur sa lancée et bondit à travers le carrefour. Au même instant, une Renault 4CV débouche de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. L'agent de la circulation siffle, mais la collision est inévitable. Sous la violence du choc, la 4CV pirouette sur elle-même et va s'écraser contre un autobus. La Ford prend la fuite en direction de la Concorde.

Contexte historique et inspirations

En cette seconde moitié des années cinquante, la guerre froide entame une nouvelle phase : signature du pacte de Varsovie (1955), déstalinisation (dès 1956), mais aussi répression sanglante de l'insurrection de Budapest (1956 encore). Le 4 octobre 1957, l'Union soviétique lance le premier satellite artificiel, Spoutnik-1. Le chauffeur de taxi y fait référence dès la première planche : "C'est comme avec tous leurs trucs artificiels qu'ils envoient balader dans le ciel !" C'est le début de la course à l'espace.

Se documentant beaucoup sur les avancées scientifiques, notamment grâce au magazine "Science & Vie", il est probable que Jacobs se soit inspiré, pour son scénario, d'articles ou d'actualités concernant des tentatives de modification, voire de contrôle du climat. En planche 50, le professeur Miloch Georgevitch raille les techniques d'ensemencement des nuages à la neige carbonique et les expériences à l'iodure d'argent comme des pratiques d'un autre âge ; c'étaient les Soviétiques qui avaient testé ces procédés, respectivement en 1947 et 1949. Quant aux États-Unis, leurs tentatives (multipliées à cause de la peur qu'engendra le succès de Spoutnik-1) restèrent inabouties, semble-t-il.

Enfin, l'éclair en boule (ou foudre en boule), fait référence aux recherches du physicien français Gaston Planté (1834-1889) sur l'accumulation d'électricité. Nul doute que Jacobs s'est imprégné d'un ou de plusieurs articles sur ce sujet au gré de ses lectures d'articles scientifiques.

Structure du récit

L'auteur opte pour une approche assez surprenante : trois actes bien distincts (Mortimer, Blake puis la jointure entre les deux), mais dans chaque acte, un seul fil narratif majeur, bien qu'il y ait quelques échos pour les besoins de telle ou telle séquence. Ce qui sauve le scénario d'une éventuelle linéarité, c'est la progression inéluctable du suspense grâce à l'incorporation d'éléments tragiques savamment dosés ; dès lors, le lecteur est un peu pris au piège.

Cela commence avec les plaintes concernant la météo et le mauvais temps omniprésent. Ensuite, l'accident évité de justesse avec le car du SHAPE. Arrivent la mécanique défaillante du taxi, le "remorquage" raté, puis le chien, l'étang, la séparation et la baignade. Mortimer a à peine le temps de profiter d'un costume sec et d'un repas chaud chez Labrousse que c'est reparti : journal télévisé dramatique, visite des gendarmes lors d'une scène particulièrement hitchcockienne, voire "le-carréenne", climat inquiétant omniprésent alors que Mortimer commence à entrevoir un pan de la vérité... La tension est à son comble.

Il en va de même pour Blake, bien qu'ici, ce soit l'action qui prévale : sabotage, filature, course-poursuite de tous les dangers (elle dure une dizaine de planches), fusillade, puis re-course-poursuite, mais cette fois, inversée.

En fin de compte, le passage obligé de la leçon de sciences (ici, c'est Miloch le sachant) intervient presque comme un interlude qui permet au lecteur de souffler un peu… Un peu, mais pas longtemps, car Jacobs continue à déployer son impitoyable mécanique : foule frappée de folie et menace de guerre dans une ambiance apocalyptique, un type de dénouement spectaculaire que l'on retrouve dans "Le Secret de l'Espadon", "L'Énigme de l'Atlantide" et le dernier chapitre du "Piège diabolique".


Reportage documentaire

Pour peu qu'il ait déjà simplement entendu parler de cette série, ou qu'il ait rapidement feuilleté ce tome, le lecteur sait qu'il se lance dans un récit dense à tous les niveaux (intrigue, texte et dessins). La première planche commence doucement, avec onze cases rectangulaires disposées en bande, ce qui constitue déjà un nombre élevé. Dès la seconde, le bédéaste passe à treize cases, nombre moyen pendant tout le tome, et à quatorze pour la troisième.

Le dessinateur fait montre d'une discipline impressionnante. Chaque case bénéficie de la même rigueur dans son approche : une description détaillée et réaliste, les cases sans arrière-plan étant une exception, même quand il s'agit uniquement de personnages en train de parler, en plan poitrine.

L'aventure promène ses deux héros dans de nombreux endroits parisiens : opéra Garnier, église de la Madeleine, rue Royale, rue du Faubourg-Saint-Honoré, place de la Concorde, gare des Invalides, rue des Saussaies, rue de Vaugirard, gare de Cité universitaire, gare de Denfert-Rochereau, gare de Port-Royal, gare du Luxembourg. Ainsi qu'en banlieue : Versailles, Jouy-en-Josas, Buc, Les Loges-en-Josas, Igny, Massy et Palaiseau, Rocquencourt, Saclay, Toussus-le-Noble. L'auteur a effectué un repérage minutieux de chacun de ces endroits, qu'il représente avec fidélité et exactitude. Un travail que l'on retrouve dans "L'Affaire du collier" (1967), pour lequel Jacobs réutilisera d'ailleurs l'entrée en matière avec un taxi plongé dans le dense trafic de Paris.

L'auteur multiplie les références pour asseoir le réalisme de son opus : l'évocation du Grand Quartier général des puissances alliées en Europe (le SHAPE : Supreme Headquarters Allied Powers Europe), le Centre de recherche CEA Paris-Saclay ou encore le recours à la technique du micropoint (microfilm généralement circulaire d'un diamètre approximatif d'un millimètre).

Reconstitution maniaque

Le trait est élégant, les compositions sont soignées, la densité de détail est élevée : les nombreuses voitures, les figurants, les détails les plus insignifiants des bâtiments et infrastructures, les bibelots et la bibliothèque de Labrousse et de Monsieur Henri, les chemins boueux, les sillons de la neige, tous ces décors qui ont dû nécessiter un travail incroyable…

En plus de cela, le lecteur éprouve la sensation de suivre un véritable reportage, rigoureux et documenté, une reconstitution historique de ces lieux, de leur disposition respective, quasi photographique. Cette reconstitution englobe aussi bien les caractéristiques de chaque environnement, paysage, monument, construction, que celles de l'activité humaine, à commencer par les véhicules. En fonction de sa sensibilité et de sa culture, le lecteur peut identifier les modèles suivants : Renault Monaquatre, Ford Custom Tudor 1957, Renault 4CV, Automotrice Z 23000 de la ligne de Sceaux, Simca Aronde, Citroën Traction avant (et les détails de son moteur !), Peugeot D4, BMW R371, Renault frégate, Automitrailleuse Daimler, Citroën ID 19, et même les avions Dassault Mirage III.

D'un côté, cette attention maniaque peut enthousiasmer par son exactitude, sa précision, ce réalisme quasi obsessionnel. De l'autre, le lecteur peut ressentir une certaine lourdeur devant ce didactisme et ce perfectionnisme, car Jacobs tend à le coupler à une narration au rythme explicatif, donc assez lent ; tout est ici explicité, peut-être un peu au détriment de l'imagination du lecteur.


Diversité de la narration visuelle

Visuellement, le lecteur pourrait craindre une forme d'uniformité induite par ce dessin naturaliste et pointilleux. Il en va tout autrement : en auteur complet, Jacobs sait composer son récit de manière à défiler des scènes variées, avec des lieux qui changent régulièrement, et l'élégance intemporelle du trait ainsi que son implication sans faille pour chaque case aboutissent à une densité d'informations visuelles peu commune.

Au fil des pages, le lecteur ressent l'effet de l'inventivité qui reste en arrière-plan. Il retrouve des caractéristiques de l'artiste comme les personnages en ombre chinoise (par exemple, Mortimer en planche 20), ou des cases consacrées à un haut-parleur ou à un dispositif audio assurant la fonction de présenter un copieux phylactère, par exemple un poste TSF en planche 46, une grille de haut-parleur en 54, un autre haut-parleur en 58, etc.

La densité des textes peut l'emporter sur la dimension visuelle de la narration : en planche 24, avec uniquement des bustes de personnages en train de s'exprimer ; en 52, avec une proportion écrasante de texte par rapport à la place dévolue aux dessins, ou en 54, avec un phylactère occupant la quasi-totalité d'une case.

Le lecteur relève des trouvailles visuelles tout du long : l'utilisation de différents types de cartes, par Mortimer (planche 16) et par Blake (en 52), l'effet de la neige avec des petits flocons blancs venant manger le dessin (en 18), la vue vertigineuse en plongée d'une cage d'escalier (en 43), une case avec uniquement des onomatopées ("PAN PAN PAN", en 44), l'usage régulier des bruitages, la vision en contreplongée des avions de chasse, etc. Parfois, un cadrage vient augmenter un effet narratif, comme la silhouette de Francis Blake dans un rétroviseur (en 30).

Le dessinateur surprend également avec des moments mémorables ou des compositions sophistiquées. Les appareils ou objets émettant des sons ont leur propre vignette en gros plan, une astuce qui a pour effet de capter immédiatement l'attention du lecteur, qui comprend que quelque chose est sur le point de se produire. Par exemple, en planche 9, le carillon de la pendule (qui introduit le journal télévisé) et le téléphone qui sonne (annonciateur d'une mauvaise nouvelle). Pareil avec la main gantée qui sonne (planche suivante). C'est une astuce narrative qui est chère au maître et dont il use abondamment dans L'Affaire du collier, par exemple.

Notons encore l'effroi provoqué par des individus cagoulés en contrejour (en 21), la technologie massive des supercalculateurs (en 49), un anonyme faisant les cornes du diable dans une scène de démence collective en pleine rue en page 56, un gros plan sur un bouton rouge (en 59) pour bien faire comprendre son importance cruciale, la voiture d'Olrik et de ses lieutenants finissant dans l'étang en page 63 en écho à celle d'Ernest finissant dans le même étang (planche 6). 

Personnages

Le saucissonnage de l'intrigue permet à Jacobs de se focaliser pleinement sur l'un ou sur l'autre. Mortimer est parfaitement conforme à la perception que peut en avoir le lecteur fidèle : spirituel, vigilant, courageux, perspicace, insatiablement curieux, entêté (juste ce qu'il faut) et charismatique. Blake est son parfait complément. Observateur, prompt à la déduction, lucide et flegmatique. Aussi fin stratège qu'excellent tacticien, il sait utiliser la ruse lorsque cela s'avère nécessaire (planches 42-43).

Olrik prouve qu'il sait se déguiser et donner le change. Affalé nonchalamment dans son sofa jaune, vêtu d'un complet bleu, arborant une classe et une élégance folles sans effort apparent, le colonel est plus dandy et iconique que jamais. En bon mercenaire qu'il est, il n'hésite pas à faire passer la cause qu'il sert après ses intérêts personnels.

Comme toujours, cet opus de Jacobs se caractérise aussi par la richesse de ses personnages secondaires. Pradier est efficace, mais est lent à relier les points les uns aux autres ; heureusement que Blake est là ! Rappelons que le commissaire est le sosie de Jean Gabin (1904-1976) ; c'est amusant, car l'inspecteur Vidal, lui, a les traits de Louis Jouvet (1887-1951). Labrousse est un homme courageux, mais dépassé par les évènements et les méthodes qu'utilise l'ennemi. Sharkey et son acolyte Freddy – sans compter les autres – semblent être là pour démontrer que les espions pouvaient parfois n'être rien de plus que des bandits améliorés. La gouaille des gangsters est une réussite ; il est évident que Jacobs a pris un plaisir certain à la rédaction de leurs tirades. Toujours dans la catégorie sosies, le professeur Miloch Georgevitch doit son physique à Arthur Miller (1915-2005), d'ailleurs accusé de communisme en 1956 ; on reste donc dans le cinéma et le théâtre ! Quant à Ernest, le chauffeur de taxi, il incarne sans doute le Français moyen, mais dans une version qui pourra être qualifiée de plutôt positive, contrairement à la sinistre mégère de la planche 17. Le physique du général est inspiré de l'homme d'État Anastase Mikoïan (1895-1978).

Enfin, que dire de cet ennemi ? L'URSS ou les forces du pacte de Varsovie. Il n'est jamais nommé précisément, jamais montré, jamais situé avec exactitude, mais constitue une menace omniprésente. Une astuce narrative qui illustre plus que tout autre ce climat décidément bien particulier de guerre froide.


Et Tintin dans tout ça ?

D'une certaine manière, cette narration très factuelle, transcrivant la banalité du quotidien dans tout ce qu'elle a de spécifique et unique, évoque Hergé et Les Aventures de Tintin. Jacobs semble les citer explicitement. D'abord avec la manifestation d'un phénomène météorologique : en planche 10, alors que Labrousse et Mortimer pénètrent dans la chambre de ce dernier, une violente bourrasque ouvre brutalement la fenêtre, tandis qu'une lumière étrange illumine la pièce. Montant rapidement dans le ciel, une boule de feu, après une fraction de seconde, s'évanouit brusquement… Une image miroir de la boule de feu consumant la momie de Rascar Capac chez le professeur Hippolyte Bergamotte, dans Les 7 Boules de cristal (1948). Hergé avait embauché Jacobs pour la mise en couleurs et la création des décors, et ce dernier avait apporté certaines idées dont celle des boules de cristal. En planche 40, Blake s'agrippe aux rainures d'une façade pour aller espionner Monsieur Henri dans son appartement, à l'instar de Tintin longeant la façade de l'hôtel pour passer d'une fenêtre à l'autre comme dans Tintin en Amérique (1932/1946).

Partis pris irritants, invraisemblances et petits défauts

Le lecteur pourra être décontenancé par quelques partis pris scénaristiques et étrangetés graphiques. En premier lieu, la structure du récit et ce que celui-ci ne montre pas. Les planches 1-21 sont consacrées à Mortimer, les 22-46 à Blake, puis les 47-61 en alternance ; les deux amis ne se rencontrent que dans la dernière planche.

Puis les conséquences du dérèglement climatique : elles sont surtout discutées entre personnages, un peu montrées par le truchement de la télévision, sans que l'auteur n'en tire parti sur le plan visuel par de grandes scènes de catastrophes naturelles. Cela renforce la dimension de reportage terrain à hauteur d'homme ainsi que celle d'une catastrophe tapie et imminente.

Avec le recul, les plus exigeants trouveront certainement que l'astuce de la pipe dans la poche de l'imperméable n'aurait pas dû berner quelqu'un comme Olrik aussi facilement ; mais le truc de Blake n'a finalement aucune conséquence.

Enfin, à la fin de sa lecture, le lecteur sera probablement perplexe à l'égard du titre de l'album, qui n'a guère de rapport avec l'intrigue, au fond. Mais le côté dramatique qui y est sous-entendu est bien là.

Graphiquement, le lecteur remarque un ou deux détails curieux. Certains phylactères mal dimensionnés (par exemple, en planche 9) indiquent que Jacobs avait surestimé la longueur de son texte (un comble !). Par ailleurs, la couleur de fond des phylactères change parfois sans raison évidente (planche 20) : l'hypothèse de la simple logique d'alternance des tons ne tient pas.

Anti-récit d'aventures grand spectacle

D'un côté, l‘intrigue présente une ampleur spectaculaire : dérèglements climatiques remettant en cause l'ordre mondial, détruisant des régions, déstabilisant des gouvernements, menaçant des populations sans défense. De l'autre, l'enquête laborieuse de Mortimer très terre à terre, et celle peu efficace de Blake apparaissent en total décalage avec ces enjeux mondiaux, que ce soit la reconstitution du parcours du taxi par temps pluie, ou une course-poursuite de dix pages entre Blake et Sharkey.

Quant au sous-titre, il interpelle, lui aussi : Mortimer à Paris, alors qu'il n'y passe que deux pages. Jacobs donne l'impression de s'ingénier à prendre les conventions du récit d'aventure à contrepied. Les héros tâtonnent, leur persévérance et leur acharnement ne produisent pas grand résultat. Ils sont tout simplement dépassés : Mortimer passe la moitié du récit emprisonné et neutralisé, et Blake voit Olrik lui échapper. Le ressenti du lecteur peut se trouver écartelé entre son horizon d'attente (une aventure en bonne et due forme) et la maîtrise magistrale du narrateur qui s'attache à la crédibilité totale des actions de ses personnages, jusqu'à les dépouiller de tout romanesque et de tout panache.

Cette caractéristique du réalisme à tout prix peut jouer contre le récit, car le lecteur comprend bien avant Mortimer où se trouve réellement l'étang au bord duquel la voiture Simca Aronde d'Ernest s'est embourbée et dans lequel le héros est tombé. Il doit donc prendre son mal en patience alors que Mortimer peine à comprendre ce que les dessins font apparaître comme une évidence et qu'il met six pages à découvrir.

Conclusion

La couverture promet un récit débridé, à mi-chemin entre espionnage et anticipation, avec une couverture qui annonce un chaos généré par des énergies destructrices. La maestria peu commune du dessin concret et précis plonge le lecteur dans un quasi-documentaire visuel rigoureux. L'enquête de Blake et Mortimer est ainsi narrée de manière factuelle et concrète, ce qui fait ressortir leurs tâtonnements et leur efficacité relative, et - par contraposée - le niveau de préparation de l'ennemi. L'auteur réalise ainsi un récit de guerre froide dans lequel l'ennemi est déjà installé au cœur du pays, avec une atmosphère de suspense à couper au couteau.


Verdict de Barbüz
 : ★★★★★ | Verdict de Présence : ★★★★


Barbüz & Présence 
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz | Copyright © 2018 Les BD de Présence

Capitaine Blake, Professeur Mortimer, Olrik, Professeur Labrousse, Commissaire divisionnaire Pradier, Professeur Miloch Georgevitch, Ernest Brisson, Sharkey, Sadi, Paris

mercredi 19 mars 2025

James Bond : "Casino Royale" (Delcourt ; avril 2020)

"Entourez-vous d'êtres humains, mon cher James. Il est plus facile de se battre pour eux que pour des principes."


Intitulé "Casino Royale", cet album est un hors-série du titre "James Bond", qui est en cours de publication chez Delcourt (en tout cas, il l'est à ce jour, bien que Delcourt accuse un retard dans les adaptations qui laisse présager un désengagement ; mais gageons que l'arrivée de Garth Ennis au scénario va changer la donne). "Casino Royale" est paru dans la collection Contrebande en avril 2020, entre le cinquième tome, "Black Box" (mai 2019) et le sixième, "Corps à corps" (novembre 2021). C'est un ouvrage relié - aux dimensions 19,1 × 28,4 centimètres, avec une couverture cartonnée - qui compte précisément cent cinquante-trois planches (les pages ne sont pas numérotées), toutes en couleurs. En guise de bonus, une postface de (deux pages) écrite au nom de la Ian Fleming Publications Ltd (l'auteur n'est pas explicitement crédité). En version originale, "Casino Royale" est sorti chez l'éditeur nord-américain Dynamite Entertainement en octobre 2017, sous le même titre.

Il s'agit d'une adaptation en bande dessinée de "Casino Royale", de Ian Fleming (1908-1964). Elle a été conçue et écrite par Van Jensen, un auteur nord-américain qui a surtout été scénariste pour des franchises DC Comics telles que Flash et Green Lantern. Son compatriote Dennis Calero signe les crayonnés et l'encrage. Calero a œuvré chez Marvel sur quelques titres (principalement "X-Factor"). La mise en couleurs a été confiée à l'Irlandais Chris O'Halloran, qui a de nombreuses références à son actif et qui a déjà travaillé sur le personnage de James Bond. Enfin, la splendide couverture a été réalisée par la Britannique Fay Dalton.

Résumé des premières planches

Royale-les-Eaux, France, au Casino Royale. Il est trois heures du matin ; malgré tout, les joueurs se pressent autour des tables enfumées. Parmi eux, James Bond, qui commence à ressentir une certaine fatigue. Connaissant ses limites, il préfère donc se retirer avant de commettre des erreurs dues à une concentration défaillante. Il repense à la performance de Le Chiffre, qui a gagné deux millions au baccarat. Lui-même a augmenté ses gains de trois millions en deux jours. Il imagine la réunion du comité de direction du casino, le lendemain matin. Le Britannique se rend à la caisse. Il réfléchit aux moyens impossibles qu'il faudrait réunir pour braquer le casino : dix hommes entraînés et prêts à tuer un ou deux employés. Impossible. Il en conclut que Le Chiffre n'a pas l'intention de cambrioler le casino. Une fois sorti, il respire un grand coup avant de se diriger vers l'hôtel ; il est curieux de savoir si sa chambre a été fouillée... 

Contexte historique

"Casino Royale" est le premier roman de Fleming à mettre en scène le personnage de James Bond. L'œuvre est écrite en 1952 et publiée en 1953. C'est alors Winston Churchill (1874-1965) qui est Premier ministre au Royaume-Uni, tandis qu'en France, le président Vincent Auriol (1884-1966) ne peut que subir les aléas de l'instabilité gouvernementale chronique de la Quatrième République (1946-1958). Joseph Staline (1878-1953) est toujours vivant et la guerre de Corée n'est pas terminée. La guerre froide n'en est encore qu'à ses débuts, en quelque sorte, mais continue à présager le pire, ce qui explique peut-être le sévère mépris anticommuniste sous-jacent de ce premier roman.

Nature de l'adaptation

L'intrigue repose sur le modèle de l'implacable face-à-face. "Casino Royale", au fond, comprend déjà le schéma directeur des autres romans à venir : un méchant impitoyable qui va obliger Bond à puiser dans ses ressources (aussi bien physiques que psychologiques) dans l'espoir de survivre et de remporter la bataille qui lui a été confiée par les têtes pensantes de Londres. En fait, il s'avère que ce face-à-face est double et que le plus important n'est peut-être pas celui qu'il joue contre Le Chiffre. Une seule histoire, mais dont les deux fils sont étroitement entremêlés, dans une ambiance de roman noir sur fond de guerre de l'ombre.

Cet esprit a été suivi à la lettre par Jensen, qui parvient à proposer une adaptation aussi fidèle que possible au roman, y compris ce sens de l'humour particulier. Pas question de relecture ici, on est dans le respect de l'œuvre originelle. Il est certain que l'auteur a procédé à des coupes claires dans le texte de Fleming, mais le résultat est aussi convaincant qu'équilibré. Les auteurs réussissent notamment à retranscrire la terrible tension de la partie de baccarat avec un irrésistible brio : impossible d'arrêter la lecture à ce passage-là ! Même remarque concernant l'effort pédagogique d'explication du célèbre, mais complexe jeu de cartes.

La narration repose sur un style assez particulier du fait de la variété du rythme. La linéarité est indéniable (même s'il y a une ou deux analepses), mais ses effets sont gommés par de courtes séquences lors desquelles Bond se livre à des exercices d'observation et de déduction. Les quelques scènes d'action (elles sont peu nombreuses, contre toute attente) l'allègent considérablement, là encore.

Les auteurs ont une trouvaille intéressante, qui rend la lecture encore plus captivante : ils utilisent des cartouches ou plutôt des incrustations qui retranscrivent les observations et déductions de Bond. Cette astuce narrative sert à ponctuer les images, telles des animations qui viennent dynamiser les scènes choisies et permettent au lecteur de s'immiscer dans le cerveau de l'agent. 



Lieux et temps

L'action se déroule à Royale-les-Eaux, en France. Royale-les-Eaux est une station balnéaire imaginaire que les indications précisées par l'auteur placent tour à tour en Seine-Maritime, dans le Pas-de-Calais ou dans la Somme, mais dont la location exacte n'a guère d'importance ; l'intrigue aurait pu se dérouler dans n'importe quelle station balnéaire dotée d'un casino. 

Il n'y a que quatre lieux principaux, dans "Casino Royale" : 1) l'hôtel et le casino, bien sûr, 2) la villa isolée, où Le Chiffre emmène Bond, 3) l'hôpital et 4) la maison d'hôtes, où Bond et Vesper Lynd passent plusieurs jours. Chacun de ses endroits correspond à un acte de l'intrigue, de manière plus ou moins précise. L'hôtel et le casino sont le théâtre de la bataille dantesque entre Bond et Le Chiffre. La villa isolée est le lieu où le Chiffre prend sa revanche sur Bond et lui inflige une copieuse punition. L'hôpital provoque une introspection et une crise de conscience du convalescent. Enfin, la maison d'hôtes sert de cadre au dénouement et à l'épilogue. Certaines séquences se déroulent dans d'autres endroits (par exemple : les bureaux du MI6 à l'occasion d'une analepse qui explique les raisons de la mission, ou quelques scènes en extérieur, idem), mais elles restent courtes. 

L'intrigue s'étend sur un total de quatre à cinq semaines. Elle se découpe en une première phase très condensée, qui s'étale sur une poignée de jours, quatre à cinq maximum - si l'on ne tient pas compte des analepses. Puis vient la convalescence de Bond, qui dure trois semaines et pendant laquelle l'agent laisse libre cours à son introspection. Enfin, la dernière partie, qui se joue sur quelques jours, peut-être une semaine ou une dizaine, mais qui se découpe de façon moins précise, plus lâche dans le temps.

Thèmes

C'est toute une époque, ces casinos. Fleming revient sur leur faune, mais ne s'attarde pas à en produire une analyse sociologique ; là n'est pas le propos. Par ailleurs, ce ne sont pas les thèmes qui manquent. C'est plutôt du côté de l'anticommunisme qu'il faut chercher, car "Casino Royale" est bien un pamphlet. Les méthodes utilisées par Le Chiffre et ses sbires sont du même niveau que celles du crime organisé : chantage, torture, coercition, attentats et assassinats. Le communisme apparaît comme un agent de la corruption. Ces gens-là n'ont aucun respect pour leurs hommes, en témoigne le sacrifice des Bulgares. D'ailleurs, et c'est intéressant, chaque mort de l'histoire est le fait de Le Chiffre ou du SMERSH.

Cela étant, le lecteur pourra penser que cette vision des choses est probablement manichéenne et que les espions britanniques ne valent guère mieux. Ici, en tout cas, ils gardent les mains entièrement propres ; c'est peut-être la seule histoire dans laquelle Bond ne tue personne. Est-ce pour cela que leurs services ont toujours un train de retard ? Fleming, en revanche, laisse sous-entendre que les Français ont recours à la torture pour faire parler le troisième agent bulgare. Mesquin petit coup de griffe de la part de cet authentique représentant de la perfide Albion ?... 


"Casino Royale" est surtout une histoire d'amour, bien entendu. Fleming expose toutes les incompréhensions qui existent entre hommes et femmes. L'incontournable phase de séduction, la montée des désirs, le refus, les vœux exaucés, les projets et les promesses, puis les non-dits, les mensonges avant l'irrémédiable éloignement, annonciateur de la fin. Un idéal impossible ?

Une autre dimension est évoquée : la virilité. L'agent britannique a été sauvagement torturé et le Chiffre s'est acharné sur la zone la plus sensible. Bond craint de ne plus pouvoir être le même. Il refuse alors - ce qui est compréhensible - de ne plus voir celle qui a conquis son cœur. Durant sa convalescence, le Britannique opère une remise en question ; le doute s'installe en lui. Fleming veut-il nous dire que les services de son pays ne sont qu'une meute de chats castrés en proie à des questions existentielles ? Rien n'interdit de l'envisager.

Les rapports de l'agent avec sa hiérarchie sont également questionnés. M et les autres conçoivent et approuvent les missions, mais ils semblent tellement éloignés du terrain. Il n'y a pas l'ombre d'un cordon ombilical ici. N'en doutons pas : l'agent est livré à lui-même et à ses coéquipiers.


Personnages

Comme pour beaucoup de personnages culte, tous les ingrédients (ou la plupart) sont présents dès le départ. Le lecteur retrouve en effet tout ce qui fait l'essence du célèbre agent : son sang-froid, sa maestria au jeu, et son goût pour les jolies femmes et les belles voitures (cette balade en Bentley Blower au clair de lune témoigne de la relation qu'il a avec son véhicule, qui est d'ailleurs "son seul passe-temps"), et la bonne chère (foie gras et langouste, sans oublier son légendaire cocktail). Bond, c'est un épicurien tout en retenue, en contrôle de soi : vu le niveau de risque de son métier, ne rien se refuser - ou presque - semble une évidence, mais il ne faut pas laisser apparaître la moindre faiblesse.

Lorsque Fleming l'invite à découvrir les mécanismes de la psyché de son héros, le lecteur constate une bonne dose de misogynie (ou une certaine condescendance à l'égard des femmes), un conditionnement qui n'est pas sans faille - car il y a comme une envie d'autre chose - et une force mentale qui lui procure une résistance peu commune à la douleur. Le naturel garde le dessus, car Bond est d'abord un soldat qui parvient à discipliner son esprit autant que son corps.

Dans ce premier roman, le héros n'est pas à son avantage, en tout cas. Il ne remarque pas les deux espions installés à l'étage ; les Bulgares le ratent de peu ; il n'évite la banqueroute à la table de baccarat que grâce à ses amis de la CIA ; il tombe dans le piège de Le Chiffre ; il ne doit son salut qu'au SMERSH, l'ennemi de son ennemi ; et il comprend à la fin qu'il a été dupé tout du long.

Le Chiffre est, de toute évidence, une indéniable ordure : un bourreau et un tortionnaire qui est obsédé et ne parvient pas à s'arrêter. Un authentique sadique. Le lecteur comprend très rapidement qu'il lui sera absolument impossible de ressentir la moindre espèce d'empathie pour ce personnage-là - ce qui le rend particulièrement réussi en tant que méchant.

Quant à Vesper Lynd, si le lecteur ne connaît pas l'histoire, comment peut-il en soupçonner le dénouement ? Elle a tout de la compagne idéale selon les critères de Bond : attirante, mais réservée. Bien que trop discrète - et trop fragile - pour être une véritable femme fatale (elle ne correspond pas aux stéréotypes, d'ailleurs), il n'en reste qu'elle demeure celle par qui le scandale arrive.

"Casino Royale" compte peu de personnages secondaires. Le plus développé d'entre eux est le Français René Mathis, du Deuxième Bureau, bien sûr, avec son imparable sens de l'humour et sa lucidité sans concession. Felix Leiter a un indéniable côté boyscout ; il sert surtout de faire-valoir. M est à peine exploité, mais il n'en faudrait pas plus. Les autres - à l'exception du tueur du SMERSH, qui est une incarnation sans visage de ce que représente le communisme - sont plus des figurants que des seconds rôles.



Dimension graphique

S'il y a bien un aspect qui pourra (éventuellement) restreindre le degré de satisfaction, c'est le dessin. Le style de Calero sera qualifié de réaliste et minimaliste, avec un encrage abondant et un recours fréquent aux aplats de noir. Vu l'aspect minimaliste, le lecteur ne s'attarde pas (assez) sur les cases dépouillées et concentre toute son attention sur l'atmosphère et l'intrigue. Ce parti pris sied comme un gant au ton de l'histoire.

Mais ce choix a un effet indésirable : certaines cases sont assez difficiles à déchiffrer, certainement à cause de l'absence de détail ou de celle de la représentation du mouvement. Par ailleurs, certaines compositions sont complètement loupées, sans doute du fait d'un défaut de précision des crayonnés ou d'un encrage qui ne souligne pas suffisamment le détail. Ainsi l'assiette de Bond à la fin du sixième chapitre (du foie gras et de la langouste, pourtant) ne fera-t-elle envie à personne, pas même aux plus gourmands. En revanche, les cartes à jouer et la roulette - par exemple - sont d'un réalisme supérieur, tout comme la silhouette de la Bentley. Il est probable que l'artiste - jusqu'à preuve du contraire - ait utilisé certains logiciels de création graphique pour ces détails ; une hypothèse qui reste à confirmer.

Calero semble parfois s'être inspiré de personnages réels pour les besoins de l'album. Son Bond ressemble peut-être plus à Michael Fassbender qu'à Hoagy Carmichael (1899-1981), en qui Fleming voyait un modèle pour son personnage. Peut-être certains verront-ils dans Vesper Lynd un peu d'Elizabeth Taylor (1932-2011). Leiter, lui, a le visage de Jack Lord (1920-1998). Au gré des pages, le lecteur pourra (croire) reconnaître Jean Dujardin ou Roger Moore (1927-2017). L'exercice n'est guère évident, car le coup de crayon de Calero présente un autre défaut récurrent qui pourra occasionnellement entraver le plaisir de lecture : les visages à géométrie variable.

La couverture de Dalton, en revanche, avec ce Bond qui fixe le lecteur d'un œil inquisiteur, presque torve, est remarquable ; comme si l'agent était le seul à être conscient de l'enjeu réel de la partie, alors que les autres joueurs ou les curieux sont entièrement focalisés sur le spectacle de la table de jeu.

Traduction

Dans l'ensemble, la traduction - elle est signée Laurent Queyssi - est très satisfaisante. S'il faut être tatillon, on regrettera une phrase avec une ponctuation impropre et une autre avec une jolie faute de conjugaison. En dehors de cela, le travail de Queyssi est très convaincant.

Conclusion

Cette bande dessinée est une adaptation fidèle du roman "Casino Royale", dans les limites imposées par le médium, bien évidemment. Replonger dans l'esprit de cette première histoire par l'intermédiaire de cet album est une très bonne façon de revenir à la quintessence du personnage de Fleming. En outre, il y a cette atmosphère nocturne, entre violence et tristesse, parente proche du roman noir, que seuls les très grands livres d'espionnage peuvent engendrer. La partie graphique est parfois bancale, certes, mais le plaisir de lecture est présent, et bien présent.

Mon verdict : ★★★★☆

Barbüz
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James Bond 007, Le Chiffre, Vesper Lynd, René Mathis, Felix Leiter, M, Royale-les-Eaux, SMERSH