jeudi 20 juin 2024

"Fight Girls" (Delcourt ; juillet 2022)

Intitulé "Fight Girls", cet album est sorti en juillet 2022 chez Delcourt, dans la collection "Contrebande" de l'éditeur ; il contient la version française de l'intégralité des cinq numéros de "Fight Girls", une minisérie parue chez AWA Studios et publiée de juillet à novembre 2021 en version originale. Il s'agit ici d'un ouvrage relié (avec une couverture cartonnée), de dimensions 19,0 × 28,5 centimètres ; il compte très exactement cent vingt-quatre planches. Quelques bonus sont proposés en fin de volume, dont neuf variantes de couvertures, cinq pages de recherches et de crayonnés, ainsi qu'une biographie (une demi-page) de Frank Cho. 
La minisérie est intégralement écrite par le Nord-Américain Frank Cho, qui réalise également la partie graphique (les crayonnés et l'encrage) ; Cho est peut-être davantage connu des lecteurs comme artiste de couverture que comme dessinateur d'histoires. Enfin, la mise en couleurs est confiée à Sabine Rich, une Française active dans le milieu des comics depuis les années 2010. 

Un autre monde, probablement dans un futur très lointain ; il y a aujourd'hui douze mois, la jeune et jolie reine Regina Victoria Dore a été obligée d'abdiquer - une décision qui lui a été imposée lorsque sa stérilité a été révélée. Afin que le roi Gilmoran VIII puisse avoir un héritier et dans le but "d'assurer la survie de la lignée royale", un parlement "exceptionnel" a été formé (comme le prévoit la constitution) pour annuler le mariage et relancer le championnat pour le trône. "Dix femmes d'extraction royale ou roturière venues des quatre coins de l'Empire" ont donc été "testées" et "choisies" pour y participer. Elles devront relever quatre défis, l'épreuve de la jungle, celle du désert, celle de l'eau, celle du combat. La candidate qui survivra sera couronnée reine de l'Empire de Gilmoran. Sur Cap Lux 1, la capitale flottante de Califax (un colossal bloc de roche surplombé par un dôme de verre qui abrite la ville), planète siège de l'Empire, le studio de télévision retient son souffle : dans trois secondes, c'est le direct. Les lumières sont en place ; les canaux sont ouverts pour une diffusion en direct. Nos dix concurrentes sont dans l'antichambre... 

Vu le climat social de ces dix dernières années, cette bande dessinée pourrait être perçue comme une provocation. Quoi ? Des jeunes et jolies femmes qui s'affrontent sans merci jusqu'à la mort pour gagner le droit d'être fécondées par un répugnant souverain ? L'idée est-elle seulement tolérable ? Bien évidemment, "Fight Girls" est à prendre au second degré ; il faudrait vraiment le faire exprès de ne pas le comprendre. Il s'agit d'une série B avec un clin d'œil appuyé à l'exploitation dans laquelle les vedettes sont bien les femmes : non seulement ce sont elles, véritables gladiatrices, qui garantissent le spectacle (ça en dit long sur l'évolution du concept du loisir de masse), mais aussi elles qui s'assurent que justice est rendue, grâce à un plan franchement brillant. Le régime étant une monarchie héréditaire, elles permettent aussi une forme de stabilité politique par le ventre. Quant aux hommes, ils sont relégués aux mauvais rôles, sbires dans le meilleur des cas (Nigel et le Boucher), oppresseur (le ministre), agent des services secrets (Matteo), ou encore tyran immonde et pervers (Gilmoran). Cette histoire folle et débridée emprunte largement à de nombreux univers tirés de romans et, surtout, de leurs adaptations cinématographiques : le lecteur détectera invariablement les références évidentes à "Running Man" (1982), de Stephen King, "Jurassic Park" (1990), de Michael Crichton (1942-2008), "Dune" (1965), de Frank Herbert (1920-1986), et aux "Dents de la mer" (1974), de Peter Benchley (1940-2006). Il y a également beaucoup de Quentin Tarantino période "Boulevard de la mort" (2007), dans les caractérisations des personnages principaux : des dures à cuire au caractère bien trempé. Le ton est à la provocation, avec parfois de la grossièreté pour appuyer une scène-choc. Mais ni vulgaire ni dénué d'humour. L'écriture de Cho convainc. Alors non, il n'a pas le temps d'approfondir ses protagonistes, les candidates malheureuses sont vite oubliées. De plus, tout n'est pas expliqué, lors de l'épilogue, des questions restent posées. Mais Cho multiplie les fils narratifs pour atténuer la linéarité et insuffle le rythme et l'action nécessaires à ce jeu mortel. 


La partie graphique présente quelques défis. Cho doit d'abord concevoir dix femmes aussi belles qu'athlétiques sans qu'il s'agisse de clones ; le résultat est convaincant pour la plupart d'entre elles, mais pas pour toutes : des formes de bouches ou d'yeux reviennent sur deux ou trois d'entre elles. Mais ses expressions faciales sont assez travaillées. En outre, le lecteur appréciera la diversité des paysages (jungle, désert et mer) et des créatures. La majorité des arrière-plans sont représentés, avec une faible densité de détail. Cho peut utiliser une couche blanche pour que le regard se focalise sur l'action. Il ne lésine pas devant les scènes-chocs pour étayer le propos, notamment dans les chapitres trois, avec le requin, ou cinq, avec Gilmoran VIII. Le sens du mouvement fait parfois défaut lors de telle ou telle séquence d'action. 
La traduction est effectuée par Anne Capuron, qui travaille surtout pour Delcourt. Un résultat exemplaire. Son boulot sur le texte est impeccable : ni faute ni coquille.

Série B bien ficelée, aux inspirations assumées, dotée d'une partie graphique esthétiquement efficace et sans autre ambition que d'offrir un bon moment, "Fight Girls" se savoure comme un plaisir coupable instantané. AWA Studios a annoncé en février une édition "director's cut" dans un format luxueux. Sortie prévue juillet 2024. 

Mon verdict : ★★★★☆

Barbüz 
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz 

lundi 10 juin 2024

"Luke Cage" : L'Intégrale 1977-1980 (Panini Comics ; octobre 2021)

Publié en octobre 2021 chez Panini Comics France, cet ouvrage est le quatrième tome de l'intégrale consacrée au personnage de Luke Cage, dont les aventures en tandem avec Iron Fist démarrent ici. Ce tome-là inclut les versions françaises des "Power Man" (vol. 1) #48 (décembre 1977) et 49 (janvier 1978), et des "Power Man and Iron Fist" #50 (avril 1978) à 64 (août 1980) ; le titre de la série évolue, pas sa numérotation. L'album comprend une préface de deux pages de Cristiano Grassi, le responsable éditorial. En bonus : de rapides biographiques des auteurs principaux. Ce recueil relié (dimensions 17,7 × 26,8 cm ; couverture cartonnée, jaquette plastifiée) compte plus ou moins deux cent quatre-vingt-onze planches (sans les couvertures), toutes en couleurs. 
Les équipes artistiques ne brillent pas par leur stabilité. Chris Claremont écrit les quatre premiers numéros puis en coécrit deux avec Ed Hannigan, qui lui en scénarise deux avant de céder la place à (Mary) Jo Duffy pour les neuf restants. John Byrne dessine les trois premiers numéros. Suivent Mike Zeck, Sal Buscema, Lee Elias (1920-1998), Trevor Von Eeden, Marie Severin (1929-2018) et Kerry Gammill, qui ramène un semblant de stabilité : il travaillera sur le titre jusque début 1982. Enfin, il serait vain de citer les vingt et un encreurs ou coloristes : mais retenons quelques noms, dont ceux de Dan Green (1952-2023) et Ricardo Villamonte pour les premiers, et de George Roussos (1915-2000), Françoise Mouly, Ben Sean ou de Glynis Wein/Oliver pour les seconds. 

Précédemment, dans "Luke Cage" : À Chicago, Zzzax, un monstre d'énergie pure aux intentions belliqueuses, sème la pagaille en ville et s'éprend d'Alexandria Knox, qu'il désire enlever. Power Man (qui prétend s'appeler Mark Lucas) l'affronte et le vainc. 
Manhattan, dans la demeure de Danny Rand, par une nuit d'été. Colleen Wing se sert une tasse de café dans la cuisine. Soudain, un Luke Cage furieux passe à travers le mur en réclamant Misty Knight : il vient la "chercher". Mais Colleen n'est pas la première venue, elle jette son café bouillant au visage de l'intrus et se met à courir. Cage la poursuit et parvient à la plaquer au sol... 

C'est dans ces pages que naît l'équipe Heroes for Hire, dans le #54 de décembre 1978. Alors qu'il vient de devenir scénariste de "Power Man" (#47), Claremont y intègre l'une de ses créations : Iron Fist. Les objectifs : éviter les oubliettes à Iron Fist et soutenir un "Power Man" en perte de vitesse. Soyons tolérants avec l'astuce narrative poussive que Claremont a imaginée pour arriver à la rencontre entre Luke Cage et Danny Rand. Règles du genre obligent, cela commence évidemment par une bagarre spectaculaire, puis cela s'emboîte de façon naturelle, car l'auteur insiste sur les contrastes afin d'encourager l'émergence d'une complémentarité intéressante entre les deux personnages : le Noir massif et le Blanc athlétique, le premier issu des classes défavorisées et le second d'une riche famille d'industriels, celui qui se plaint d'être toujours fauché et l'autre qui dépense sans sourciller (il est étranger à la notion d'argent), le colérique colosse qui voit souvent rouge et le guerrier martial qui ne perd pas son sang-froid. Tous ces aspects sont explorés et travaillés, et ça fonctionne instantanément. La rivalité amicale avec les Filles du Dragon aurait pu être davantage exploitée pour ajouter du piment. Cage a plus de présence que Rand, mais ça reste son périodique, après tout. Au menu du duo : le crime organisé afro-américain, des robots (ce que Claremont a écrit de moins imaginatif), des terroristes, la Maggia, des intervenants costumés de dernière zone (Discus, Poignard et ce justicier espagnol clone de Zorro) et un mutant surpuissant. Quel grand écart ! Nos héros de la rue (ils s'y promènent costumés en plein jour) sont confrontés aux problèmes qui touchent le citoyen lambda. Il y est question des petits commerçants qui subissent la loi du milieu et de projets immobiliers à scandales. Ils acceptent aussi des jobs inattendus, comme de produire des animations pour un salon de l'automobile. Rien n'est acquis, il y a une forme de résonance sociale. Ce n'est pas le meilleur de Marvel, au début les épisodes médiocres se succèdent ; la qualité grimpe à la fin avec Suerte et Muerte, dans un thriller efficace avec un adversaire retors qui surclasse les autres. 


Concernant les dessins, il est toujours difficile de succéder à Byrne. Tout est d'un niveau supérieur chez lui, bien que certains visages peuvent manquer de relief ; c'est le cas de celui de Danny Rand, notamment. Zeck fournit un travail étonnant avec des visages travaillés, mais ses arrière-plans sont parfois chiches en textures. Elias et Von Eeden évoluent dans la même catégorie, avec un coup de crayon moins régulier, sans doute. Au fond, le choix de Gammill s'avère particulièrement payant, surtout au niveau de l'expressivité des personnages et de la densité de détail en général. Tant mieux, car l'artiste restera sur le titre jusqu'au #79. Quel que soit le dessinateur, le découpage est impeccable et les enchaînements sont parfaitement limpides. Les couleurs sont souvent très criardes, mais bon, c'est aussi l'époque qui veut ça. 
La traduction est de Nick Meylaender. Il y en a du déchet ! Coquilles, astérisques sans références, bulles non traduites, noms propres traduits et fautes de conjugaison.

Bien que Claremont ne soit pas à son meilleur dans ces premiers numéros, reconnaissons-lui la bonne idée d'avoir associé Power Man et Iron Fist. Tandis que les auteurs suivants se succèdent sans rien proposer de valable pour la série, Duffy et Gammill semblent tirer leur épingle du jeu. Reste à savoir si l'embellie va se confirmer. 

Mon verdict : ★★★☆☆

Barbüz 
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz 

Power Man, Iron Fist, Bushmaster, Colleen Wing, Misty Knight, Discus, Poignard, Nightshade, L'IncinérateurLe Monolithe vivantEl AguilaAlan CavenaughPrincesse AzirLa MaggiaSuerte et MuerteMarvel

lundi 6 mai 2024

"Les Griffes du Gévaudan" : Tome 1 (Glénat ; janvier 2024)

Cet ouvrage, publié le 3 janvier 2024, chez Glénat, est le premier tome d'une minisérie intitulée "Les Griffes du Gévaudan", prévue pour être un diptyque, le titre étant annoté de la mention "1/2" en indice. Il s'agit d'un album relié (dimensions 24,0 × 32,0 centimètres, avec une couverture cartonnée). Il contient précisément cinquante-six planches, toutes en couleurs. En bonus de fin de volume figure "Ceci n'est pas une légende", une postface illustrée écrite par les auteurs de cinq pages. 
C'est le Français Sylvain Runberg qui signe ce scénario ; cet auteur prolifique est célèbre surtout pour "Orbital" (2006-2019), l'adaptation en bande dessinée de "Millenium" (2013-2017), "Clivages" (2018), "Zaroff" (2019-2023), ou "Space Relic Hunters" (2023, conf. l'article de Présence). Il a également adapté en album "Le Peuple du cercle noir" (2019) pour la série "Conan le Cimmérien". L'Angoumoisin Jean-Charles Poupard produit la partie graphique (crayonnés, encrage, mise en couleurs) ; à son actif, "Jack l'Éventreur" et "Shaaka", tome quatorze de la série "Orcs et gobelins", entre autres. Runberg et Poupard avaient déjà travaillé œuvré avant "Les Griffes du Gévaudan" : c'était sur "Le Chant des runes" (2016-2020), chez Glénat aussi. 

Royaume de France, Langogne, dans le Vivarais, 30 juin 1764. La journée touche doucement à sa fin. Du seuil de sa maison, Louise Boulet demande à ses deux fils s'ils ont vu leur sœur Jeanne. L'un d'eux répond qu'elle n'est "pas encore rentrée avec les bêtes". Elle se tourne vers Jacques, son époux, pour lui exprimer son inquiétude : ce n'est pas le genre de Jeanne d'être en retard. Ira-t-il voir si tout va bien ? Jacques essaie de la rassurer tendrement ; qu'elle ne s'en fasse pas, il va la chercher. C'est surement un "mouton buté" qui l'a retardée. Guilleret, il invite les garçons à l'accompagner. Ils vont dire à Jeanne que "l'dîner est prêt" ; il parie qu'elle "va vite rappliquer" quand elle entendra le mot "coupétade" ! Ils quittent la ferme pour se diriger vers les collines. Après un temps de marche, ils découvrent le cadavre de leur chien, Baltus, éventré sur le sol... 

Cette bande dessinée sur l'un des grands mystères de l'histoire de France présente une réalisation de qualité et propose un bel équilibre entre reconstitution et fiction. L'auteur retranscrit les principaux faits et détails fidèlement, mais choisit aussi les évènements qu'il souhaite exploiter et prend des libertés avec certains personnages moins connus. Il fait l'impasse sur les douze mois qui suivent la mort de Jeanne Boulet et les efforts du capitaine Jean-Baptiste Duhamel puis du louvetier Jean Charles Marc Antoine Vaumesle d'Enneval (1702-1769) et ne démarre l'intrigue qu'en juin 1765, avec l'entrée en scène du porte-arquebuse du roi, François Antoine (1694-1771). La tension s'est donc déjà bien installée : aux attaques de la "malbête" et à la peur des Gévaudanais se joignent le sentiment d'impuissance des chasseurs (et la crainte des répercussions d'un échec sur leur carrière), les rivalités qui en découlent, et la défiance des villageois à l'égard des envoyés de la couronne. C'est une affaire d'État et celui-ci exige un dénouement rapide et satisfaisant plus que la vérité. Runberg traite de nombreux aspects de la tragédie (importants, collatéraux ou anecdotiques) qui apportent de la consistance au scénario et alimentent l'atmosphère : le royaume affaibli par la guerre de Sept Ans (1756-1763), la rudesse d'une contrée sans doute très éloignée de Versailles, la position de l'évêque de Mende, Gabriel-Florent de Choiseul-Beaupré (1685-1767), la situation économique tendue (réquisitionnés pour les battues, les hommes ne travaillent plus aux champs), ou le poids de l'âge sur l'endurance d'Antoine. Runberg utilise le fils cadet de ce dernier (Robert-François) comme vecteur narratif et source de romance. Il en tire de la latitude pour façonner sa propre version de l'affaire, dont il diffuse discrètement quelques éléments. L'ensemble s'enchâsse sans faute de goût rédhibitoire, sans friction (même si le texte est parfois serré) et sans invraisemblance majeure. Le poids de la linéarité est imperceptible du fait des nombreux évènements et protagonistes et du rythme qu'insuffle le scénariste à l'intrigue. Enfin, cette première partie évite le manichéisme social : c'est-à-dire les méchants nobles d'un côté et les pauvres paysans gentils de l'autre. Il y a néanmoins des jeux de pouvoir - et de classes - évidents et incontournables. 
Poupard propose une partie graphique globalement réussie ; il évolue dans ce registre réaliste qui caractérise la bande dessinée franco-belge contemporaine, avec une mise en page qui allie tradition et dynamisme (par la variété des plans et l'emploi répété d'inserts), et portraits et grandes scènes d'intérieur et d'extérieur (ce pays s'y prête bien). Décors, costumes et accessoires sont soignés ; la quantité de détail est très satisfaisante, ce qui n'empêche pas ce dessinateur de recourir à l'artifice de la couche de couleur unie en arrière-plan pour un gain de temps. L'artiste ne lésine pas sur les scènes horrifiques. Il pèche à quelques reprises par des finitions aléatoires (la forme d'un visage ou les proportions d'une anatomie), mais ses protagonistes sont facilement identifiables et son découpage est d'une lisibilité exemplaire

Si cette première partie propose une bande dessinée historique de très bonne facture, le plus intéressant est maintenant de voir comment les auteurs vont imaginer la conclusion, car c'est bien dans leur vision de cette lugubre affaire que le lecteur espère que va se révéler toute la valeur de leur scénario - et de la minisérie. 

Mon verdict : ★★★★☆

Barbüz, pour ASKEAR
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

La Bête du Gévaudan, François Antoine, Robert-François Antoine, Pierre-Charles de Molette, Jean François Charles de Molette, Jean Chastel, Louis XV, Choiseul

mardi 23 avril 2024

"Vie et mort de Toyo Harada" (Bliss Comics ; octobre 2019)

Intitulé "Vie et mort de Toyo Harada", cet ouvrage a été publié par Bliss Comics - un petit éditeur bordelais - en octobre 2019 ; il contient la version française de "The Life and Death of Toyo Harada" dans son intégralitéIl s'agit d'un album relié (de dimensions 17,5 × 26,5 centimètres, couverture cartonnée) qui compte exactement cent quatre-vingts planches, auxquelles s'ajoutent douze pages, insérées à la fin du recueil en guise de bonus : dix-huit variantes de couvertures et une affiche promotionnelle (par divers artistes). Nota bene, en version originale, les six numéros de cette minisérie parurent chez Valiant entre mars et août 2019. 
C'est Joshua Dysart qui écrit tous les numéros. La partie graphique a été élaborée comme suit : Cafu est le dessinateur principal, mais plusieurs planches de chaque épisode sont illustrées par un autre artiste, le nombre varie. On retrouve ainsi respectivement les noms de Mico Suayan, Butch Guice, Adam Pollina, Diego Yapur, Kano et Doug Braithwaite ; chacun encre ses propres planches. Un schéma similaire est appliqué aux coloristes : à Andrew Dalhouse se joignent Dan Brown, Kat Hudson et Diego Rodriguez

Précédemment, dans "Imperium" : l'étau se resserre autour de Toyo Harada et ses partisans. Le Projet Rising Spirit, les États-Unis et leurs alliés chinois ou russes subissent néanmoins de sérieux revers et de lourdes pertes, que ce soit sur mer ou sur terre.
Hiroshima, en 1936 : Toya Harada vient au monde, à la grande joie de sa mère. Il est enfant unique. En 1941, le Japon déclare la guerre aux États-Unis et à l'Empire britannique, sept heures après l'attaque de Pearl Harbor. Le père de Toyo meurt au combat en 1943. Le 6 août 1945, la bombe atomique Little Boy est lâchée sur la ville : Toyo s'est enfermé dans un champ de force qu'il a lui-même créé, mais ne peut protéger sa mère, que le souffle de l'explosion réduit en cendres sous ses yeux. En 1948, à une réunion publique, un officier britannique sermonne les habitants de la ville en entretenant la culpabilité du peuple japonais. Une femme âgée, apercevant Toyo dans la foule, se met à crier que "le garçon est ici". Tous les Japonais se prosternent alors devant lui... 

Voici le dernier acte du cycle psiotique ; lire "Imperium" sera nécessaire à la compréhension du récit. La tonalité de celui-ci est dans la même lignée. Il est bâti autour de deux facettes : le conflit militaire presque mondial provoqué par les agissements de Harada et un retour sur les grands jalons de la vie de ce personnage stupéfiant. L'auteur nous conte l'histoire d'un être hors norme qui poursuit durant toute son existence l'objectif qu'il s'est fixé enfant ; cela inclut des souffrances, des erreurs, des ennemis, une insondable solitude et des sacrifices. Car Harada, parfois absorbé par la contemplation de sa propre puissance, en oublie ceux qui gravitent autour de lui - lorsqu'il ne décide pas de les utiliser, voire de les sacrifier en toute connaissance de cause. Le psiotique est l'un des rares personnages de comic books capables de (et prêts à) bouleverser le cours de l'humanité dans son intérêt. Là où certains auteurs se limitent à constamment envoyer leur héros en intervention comme des justiciers ou des pompiers de service, Dysart offre à Harada une dimension inégalée dans le genre en imaginant que le Japonais a les moyens de réaliser sa vision : une humanité en paix, débarrassée de la guerre, la faim et la pauvreté. Pourtant, Harada se retrouve au centre d'un conflit meurtrier, dont Dysart traite des conséquences au niveau macro intelligemment et sans s'attarder. Autant le plan de la Fondation Harbinger pourra encore trouver un écho chez le lecteur, autant les exactions de ses sbires (car ils ne sont rien d'autre) pourront le perturber. Bien sûr, l'ennemi ne vaut pas mieux : en témoignent ces enfants exploités dans une mine ou le personnage de Kozol, qui incarne à lui seul toute l'avidité de l'humanité. Le lecteur s'interroge, le véritable changement, même pour le meilleur, ne peut-il se réaliser que dans la brutalité et la violence ? Les analepses étant nombreuses, la linéarité est imperceptible ; le passage d'une ligne temporelle à une autre se fait sans la moindre friction tant les scènes se nourrissent mutuellement. La qualité des dialogues est un point fort, bien que les réactions d'Angela manquent de finesse. Enfin, la conclusion est parfaite. 
Il serait vain de chercher une homogénéité dans la partie graphique, car les styles sont très différents. En revanche, cela n'a aucune incidence sur le plaisir de lecture. Le lecteur, au contraire, pourra apprécier que la rupture lui confirme qu'il s'agit d'une analepse. À propos de l'artiste principal, Cafu, ses compositions s'inscrivent dans un registre réaliste à la fois dynamique, moderne et spectaculaire : l'artiste, pour sa mise en page, utilise beaucoup d'incrustations et de cases aux formes irrégulières. Les angles de prises de vues sont suffisamment variés, mais il n'en faudrait pas moins. Il est probable qu'une légère raideur passagère soit remarquée dans des postures de personnages. Mais la densité de détail est satisfaisante, le découpage est clair et l'action toujours parfaitement lisible. La couleur est parfois un brin terne. 
La traduction de Florent Degletagne est compréhensible, mais son texte est criblé de fautes de concordance des temps, de conjugaison, d'accord, de ponctuation, etc.

Exercice du pouvoir, sacrifices, plans à long terme, legs et place dans l'histoire... Cet album généreux en thèmes revient sur une vie entière et pas n'importe laquelle : celle de Toyo Harada, un personnage dont la puissance formidable repose peut-être moins dans les pouvoirs que dans les capacités de planification. Fascinant. 

Mon verdict : ★★★★★

Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

Psiotiques, Toyo Harada, Fondation Harbinger, Darpan, Gravedog, Law, Mech MajorOrchidStrongholdSV-99, Angela, Projet Rising Spirit, Morris Kozol, Valiant

mercredi 17 avril 2024

Xoco (tome 2) : "Notre Seigneur l'Écorché" (Vents d'Ouest ; novembre 1995)

Intitulé "Notre Seigneur l'Écorché", cet ouvrage est le second tome de "Xoco", une tétralogie (1994-2002) qui consiste en deux cycles illustrés par deux artistes différents, et qui comprennent chacun deux tomes. La parution originelle de l'album date de novembre 1995, dans la collection "Gibier de potence" de Vents d'Ouest. Les quatre recueils ont fait l'objet d'une réédition en deux volumes en novembre 2008 dans la collection "Grand Format" : "Xoco - Intégrale - Cycle 1" en est le premier ; c'est cette édition qui est l'objet de l'article. Elle inclut deux pages d'introduction sous la forme de fiches de police (les mêmes que dans "Papillon obsidienne"), soixante-deux planches de bande dessinée, toutes en couleurs, et deux pages représentant une lettre. Il y a eu une autre réédition en 2020, avec un nouveau lettrage, mais en un tirage limité (mille exemplaires seulement). 
L'équipe artistique est la même que celle du premier tome. C'est donc Thomas Mosdi qui écrit le scénario ; Mosdi a été révélé par "L'Île des morts" (1991-1996). Olivier Ledroit a composé la partie graphique, dessins et mise en couleurs. Il est connu pour les numéros un à cinq des "Chroniques de la Lune noire" (de 1989 à 1994) et "Requiem, chevalier vampire", depuis 2000. 

Précédemment, dans "Xoco" : devant une Mona Griffit médusée, Xoco parvient à repousser l'ennemi et à conserver le couteau d'obsidienne. Peu après, dans un vaste bureau, un inconnu menace son interlocuteur ; il exige qu'il retrouve le poignard. 
Hiver 1931, une nuit. Un blizzard s'est abattu sur New York, toute couverte de neige. Un chat, ayant aperçu un rat, cherche à se frayer un chemin à travers les congères, lorsqu'un sans-abri le tue d'un coup d'écriteau sur le crâne ; l'inconnu présente ses excuses au cadavre de l'animal, mais il a "vraiment la fringale". Il a été durement touché par la Grande Dépression : il menait une existence tranquille lorsqu'il a perdu son emploi. Ses efforts n'ont abouti à rien. Tandis qu'il remonte l'allée, son attention est attirée par une pièce d'un dollar qui brille sur la neige ; il se penche pour la ramasser. Une deuxième atterrit à côté... 

Si le lecteur était perdu à l'issue de "Papillon obsidienne", qu'il se rassure. "Notre Seigneur l'Écorché", bien qu'il présente encore des incohérences ou invraisemblances, est plus clair. Mosdi s'y applique à démêler les enchevêtrements de son scénario. Les fils conducteurs sont nombreux : la cavale de Xoco et Mona, l'enquête de Willy (et Obedia), le récit de Millar, le projet des Enfants de l'aube, les Nahuas et les disparitions de sans-abri. Bien sûr, cela converge progressivement jusqu'à ce que la lumière apparaisse. Quant à l'intrigue, elle propose des variations sur des thèmes aussi exploités qu'incontournables (surtout dans ce genre) dont la soif de pouvoir des hommes et l'accès à des savoirs interdits et le pacte avec le mal qui en résultent, la confrontation à des forces incontrôlables et le principe de sacrifice ultime. "Notre Seigneur l'Écorché" s'achève en apothéose cosmique spectaculaire et convaincante ; c'est là que les influences lovecraftiennes tant évoquées se font réellement sentir (la forme finale d'Itzpapalotl peut rappeler celle de Yog-Sothoth). L'ensemble s'emboîte bien malgré quelques frictions mineures : un découpage parfois abrupt, un texte verbeux et fumeux à la fin, et de légères incohérences (on ne voit pas Xoco perdre le poignard) ou invraisemblances dont Willy, qui passe pour un idiot dans le premier tome et s'avère ici un enquêteur compétent ou voir Obedia (le coroner) participer aux descentes de police. Mais certaines séquences sont captivantes ; par exemple, l'analepse avec les souvenirs de Millar, qui permet de mieux comprendre la marche inéluctable des Enfants de l'aube vers la folie, tandis que la conclusion titanesque montre que l'être humain reste ridiculement insignifiant en regard de certaines forces indomptables, ce qui permet de relativiser - toutes proportions gardées - le manichéisme de l'œuvre. Hélas ! Il est dommage que certains personnages n'aient pas été développés, notamment Carfax et Exner. Bien que la caractérisation de Morgan ne soit pas un modèle d'inspiration (car il tient davantage de l'inspecteur Harry que de l'ex-occultiste), mention spéciale pour la formulation des motifs des Enfants de l'aube, révélés en pages 100 et 101. Enfin, le lecteur se sera accoutumé à la narration désynchronisée que les auteurs utilisent par endroit (décalage entre le texte et l'image). 
Quelle partie graphique de Ledroit ! L'amateur appréciera l'audace assumée dans la mise en page, le zoom sur les détails (par exemple, la bague de Sandrics, bien qu'il la porte à des mains différentes), l'utilisation de la couleur pour contribuer à la mise en place d'une atmosphère (les bleus, les ocres, les verts, sans oublier le rouge du dernier acte et le sépia des scènes d'analepse), la remarquable diversité des angles de prises de vues (dont l'utilisation de reflets, comme ceux de la bouilloire ou de la tasse de café, page 91). Ledroit donne le meilleur de lui-même. Chaque planche apporte la preuve d'un travail approfondi : les décors intérieurs ou extérieurs raviront les plus exigeants (la neige). Que dire du nombre de figurants de la soirée mondaine (page 92) ou de tous ces policiers qui attendent la perquisition (page 103) ? 

Dans l'ensemble et malgré quelques défauts mineurs, le dénouement de ce premier cycle de "Xoco" est une réussite. Porté par des compositions dans lesquelles Ledroit exprime toute la latitude de son talent hors norme, Mosdi raccommode les trous de son intrigue et propose une conclusion convaincante et suffisamment claire. 

Mon verdict : ★★★★☆

Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

Xoco, Mona Griffit, Itzpapalotl, L'Homme-Tonnerre, Les Enfants de l'aube, Herman Carfax, Ruppert Exner, Morgan Millar, Roland Sandrics, Egon Tchevsky, Obedia, Willy, Juan, Miguel, New York

jeudi 11 avril 2024

"X-O Manowar" : Tome 2 (Bliss Comics ; octobre 2022)

Cet ouvrage est le second tome d'un diptyque qui rassemble les neuf numéros de la cinquième saison éditoriale (volume) de "X-O Manowar". Paru chez Bliss Comics - petit éditeur bordelais - en octobre 2022, cet album comprend les "X-O Manowar" #5-9, sortis entre août et décembre 2021 en version originale chez Valiant. Il compte précisément cent planches, toutes en couleurs. À la fin de ce recueil viennent s'ajouter onze pages de bonus, dont des variantes de couvertures et des planches en noir et blanc. 
Ces quatre numéros ont été écrits par le scénariste Dennis Hopeless (Dennis Hallum de son vrai nom) ; Hallum s'est fait connaître en travaillant sur quelques franchises Marvel de premier plan. Emilio Laiso réalise les crayonnés. Ce Campanien a principalement dessiné pour des titres "Star Wars" (et Marvel). Ici, contrairement au premier tome, il confie ses planches à un encreur : Raffaele Forte. Un autre artiste participe à plusieurs séquences du #8Jim Towe. À la mise en couleurs, l'Irlandaise Ruth Redmond

Précédemment, dans "X-O Manowar" : assisté par Whitaker, Aric combat l'essaim de nanites sous l'eau. Celui-ci a gagné en masse. Il malmène Aric, qui se défend avec ardeur. Sous la pression et les coups, la visière de Shanhara commence à se fendiller.
Aric est sur le point de s'évanouir. Il ne se souvient pas de la dernière fois qu'il s'est entendu penser. "Les bavardages irritants" de Shanhara, "les données et les chiffres", "le jugement et la stratégie". Ça lui bourdonnait dans les oreilles, mais le faisait avancer. Maintenant, son monde est devenu silencieux, l'essaim de nanites est en train de le dévorer vivant. "Un homme qui passe trop de temps dans ses pensées se fait prendre". Et là, il est pris. Il aperçoit alors l'épave d'un submersible russe, couchée sur le flanc. Il l'attire à lui avec les pouvoirs de son armure ; cela provoque une explosion suffisamment puissante pour repousser l'ennemi. Aric est alors projeté hors de l'eau. Surveillant la scène depuis son module, Whitaker récupère le corps d'Aric, qui crache l'eau de ses poumons et reprend connaissance aussitôt. Mais la créature, menaçante comme jamais, n'a pas été éliminée pour autant... 

Dans cette suite et fin, Hallum exploite la notion de singularité : un futur où progrès technologique et intelligence artificielle deviendront si avancés qu'ils dépasseront la capacité de compréhension de l'être humain et généreront des bouleversements sociétaux imprévisibles et radicaux. Pour résumer cette intrigue, l'antagoniste va se servir de Shanhara pour provoquer ce phénomène puis chercher à le maîtriser en vue de parvenir à améliorer l'humanité. Il s'agit là d'énièmes variations sur les thèmes 1) du génie scientifique plus visionnaire que méchant qui s'approprie le pouvoir de reformater l'humanité à sa guise, 2) du chemin de l'enfer pavé de bonnes intentions, et 3) de l'impact du virtuel sur le réel et de la porosité croissante de la frontière entre les deux univers. En plus de cela, le scénario explore d'autres axes secondaires : la relation Aric-Shanhara-Troy, sur un modèle inspiré du trio amoureux, et le parcours des autres personnages, principalement Tina et son fils Desmond. Confronter une amure tangible extraterrestre à un reflet numérique terrien était une idée qui méritait d'être examinée. Mais pour y parvenir, Hallum a pensé qu'un approfondissement de l'incarnation de Shanhara était nécessaire. Et donc après l'avoir réduite à un vulgaire appareil connecté susceptible de subir une mise à jour informatique, voilà que l'auteur lui donne un visage et un corps humanoïdes, à l'instar de ceux d'une adolescente ; l'aura mystique de l'armure est ainsi complètement dissipée. Passons de plus sur les rôles attribués aux personnages secondaires : de la mère, cantonnée à de la pure figuration, au fils de treize ans, qui sauve le monde, ou presque. Le spectacle est au rendez-vous, les évènements sensationnels s'enchaînant, entre accidents et destructions de monuments iconiques (l'Arc de Triomphe). Cela confirme la légèreté du ton du premier tome et - peut-être - la volonté de reconnecter la franchise à un public plus jeune. Mais entre questions sans réponses (ces séparatistes ukrainiens), analepses et verbiage teinté de vocabulaire issu du jeu vidéo (exemple : "nerfer"), ce tome présente trop souvent une conclusion aussi peu inspirée que touffue. 
En cela, le scénario n'est pas aidé par la partie graphique. D'abord, il y a la question du style : malgré une volonté permanente de dynamisme, ces dessins (qu'il s'agisse de Laiso ou de Towe) sont sans grande originalité, voire banals. Ils ne sortent aucunement du lot de la production actuelle, d'autant que la qualité des finitions est très irrégulière. La clarté n'est pas non plus leur grande qualité ; les premières planches du #5 ne sont pas vraiment limpides, par exemple. Ce cas est isolé dans le recueil, mais quand même : ça commence mal, convenons-en ! Les compositions de Laiso et de Towe dans les derniers numéros ont des airs de déjà-vu en cela qu'ils rappellent invariablement le film "Tron" (1982), de Steven Lisberger ; il faudra certainement voir cela comme un hommage, mais le rendu a un aspect indéniablement daté. 
La traduction est effectuée par Florent Degletagne, comme dans le tome un. Le résultat est exemplaire et le travail sur le texte est irréprochable, ni faute ni coquille.

L'amateur, s'il est un minimum exigeant, ne pourra en aucun cas être pleinement satisfait de ce run ; car les auteurs départissent le titre de sa noirceur et de son côté épique, le privent de sa facette space opera, démythifient Shanhara et suivent une direction grand public insipide qui véhicule un peu tous les poncifs du genre. 

Mon verdict : ★★☆☆☆

Barbüz
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X-O Manowar, Aric de Dacie, Shanhara, Troy Whitaker, Essaim de nanites, Tina Morris, Desmond Morris, Valiant Comics

mardi 9 avril 2024

Elric (tome 3) : "Le Loup blanc" (Glénat ; septembre 2017)

Intitulé "Le Loup blanc", cet ouvrage, sorti en septembre 2017, est le troisième tome de la série "Elric" publiée chez Glénat, qui compte cinq volumes à ce jour. Ce volume relié (dimensions 24,0 × 32,0 centimètres ; couverture cartonnée) comprend quarante-six planches, toutes en couleurs. C'est une énième adaptation du "cycle d'Elric", de Michael Moorcock, une œuvre-culte appartenant au registre du merveilleux héroïque, médiéval fantastique ou de l'Heroic Fantasy selon le nom choisi. 
Le scénario est coécrit par Julien Blondel et Jean-Luc Cano. Blondel s'est fait un nom dans le monde des jeux de rôles entre autres. Les dessins (crayonnés et encrage) sont signés par Julien Telo ("Mary Kingsley") ou par Robin Recht (planches 3-18 et 21-25). Recht a notamment produit un "Conan le Cimmérien: "La Fille du géant du gel" (chez Glénat ; en 2018). Lui et Telo ont créé le story-board et les designs avec Ronan Toulhoat. Jean Bastide élabore la mise en couleurs avec Luc Perdriset

Précédemment, dans "Elric". Imrryr. Alors qu'Yyrkoon, enchaîné, attend sa sentence, Elric - à la surprise générale - le gracie puis se résout - pour éviter une moisson d'âmes - à abdiquer et à partir en exil, abandonnant ainsi une Cymoril furieuse. 
Déjà un an qu'Elric a quitté l'île aux dragons, "tourné le dos" à son peuple et abandonné ce qu'il avait de "précieux". Il ne vit plus que "pour prendre d'autres vies" et se "condamne à tuer" pour sauver Cymoril ; déjà un an qu'il a cessé d'être empereur de Melniboné pour devenir celui "qu'ils" appellent "le Loup blanc". Il se demande si Cymoril rêve, s'il lui arrive d'espérer que tout cela n'est "qu'un songe", et que leurs existences ne soient "qu'un long spectacle" dont le destin les persuade "d'attendre le dénouement". Il a vécu "tant de choses qui ne peuvent être réelles", que leurs magies "ne sauraient expliquer", poursuivi des perles dans le désert des soupirs et vaincu "des sorciers immortels" sur des plans qui n'existent plus. Il a fait "cap vers le passé sous les voiles d'un capitaine aveugle" et "retrouvé des frères d'armes inconnus" qui savaient pourtant tout de lui... 

Ainsi, ce nouveau tome commence une année après l'abdication d'Elric, toujours aussi inattendue - même avec le recul. La trame peut être décortiquée en trois actes. Le premier est le plus intéressant pour plusieurs raisons. Elric s'y abandonne à l'introspection et revient sur le chemin parcouru depuis l'exil. Il entretient encore - aussi secrètement que naïvement - l'espoir et l'illusion que ne rien refuser ou presque à Stormbringer (sa soif est inextinguible) l'incitera à épargner l'âme de Cymoril. Ce qui pimente le plus ces pages est sans nul doute le binôme que l'albinos forme avec Smiorgan Tête-Chauve, comte et seigneur-marchand des Cités pourpres, un bonhomme au caractère bien trempé qui offre son amitié au Melnibonéen sans ignorer le risque encouru. Le ton général se trouve un peu allégé et la narration dynamisée grâce à l'utilisation de certains codes et mécanismes du "buddy movie". Du second acte, il faut surtout retenir le voyage, car visuellement, c'est la première fois que le lecteur est invité à visiter une ville - encore peuplée - qui n'est pas Imrryr, Dhakos, la cité aux mille flèches. D'aucuns penseront que tout cela - la visite, la requête de Vassliss et le départ - s'enchaîne d'une manière décidément bien pratique et ils n'auront pas tort. La narration paraît particulièrement compressée : entre l'arrivée à Dhakos et l'appareillage, le lecteur aura l'impression qu'à peine une journée s'est écoulée. Mais il n'en ressentira aucune irritation et se laissera porter sans friction par le flux des événements et une linéarité flagrante, mais qui n'enlève rien au plaisir de lecture. Enfin, dans la dernière partie, Elric rencontre un reflet déformé : Saxif d'Aan. Ainsi, l'ex-empereur réalise-t-il qu'il n'est pas le seul à subir un destin maudit au centre duquel se trouvent l'amour et les dieux. Mention assez bien pour la caractérisation de Saxif, un aristocrate hautain à la patience et la tolérance minimales, mais figure tutélaire pour Elric durant un instant aussi intense que bref. Son amertume, sa colère d'avoir été trompé par Mabelode (voire humilié) pour une quasi-éternité, et son sacrifice ultime pourront peut-être se frayer un chemin jusqu'au cœur du lecteur. 
La partie graphique évolue sans changer, le registre est identique et la série présente une uniformité visuelle d'un tome à l'autre, mais l'équipe d'artistes n'est jamais la même ; Didier Poli, par exemple, s'est retiré du projet (l'influence du style Disney n'est plus perceptible). Il y a là quelques compositions formidables. Retenons d'abord les planches huit et neuf, où Elric dégaine une Stormbringer assoiffée. Les esclavagistes ne comprennent que trop tard ce qui leur arrive. Quant à leurs captifs, ils sont aussi médusés que terrifiés. Relevons également ce travail de qualité sur les paysages, car ceux-ci sont particulièrement variés : plaines enneigées, grandes cités, mer, ruines et endroits touchés par la désolation, sans oublier les intérieurs, évidemment. Notons aussi les angles de prises de vue souvent inattendus et cette mise en page dynamique (grâce aux incrustations) qui contribuent à l'identité de cette série. En résumé, voilà donc une partie graphique sans la moindre faiblesse rédhibitoire. 

Un album épique et tragique à la narration compressée, linéaire, mais sans pesanteur, avec des choix qui ne feront pas forcément l'unanimité, mais qui ont au moins le mérite de présenter certains personnages (enfin, Cymoril et Yyrkoon, principalement) sous un jour nouveau - même si le résultat est éloigné de l'œuvre d'origine. 

Mon verdict : ★★★★☆

Barbüz 
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

Elric, Smiorgan Tête-Chauve, Saxif d'Aan, Vassliss, Yishana, Theleb K'aarna, Dhakos, Jharkor, Cymoril, Yyrkoon, Michael Moorcock, Glénat

vendredi 29 mars 2024

Infamous Iron Man (tome 2) : "Fatalis, notre allié" (Panini Comics ; mai 2019)

Intitulé "Fatalis, notre allié", cet album est le second tome d'un diptyque consacré au docteur Fatalis. Au sommaire, les versions françaises des six derniers épisodes de la minisérie "Infamous Iron Man" : les #7-12 (de juin à novembre 2017). Cet ouvrage a été publié en mai 2019 par Panini Comics France dans la collection "Marvel Now!" de l'éditeur. Le recueil relié - de dimensions 17,5 × 26,7 centimètres ; avec couverture cartonnée - compte approximativement cent vingt et une planches, toutes en couleurs. 
Ces numéros (comme les précédents) ont été écrits par Brian Michael Bendis, le scénariste nord-américain. Au dessin (crayonnés et encrage), un compère de longue date, le Bulgare Alex Maleev. C'est Matt Hollingsworth qui compose la mise en couleurs. 

Précédemment, dans "Infamous Iron Man". Sonné par le Sorcier, Fatalis réussit cependant à échapper à la tentative d'arrestation menée par Sharon Carter, désormais directrice du SHIELD. Apprenant cela, Ironheart (Riri Williams) part aussitôt en chasse. 
À Philadelphie, le Herbie's accueille une réunion de super-vilains, dont le Démolisseur, le Laser vivant, Jigsaw, Razor-Fist et bien d'autres. Tous sont pendus aux lèvres du Sorcier, qui essaie de les convaincre de l'impossible : "Victor von Fatalis s'est rangé" ! Le Sorcier leur assure qu'il ne ment pas. Hood apparaît juste à temps pour confirmer que c'est la vérité ; mais "s'il y avait une chose dans ce putain de monde sur laquelle on pouvait compter, c'est que Fatalis soit égal à lui-même". Le Sorcier ricane : ainsi, Hood a reçu son message. Il ne pouvait faire autrement que de prévenir "absolument tout le monde". Fatalis "a eu le Penseur fou, il a eu Diablo". Aucun d'entre eux n'est à l'abri. Shockwave observe que le Sorcier, lui, a pu filer. L'autre ne se laisse pas déstabiliser, il a eu "de la chance". Hood confirme qu'ils ont vu les images. Le Sorcier continue son briefing. Fatalis dispose de sa technologie, en plus de celle de Stark et de sa magie noire. Étant au courant de nombreux secrets de ses anciens associés, il peut facilement les faire tomber. Il sait où sont enterrés leurs cadavres et où ils habitent ; pour le Boulet, il s'agit de "leur pire cauchemar"... 

Cela commence avec une superbe réunion de seconds couteaux tels que l'amateur du genre - même s'il ne les connaît pas tous - peut les affectionner. Passé un premier chapitre savoureux (le Herbie's, la Chose, l'interrogatoire du Démolisseur), Bendis tombe un peu dans le travers qui lui est habituellement reproché, ça tourne en rond. C'est d'abord imperceptible, car l'auteur communique vite cet amour de son péché mignon : les dialogues (au détriment de l'action - faut-il le préciser). C'est ainsi sans déplaisir aucun que le lecteur assiste à une succession de discussions, Fatalis et Ironheart, Ben et Reed (celle-là relève davantage du monologue), puis Fatalis et Stark, et enfin Ben et Johnny. Un peu d'action quand même, avant deux échanges supplémentaires, assez longs : entre Victor et sa mère, puis avec le Dr Strange. La question en filigrane n'est plus tant de savoir si Fatalis est sincère, mais plutôt de comprendre quelle figure est susceptible de soutenir sa démarche et de lui donner sa chance. Insistons à nouveau sur la qualité de l'écriture, car ce n'est pas d'un comic book ordinaire : toutes ces scènes donnent de la profondeur aux personnages et l'humour est loin d'être absent, quel que soit le protagoniste. Mais au fil des pages et des chapitres, il y a un risque que le lecteur commence à éprouver une certaine lassitude (ah, ces histoires de dimensions parallèles !) et à guetter des longueurs. Évidemment, au moment où tout cela commence à tourner en rond arrive le dernier numéro : c'est le clou absolu du spectacle, car Bendis s'y lâche. À peine l'antagoniste majeur est-il révélé, que le voilà qui brise le quatrième mur et s'adresse directement au lecteur. C'est aussi inattendu que bien pensé, car ce dernier pourra même se demander si ce n'est pas Bendis lui-même qui s'adresse à lui, en fin de compte. Cet exercice aussi drôle qu'inhabituel conclut une minisérie qui se distingue davantage par la qualité de ses dialogues et ses quelques séquences touchantes (conf. la Chose à Amsterdam) que par une action débridée (cela ne signifie pas qu'il n'y en a pas, mais elle est brève) ; autant d'ingrédients qui achèvent de placer "Infamous Iron Man" à part. 
La partie graphique de Maleev est sans faiblesse majeure. Le lecteur appréciera l'élégance du trait, le dosage savant de détail (cf. l'appartement de Ben ou la chambre de Victor) et surtout (dans le #8) la double page en gaufrier de dix-huit vignettes aux dimensions et cadrages identiques, chacune présentant une expression différente du visage de Reed. La magie est hélas réduite à de banals faisceaux d'énergie sans grande imagination, comme dans beaucoup de comic books : ce sont plus des rayons laser que des sorts originaux, malheureusement. Enfin, le lecteur devra prendre conscience de l'importance du travail de Hollingsworth. Sa contribution à l'atmosphère générale et son apport aux planches de Maleev sont cruciaux, surtout dans les derniers numéros. Ses magnifiques effets lumineux sont d'une indéniable réussite. 
Ce tome bénéficie de la présence de Jérémy Manesse à la traduction. Cela aurait été un sans-faute s'il n'y avait eu une vilaine boulette : Cynthia est "fière", pas "fier".

Voilà un dénouement probablement moins prévisible que ce qu'on attendait ; globalement réussie et plutôt plausible, la mini traite la question de la rédemption par le prisme super-héroïque de façon intéressante, mais laisse quelques points en suspens (la Latvérie). Évidemment, elle porte indiscutablement la griffe de l'auteur. 

Mon verdict : ★★★★☆

Barbüz
Copyright © 2014 Les BD de Barbüz

Dr Fatalis, SHIELD, Sharon Carter, La Chose, Dr Strange, Cynthia von Fatalis, Reed Richards, Tony Stark, Ironheart, Le Sorcier, Le Démolisseur, Hood, Méphisto, Marvel Now!

jeudi 28 mars 2024

Xoco (tome 1) : "Papillon obsidienne" (Vents d'Ouest ; octobre 1994)

"Papillon obsidienne" est le premier tome de "Xoco", une tétralogie (1994-2002) composée de deux cycles illustrés par deux artistes différents et qui comprennent chacun deux albums. La parution originelle de ce tome date de 1994, dans la collection "Gibier de potence" de la maison Vents d'Ouest. Les quatre numéros ont fait l'objet d'une réédition en deux volumes en novembre 2008, dans la collection "Grand Format" : "Xoco - Intégrale - Cycle 1" est le premier. C'est cette édition qui est l'objet de cet article. L'ouvrage comprend deux pages d'introduction sous la forme de fiches de police et cinquante-quatre planches de bande dessinée. Il y a eu une autre réédition en 2020, en un tirage limité à mille exemplaires seulement. 
"Papillon obsidienne" a été réalisé par Thomas Mosdi pour le scénario, et par Olivier Ledroit pour les dessins et les couleurs. En 1994, Olivier Ledroit avait illustré les cinq premiers tomes de la série "Les Chroniques de la Lune noire" (sur le scénario de François Marcela-Froideval). Thomas Mosdi, quant à lui, avait déjà écrit la série "L'Île des morts" (en cinq recueils) avec Guillaume Sorel

Rapport de police du 20 novembre 1921, rédigé par le lieutenant de police Vincente Lazzari. Objet : homicide commis sur la personne d'Ambrose Griffit, né le vingt mai 1872, assassiné le 17 novembre 1921 dans sa boutique d'antiquités, sise 4 impasse Mulberries à Manhattan. Le commissariat de police reçut le témoignage de sir Aleister Welling, beau-père de la victime. Il indiqua dans sa déclaration avoir été prévenu par des voisins de la boutique du décès de son gendre. Il s'était rendu sur place et avait constaté les faits. Une étude des lieux par les agents de police permit de découvrir le corps de la victime, ligoté à un fauteuil et bâillonné. D'après la raideur cadavérique, il put être estimé que la mort remontait à la fin de l'après-midi. Une recherche effectuée auprès de l'administration compétente révéla qu'Ambrose Griffit n'avait plus de proche parent direct hormis sa fille, Mona Griffit. 

Entendu à plusieurs reprises au cours de l'enquête, sir Aleister Welling reconnut avec tristesse que son gendre était "un excentrique, un faible qui s'était montré incapable de faire face au décès de son épouse, comme d'éduquer correctement sa progéniture". Un interrogatoire du voisinage ne donna rien quant aux possibles inimitiés dont la victime aurait pu être l'objet. Une perquisition effectuée à son domicile ne permit pas de découvrir d'indices intéressants pour l'enquête. Griffit n'avait pas contracté d'assurance à son nom. Il fut conclu à un homicide volontaire durant un cambriolage. 

New York, automne 1931. Un individu en imperméable, avec un chapeau dont l'ombre lui masque le visage, entre dans la boutique d'antiquités d'Ambrose Griffit. Celui-ci - si c'est bien lui : n'a-t-il pas été assassiné dix ans plus tôt ? - est assis à son bureau ; il s'adresse à l'inconnu en lui montrant un poignard d'obsidienne qu'il tient dans la main et lui assure que c'est l'arme dont l'inconnu rêve. Ce dernier n'a qu'un geste à faire pour qu'elle soit à lui, "pour rallumer le feu qui couve en elle". S'il sait s'y prendre, elle lui donnera "beaucoup de plaisir". Peu après, dans une zone désertique du Mexique, de nuit, autour d'un grand feu. Trois Amérindiens (des Nahuas, semble-t-il) font le point sur la situation : Juan, un ancien, Miguel et un autre, à l'attitude plus hargneuse. Ils évoquent un événement mystérieux arrivé à l'un des leurs, Lucio, et un autre, qui est parti "de l'autre côté" : Xoco (le frère de Lucio), qui a été désigné par un certain Mescalito pour être leur bras... 


Le lecteur entame un ouvrage dans un esprit de confusion : ce scénario le décontenance instantanément, une sensation qui durera jusqu'à la conclusion. La quatrième de couverture fait état d'un récit se déroulant en 1921, mais la première page en bande dessinée référence l'année 1931. Un individu entre dans la boutique d'antiquités, qui devrait être abandonnée. Ni lui ni l'antiquaire ne sont nommés, plongeant le lecteur dans le doute quant à leur identité : est-ce Ambrose Griffit ? Un revenant ? Tout du long de ce tome, les auteurs jouent avec les non-dits et une narration visuelle qui privilégie les sensations à l'explication. Le lecteur se retrouve souvent à se demander quelle est l'identité du personnage principal d'une scène, à devoir laisser en suspens son envie de compréhension, les liens de cause à effet n'étant pas clairs. Dans un premier temps, cette volonté de déstabiliser le lecteur (si volonté il y a), de lui faire perdre pied peut s'avérer aussi réussie qu'irritante. Finalement, qui est l'antiquaire qui remet le couteau d'obsidienne à un inconnu dont rien n'est dit ? Pourquoi est-ce une entité non incarnée qui s'oppose à l'homme nu dans sa chambre ? Mince, le monsieur en planche vingt-trois ne serait-il pas celui en planche trois ? À quoi correspond cette image récurrente sur le visage grimaçant qui orne le corbin du couteau ? À qui appartient le corps du Saigneur de Brooklyn abattu par un policier ? Combien y a-t-il de personnes dans la séquence du hangar désaffecté, deux, trois ou quatre ? Quelles sont les motivations du père de Mona ? Enfin, qui a tiré Itzpapalotl de son sommeil, et pourquoi ? 

La difficulté ne s'arrête pas là : à ces questions sans réponses s'ajoutent quelques invraisemblances, bien que mineures. Au début, le rapport de police mentionne que le beau-père a été informé du meurtre de son beau-fils par les voisins ; il est curieux que ceux-ci n'aient pas directement appelé le commissariat. Plus tard, l'inspecteur Macallan se rend à la morgue plutôt que de recevoir Xoco, alors que pourtant rien ne presse (il écoute d'ailleurs le récit du combat de boxe de Willy et semble s'ennuyer ferme). Dernier exemple, l'hypothèse de la femme du légiste, une pirouette narrative bien pratique ; la dame est férue d'histoire, certes, mais là ça relève quand même de l'expertise de pointe ! 

Histoire de corser l'affaire, Mosdi introduit plusieurs protagonistes. Les Nahuas, qui sont assurément au fait de ce qui se trame. Xoco, qui est sur place, mais qui est davantage utilisé comme deus ex machina que comme partie prenante de premier plan. L'inspecteur Macallan et les forces de police. Et Mona, la fille de l'antiquaire, vecteur narratif pendant les deux derniers tiers. Le tueur lui-même – le Saigneur de Brooklyn – a ses propres séquences. Cette mécanique est intéressante, car l'intrigue est ainsi menée par plusieurs personnages chacun leur tour. 

L'auteur écrit bien un récit fantastique, voire horrifique, sans autre angle d'interprétation. Il ne s'attarde guère à des considérations sur la société nord-américaine de l'époque : nulle mention de la prohibition ou de la crise. Néanmoins, elle apparaît comme cloisonnée : on n'y voit aucun Afro-Américain (le seul évoqué l'est – péjorativement – dans le récit oral d'un combat de boxe) et les Amérindiens n'ont guère d'empathie pour les victimes à venir : "Qu'importe si tous ces étrangers meurent, ce ne sont que des yoris", "yori" signifiant "(homme) blanc" en yaqui.

Malgré un peu de maniérisme, le texte sonne plutôt juste. Mosdi ponctue quelques scènes de phrases en yaqui, qu'il soit authentique ou pas ; il est possible que certaines aient été inspirées de l'œuvre de l'anthropologue et écrivain américain Carlos Castaneda (1925-1998), dont Ledroit s'intéressait beaucoup à l'œuvre à l'époque. Rien n'est traduit ; cela ajoute à l'atmosphère, au mystère et au côté hermétique de l'affaire. 



Concernant la toponymie, aucune rue ne semble avoir porté le nom de Buther Street. L'impasse Mulberries est peut-être une déformation de Mulberry Street, dans Little Italy. En revanche, le quartier de Red Hook existe encore aujourd'hui. D'autres références sont fictives : il ne semble pas y avoir eu de champion nord-américain de boxe du nom de Charlie Baxter, pas plus que de gang Pellone, bien que ce nom fût fréquent dans l'État de New York à cette époque. 

Malgré le côté touffu de l'intrigue (précisons que Mosdi intégra dans "Xoco" des souvenirs de l'un de ses cauchemars), le lecteur dispose de suffisamment d'éléments pour se raccrocher à son fil directeur, qui lui forme une dynamique limpide : des crimes rituels commis par une entité surnaturelle issue de la mythologie aztèque, Itzpapalotl, une déesse de la mort qui règne sur des démons. Le papillon d'obsidienne, c'est elle, c'est ce que signifie son nom. Elle a été tirée de sa léthargie et revient à la conscience ; encore faible, elle compte bien regagner des forces en dévorant des âmes.

En outre, même si elle donne l'impression d'être confuse, la narration visuelle, bousculée plutôt que posée, en met plein la vue au lecteur. À l'époque, Ledroit vient d'arrêter "Les Chroniques de la Lune noire". Il explique avoir souhaité explorer le registre fantastique, travailler sur New York, et s'essayer au noir et blanc et à l'expressionnisme. Avec "Xoco", l'artiste a déclaré avoir mis la barre plus haut et s'être dépassé. Il évoque encore l'effort de documentation, l'importance des cadrages, ses influences, dont – en vrac – Dave McKean, la fin new-yorkaise de "King Kong" (1933), Buster Keaton (1895-1966), "Il était une fois en Amérique" (1984) ou les gimmicks du polar américain. "Xoco" est donc une œuvre charnière dans sa carrière.

Pour ce diptyque, l'artiste passe de pages encrées à la technique de la couleur directe. Dans une New York sombre, gothique, peu accueillante et mystérieuse avec ses édifices gigantesques et ces rues ou ruelles dans lesquelles le jour pénètre à peine, et dans ces intérieurs envahis par la pénombre. Tout commence avec une magnifique vue de nuit des gratte-ciels de New York, avec l‘Empire State Building en fond, un jeu sophistiqué sur les façades des immeubles du premier plan, détourées à l'encre avec un haut niveau de détails (cheminées, briques, vitrages de puits de lumière, réservoir d'eau, etc.), puis au fur et à mesure que la perspective s'éloigne, des taches de lumière pour les fenêtres avec seulement la silhouette noire du building qui se détache sur le ciel. Tout du long de l'album, la mégapole bénéficie de représentations qui en font un personnage à part entière. Retenons un dessin en pleine page de nuit où le noir des bâtiments contraste avec le rouge des feux de voitures, pour une vision où le sang affleure à chaque pore de la ville. Des plongées vertigineuses sur des ruelles comme pour sonder des abysses. Des scènes de jour où chaque case est saturée d'informations visuelles : la forme et la texture des matériaux des façades, les escaliers de secours métalliques, les fenêtres, la circulation automobile, la foule des piétons, les déchets à terre et les poubelles, une bouche d'incendie, les fumerolles sortant des égouts, et la pluie qui s'abat. Le lecteur se rend vite compte que l'artiste prend plaisir à représenter les sites célèbres de Manhattan en choisissant des angles de vue pour les rendre plus impressionnants, et en déplaçant insensiblement le curseur de la mise en couleurs vers l'expressionnisme pour lui donner plus de caractère et la faire apparaître comme un lieu mythique. Le don de Ledroit pour la captation de la lumière produit des rendus d'exception. 

Le dessinateur combine à la fois la composition très sophistiquée des planches avec la mise en couleurs appuyée, et les cadrages penchés pour créer cet effet de déstabilisation constant. Il utilise la technique du zoom et produit une mise en page d'une grande originalité propice au développement d'une atmosphère d'étrangeté. Autant d'éléments qui – avec des onomatopées stylisées – lui permettent de traduire la montée en tension. 



D'un côté, le lecteur peut éprouver la sensation de devoir parfois lutter pour garder pied dans cette narration visuelle ; de l'autre, elle crée des effets saisissants. Une case de la largeur de la page cadrée sur le couteau en obsidienne présenté à plat, la pointe vers la droite : à la fois une forme de respect pour cet objet attestant de son importance et un plan induisant qu'il peut s'enfoncer ainsi dans un mouvement de gauche à droite. Une case occupant les deux tiers inférieurs de la page : une vue du dessus du cadavre de la prostituée dans une ruelle très sombre et des incrustations comme des éclats effilés dans une teinte rouge sang, montrant le Saigneur de Brooklyn en train de s'acharner, comme autant de coups de poignard. Le père de Mona (ou une entité maléfique) raconte à sa fille son passage de l'autre côté : une case où sa chair élastique est comme arrachée de la structure du squelette pour évoquer la matière corporelle (ce qui constitue l'individu) enlevée de force par une puissance qui l'aspire. La vision du hall gigantesque de l'American Museum of Natural History, en pleine page avec cinq cases en insert : noyée de lumière, avec les squelettes de dinosaure démesurément grands, les deux personnages, telles deux silhouettes insignifiantes, symbolisant l'existence de forces disparues réduisant l'être humain à une quantité négligeable. Les reflets inquiétants – ou est-ce l'esprit du lecteur ? – dans les verres des lunettes de soleil de Mona.

À cela s'ajoute un effort louable de reconstitution historique : la Ford A II (planche douze), les meubles, les uniformes de la police (le numéro du commissariat qui apparaît sur le col de la chemise des agents est le 22 : cela correspond effectivement au commissariat de Central Park) ou la mode vestimentaire. La minutie est d'autant plus admirable que le détail est dense : un mouchoir qui sort d'une poche, les clous de tapissier d'une chaise, la robinetterie d'un évier de cuisine, un carrelage en damier, les rayons d'une roue de voiture, le motif du tissu d'un costume, le rendu d'un ongle, etc. Certains objets n'ont pas reçu le même soin ; ainsi, le numéro du badge de l'agent Albert (9995) est bien lisible (planche treize), tandis que celui du réceptionniste ne l'est pas (quatorze).

Les personnages sont aisément identifiables et ont tous été dotés d'une allure qui leur est propre : le Nahua longiligne, l'inspecteur costaud, le coroner corpulent et entièrement chauve, l'élégant conservateur aux yeux vairons. Quant à Mona, elle traduit la vénération de Ledroit pour les actrices des années quatre-vingt ; elle présente une ressemblance assez flagrante avec Isabelle Adjani. Elle est le vecteur d'un érotisme (involontaire) diffus (planche vingt).

L'absence aléatoire d'appendice des phylactères pourra perturber la compréhension instantanée de la conversation en question, l'enchaînement des bulles n'étant pas toujours intuitif, d'autant que Mosdi désynchronise parfois texte et image. De plus, le lettrage (des capitales d'imprimerie en italique) est terriblement vieillot ; il a d'ailleurs été retravaillé à l'occasion de la sortie de l'édition limitée de 2020.

Subjugué par la narration visuelle, le lecteur subit à son tour les événements et leur survenance, qu'il ne parvient pas à réordonner dans des séquences de cause à effet. Les pièces du puzzle s'imbriquent progressivement, incitant parfois à revenir en arrière pour vérifier un visage ou une réplique. L'intrigue s'avère assez rudimentaire : une entité maléfique du dehors possédant des individus pour commettre des meurtres dont on peut supposer qu'ils lui permettront de s'incarner pleinement sur le plan physique. Les thèmes sont des classiques : possession, retour à la vie et sacrifice. Le lecteur peut envisager l'utilisation de la mythologie aztèque comme un artifice narratif pour une histoire à la manière d'Arthur Machen (1863-1947), un précurseur de Howard Philips Lovecraft (1890-1937). Certains ont d'ailleurs vu là une œuvre lovecraftienne : la somme des éléments est loin d'être suffisamment convaincante pour étayer leur hypothèse. 


Le lecteur peut également considérer que cette mythologie fait office de métaphore pour la pulsion de meurtre, une forme de chaos arbitraire détruisant aussi bien la vie des victimes que celle de leurs proches, un surgissement de l'inconscient envisagé comme le siège de forces mystérieuses, incompréhensibles et irrépressibles, ne pouvant au mieux qu'être contenues grâce au savoir ancestral des peuples indigènes qui ont combattu ces entités depuis la nuit des temps, hélas tourné en dérision par la civilisation et les sciences de l'homme blanc, ce dernier se retrouvant bien incapable de faire face à ces forces qu'il ne sait pas appréhender parce que sa culture en nie l'existence.

Certains apprécieront la complexité de la trame, qui fait que la linéarité de l'intrigue est à peine perceptible. Surprenante, la conclusion propose une nouvelle orientation de l'histoire (sur le thème du complot) et appelle une suite. Il en reste que cette lecture est paradoxale : à la fois difficile à comprendre, et immédiatement parlante. Mosdi et Ledroit optent sciemment pour une narration qui engendre une sensation de confusion chez le lecteur. Dans le même temps, la narration visuelle constitue un spectacle extraordinaire, nécessitant également l'implication du lecteur pour exhaler toutes ses saveurs. Ainsi les auteurs déstabilisent le lecteur, lui faisant éprouver le désarroi des personnages, source de peur et de terreur, dans une métropole plus indifférente que vraiment hostile. Ils ont su créer une force étrangère à l'humanité dont les actions lui sont fatales. 

Verdict de Barbüz : ★★★★☆ | Verdict de Présence : ★★★★

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Xoco, Mona Griffit, Ambrose Griffit, Itzpapalotl, Le Saigneur de Brooklyn, Inspecteur Macallan, Juan, Miguel, Mescalito, Professeur Tchevsky, New York